Jan Krauze, Dominique Méda, Patrick Légeron, Yves Schwartz, Quel travail voulons-nous ? La grande enquête

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1Initiée par Radio-France, cette enquête atteste le regain d’intérêt éditorial et médiatique pour « le travail ». La large diffusion de ses résultats1 avait pour ambition une mise en débat et la promotion de cette thématique dans la campagne électorale ; elle contribue plus largement à faire sortir ces questions des espaces confinés des spécialistes.
2La démarche adoptée est originale et ambitieuse puisque toutes les antennes de Radio France (France Inter, France Info, France bleu, France Culture, France Musique, Le Mouv’ et Fip) se sont associées pour inviter les auditeurs à témoigner, au cours de l’année 2011, de leur rapport au travail. Près de six mille réponses et 2 500 commentaires libres au questionnaire diffusé ont été récoltés. Le seul critère de « sélection » retenu était « d’avoir envie de répondre », ce qui aurait présenté un avantage : « les gens qui ont pris la peine et le temps de s’exprimer étaient motivés, ils avaient quelque chose à dire sur le travail. Les réponses sont donc riches et, peut-on supposer, étayées par une assez forte conviction. » (p. 9). Cette méthode présente toutefois des limites, dont le caractère biaisé de l’échantillon, où sont surreprésentés les femmes, les diplômés, et certaines catégories socioprofessionnelles (enseignants, personnels hospitaliers, plus largement cadres et professions intellectuelles de la fonction publique). Le poids de ces groupes s’explique en partie par le profil des auditeurs ; il attesterait également le sentiment, chez leurs membres, d’être particulièrement concernés par ces questions, car affectés au premier chef par les changements considérables du monde du travail de ces dernières années.
- 2 Marcel Grignard, secrétaire national de la CFDT depuis 2005, en charge du dialogue social, de la c (...)
3Un autre apport réside dans le choix de trois spécialistes aux positions et aux modes d’approche contrastés pour l’analyse des résultats de ce sondage : Dominique Méda, Patrick Légeron et Yves Schwartz. Ces « experts » doivent non seulement éclairer l’enquête, mais aussi « faire part de leurs propres convictions, de leur propre vision du travail, de son évolution, de son avenir » afin, « [qu’] avec le renfort d’un syndicaliste et d’un chef d’entreprise2 […] [d’] indiquer le chemin qu’eux-mêmes imaginent, pour que, demain, le travail soit plus à la mesure des hommes et réponde mieux à leurs attentes » (p. 11).
4Le livre propose une analyse qui met en avant de fortes attentes à l’égard du travail, en restituant dans une seconde partie les résultats de l’enquête. Dans le cadre de six courts chapitres, il souligne la perte de sens ressentie par de nombreux salariés, interroge la souffrance au travail et ses origines, tout en insistant sur le travail comme source d’épanouissement et le poids des salariés « heureux au travail » ; suivent trois chapitres consacrés aux solutions possibles, proposées par les salariés, les experts, le syndicaliste et le chef d’entreprise sollicités. Plusieurs difficultés au travail sont massivement évoquées : absence de perspective en termes d’évolution de carrière et de salaire (48 % des répondants) ; manque d’effectifs (près de 38 % des répondants) ; « l’obsession de la rentabilité » (35 %) ; « on vous en demande trop, vous vous sentez dépassé » (30 %) ; le « manque de respect » (22 %) ; le « manque d’esprit d’équipe » (20 %) ; la « précarité du travail » (16 %) ; le manque d’autonomie ; le harcèlement… Les vœux des auditeurs seraient de « stopper la course à la rentabilité et tenter de faire un travail de qualité » (43 %), de « rendre le travail plus humain », tandis que des slogans tels le « travailler plus pour gagner plus » ou « travailler moins pour gagner moins » sont radicalement rejetés. D’autres, en revanche, tels le « travailler moins pour travailler tous » ou « travailler autant pour autant d’argent, mais travailler mieux » suscitent une forte adhésion (respectivement 36 % et 52 % des répondants). Il y aurait ainsi clairement un refus de « la gestion de la calculette » et un « profond désir de donner (ou de redonner ?) au travail plus d’humanité, plus de valeur « non-marchande » » (p. 83). Si les « experts » sollicités sont d’accord sur l’analyse de ces résultats, leurs propositions diffèrent : permettre la mise en débat collective des normes du travail réel et du travail prescrit, modifier le management des entreprises, faire évoluer le recrutement des dirigeants, limiter l’emprise du travail, et donc de ses effets négatifs, sur la vie, ne pas se surinvestir dans son travail, « diversifier ses investissements » (p. 90), pas qui aurait d’ailleurs été largement franchi si l’on en croit les données de l’enquête. Pour rééquilibrer le travail et donc la vie, certains répondants proposent des solutions plus radicales : « changer le monde pour changer le travail » (p. 95), remettre en cause la société de consommation, réduire le travail à la portion congrue (durée hebdomadaire de 25 heures), réduire davantage le temps de travail, promouvoir une allocation universelle.
5C’est donc une image nuancée du rapport au travail que propose cet ouvrage clair et stimulant. La présentation synthétique des résultats de l’enquête s’accompagne de larges citations : témoignages des auditeurs, extraits d’ouvrages et d’articles sur le travail… Les illustrations pertinentes du dessinateur de presse Muzo contribuent à rendre l’ouvrage largement accessible, voire ludique. Un glossaire rappelle la richesse et l’ambiguïté sémantique du terme « travail ». Une utile bibliographie complète et conclut l’entreprise. Malgré les biais de l’enquête qui tiennent au statut hybride de cet ouvrage, il faut saluer ce témoignage et cette initiative de mise en débat du rapport au travail en 2012.
Notes
1 http://espacepublic.radiofrance.fr/temoignage-quel-travail-voulons-nous ; Le livre et un débat public le 23 janvier 2012 au théâtre du rond-point (http://www.theatredurondpoint.fr/saison/fiche_evenement.cfm/120642-la-grande-enquete-de-radio-france.html) en ont fait la synthèse. La presse écrite s’est également fait le relais de cette enquête. Cf. en particulier : « Travail : ce que veulent les Français », Le Monde économie, 24 janvier 2012 (cahier du Monde n° 20842).
2 Marcel Grignard, secrétaire national de la CFDT depuis 2005, en charge du dialogue social, de la coordination de l’activité revendicative du syndicat et de la politique internationale ; François Véron à la tête, depuis 2007, de Newfund, structure d’investissement des PME innovante, et membre du Think Tank Terra Nova.
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Référence électronique
Corinne Delmas, « Jan Krauze, Dominique Méda, Patrick Légeron, Yves Schwartz, Quel travail voulons-nous ? La grande enquête », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 mars 2012, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/7804 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.7804
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