Agnès Jeanjean, Ingrid Sénépart, « Habiter le temporaire. Habitations de fortune, mobiles et éphémères », Techniques et Culture, n° 56, 1er semestre 2011
Texte intégral
1Ce numéro Théma de la revue Techniques et Culture est composé d’un éditorial, d’un prologue, d’une introduction et de onze contributions venant de chercheurs de disciplines diverses (économistes, sociologues, anthropologues, juristes, archéologues, ethnologues). Les chercheurs réunis dans ce numéro soulèvent au travers de l’habitation, d’importantes questions sociétales comme le traitement des bidonvilles, les démolitions, les expulsions et la précarité. Ces regards croisés sur le thème de l’habitation temporaire, mobile et précaire, proposent une approche spécifique que les éditrices de ce Théma considèrent comme étant décalée par rapport aux perspectives actuelles sur les questions d’habitat et de précarité (p. 26).
2Ce travail de réflexion et de recherche résulte d’une collaboration entre une ethno-sociologue et une archéologue préhistorienne autour du thème de l’habitat temporaire et l’habitat précaire. Après deux ans d’échanges et d’interrogations, trois journées d’étude axées principalement sur la culture matérielle ont été organisées. Il s’agissait d’une part, d’examiner des situations contemporaines liées aux manières d’habiter et de construire, et d’autre part, de saisir la multiplicité des significations sociales des dispositifs matériels dans des cultures contemporaines en interrogeant la continuité ou la discontinuité historique des notions d’habitations mobiles, temporaires et éphémères. Ces interrogations ont permis aux auteurs de porter un autre regard sur la notion de précarité.
3Il est souligné, dans l’introduction de ce numéro, que la présence des habitations de fortunes est articulée à « la fragilisation économique et sociale des populations, aux dispositifs institutionnels d’organisation et de gestion des territoires y compris au niveau mondial, de même qu’à la flexibilité exigée par les modes de production et les choix économiques dominants » (p. 17). Toutefois, les auteurs précisent que ce mode d’habitation ne révèle pas exclusivement une situation de précarité sociale mais aussi un mode d’habiter choisi. À ce titre, les habitations légères s’inscrivent à la fois dans des formes actuelles de précarité sociale et dans une adaptabilité au contexte contemporain « flexible » et « connexionniste ». Pour rendre compte des formes contemporaines d’exclusion, les auteurs empruntent à Boltanski et Chiapillo (Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 448) la notion de « monde connexionniste » pour signaler une réalité sociale marquée par la domination des « mobiles » sur les « immobiles ».
4La question posée est celle de savoir si l’habitat de fortune peut être envisagé comme le résultat d’un ordre social dans lequel les individus précarisés interagissent avec un environnement naturel et social. Cela peut faire référence à « une fonction de passage transitoire entre deux mondes » qui se solde par un équilibre social comme l’avait montré Colette Pétonnet (On est tous dans le brouillard, Paris, Galilée, 1979, p. 42). En effet, les opérations de destruction, d’expulsion, de relogement, le plus souvent trop violentes, empêchent un mouvement d’insertion sur un territoire et une effective expression de l’habiter dans ses formes plurielles. Comme l’a montré Halbwachs, la forme matérielle revêt une grande importance pour les individus et les groupes sociaux qui y inscrivent leurs représentations et c’est bien dans la matérialité que se cristallise la mémoire individuelle et collective. C’est en cela que les modes d’habitat résistent à la norme et échappent à la catégorisation formelle. L’habitat se révèle particulièrement « mouvant, variable et versatile » (p. 146). Il est intéressant de s’attacher au degré de variabilité et à la manière dont se construit l’habitat puisque la mobilité comme « référent spatial » peut prendre des formes multiples selon les sociétés.
5Nous retrouvons dans ce Thèma, les deux exemples phares des fondements de l’habitat et de l’habiter : d’un côté, une communauté aborigène qui préfère les habitations de « fortune » sous la forme de campements mobiles aux habitations fixes à l’occidentale pour répondre aux principes d’une organisation sociale et territoriale spécifique (p. 64) et de l’autre, la tente des Touaregs qui représente la pérennité, la stabilité et la durabilité malgré sa légèreté et sa faible emprise au sol (p. 97).
6Si la pensée nomade est envisagée par certains philosophes comme une puissante forme critique (p. 20), la flexibilité aboutit à une forme sociétale (la société moderne) qui se caractérise par la « permanence de l’éphémère » et la « durabilité du temporaire » (Bauman, Le présent liquide, Paris, Seuil, 2007). C’est ainsi que la flexibilité et la mobilité sont identifiées comme des caractéristiques essentielles des sociétés modernes. Par ailleurs, s’il est reconnu que la fixité et la solidité des habitations sont inscrites dans une longue tradition, c’est bien la question de la normalisation opposée à la singularité qui est soulevée ici. Car le risque majeur est d’aboutir à une situation où les discours politique et urbanistique sur l’uniformisation des modèles d’habitat deviennent « légitimes et légitimant » (p. 22). Aussi, la reconnaissance d’un habitat temporaire nécessite des approches multiscalaires même si les choix méthodologiques sont ceux de l’observateur. Il n’en reste pas moins que certains écueils comme la hiérarchisation des formes d’habitat et la simplification des hypothèses explicatives au point d’écarter la complexité des sites et de l’organisation sociale et territoriale, sont à éviter.
7L’intérêt de ce Théma réside dans la mise en perspective des approches des modes d’habitat en les inscrivant dans un processus dynamique qui interroge en permanence les modes d’organisation des sociétés et leur devenir. En effet, les formes d’habitat vernaculaire ainsi que les formes nouvelles de construction observées dans des contextes sociaux et géographiques différenciés rendent comptent de l’adaptabilité à un environnement social et naturel de proximité mais aussi à une organisation culturelle qui intègre la créativité et l’inventivité. Dès lors, l’habiter résulte de la rencontre d’une multiplicité de critères complexes tels que la diversité des façons de vivre, les modèles culturels, les contingences de la vie quotidienne, les rapports à autrui, à la nature et au paysage, etc. C’est en ce sens que la « maison kabyle » de Bourdieu demeure une référence en la matière (Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie kabyle, Genève/Paris, Droz, 1972). La complexité de la réalité sociale montre bien que l’habiter ne peut être analysé comme une simple question technique liée à un besoin élémentaire. Les manières d’habiter et l’habitat temporaire ou sédentaire appartiennent à la logique de l’expérience et s’inscrivent de fait, dans l’histoire des sociétés.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nassima Dris, « Agnès Jeanjean, Ingrid Sénépart, « Habiter le temporaire. Habitations de fortune, mobiles et éphémères », Techniques et Culture, n° 56, 1er semestre 2011 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 février 2012, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/7705 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.7705
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