Pierre François, Sociologie des marchés

Texte intégral
1Ouvrage de synthèse à destination d'un public étudiant désireux de parfaire ses connaissances en sociologie économique, et de plus en fort lien avec le thème au programme de l'agrégation de SES encore pour une année : les raisons de lire La Sociologie des marchés de Pierre François sont a priori nombreuses. Comment alors présenter ce manuel qui a vocation à prendre place aux côtés du repères de Philippe Steiner, aux éditions La découverte, La sociologie économique (1ère éd 1999), mais également aux côtés du livre de Carlo Trigilia aux éditions Armand Colin, Sociologie économique (2002), ou encore celui de François Cusin et Daniel Benamouzig aux Puf, Economie et sociologie (2004) ? Complémentaire et fort dense, cet ouvrage s'affirme par rapport aux autres par l'investissement du pan de la sociologie des marchés uniquement. Parce que nous n'entendons pas conclure sur l'apport de cet ouvrage, par rapport aux autres, nous proposons aux lecteurs, un bref parcours parmi les notions travaillées dans l'ouvrage, afin qu'il puisse se faire une idée de la teneur de l'argumentation de l'auteur.
2L'invention de la monnaie a permis à l'échange marchand de se développer. Cependant, ces échanges n'ont pas toujours eu la même place dans les sociétés anciennes. La thèse de Karl Polanyi, exposée en 1944 dans La grande transformation et reprise depuis, est celle d'un désencastrement progressif des échanges marchands des autres formes de relations sociales. Le marché tend ainsi à se développer et devenir omniprésent dans toutes les relations sociales et leur dicte ses lois. Pourtant, les sociologues (on pense à Durkheim et Weber en particulier) ont très rapidement montré les liens féconds existant entre les relations sociales et marchandes. Ainsi, les sociologues vont étudier la dimension sociale des échanges marchands jusqu'aux années 1930. L'essor institutionnel de l'économie, dont la conception restrictive ou sous-socialisée des individus s'oppose à la sociologie va déboucher sur une période de repli des deux disciplines sur elles-mêmes. Au début des années 1970, les sociologues et les économistes reprennent le dialogue, la nouvelle sociologie économique se redéveloppe, notamment sous l'impulsion du sociologue Mark Granovetter.
3Le premier chapitre s'attache à définir le marché, notion au sens pluriel, « structure amorphe » pour Max Weber.
- 1 Coase R., The Firm, the Market and the Law, 1988.
- 2 Garcia M.-F., « La construction d'un marché parfait : le marché au cadran de Fontaines-en-Sologne » (...)
4Il n'existe pas une définition du marché, celle-ci peut être très extensive comme celle de Ronald Coase1 pour lequel il s'agit « d'une institution qui facilite l'échange » ou très restrictive comme celle des économistes néoclassiques qu'ils conçoivent comme un mécanisme autorégulateur, permettant l'émergence de prix équilibrant les offres et demandes des biens et services présents sur le marché. Mais ce qui finalement intéresse davantage les économistes, ce n'est pas le marché en tant que tel, mais les conditions de sa perfection, c'est à dire l'état de la concurrence entre les agents. D'ailleurs le renouveau de la sociologie économique dans les années 1970 s'est fait sur la compréhension des échecs de marché, lorsque l'analyse économique standard ne peut expliquer la réalité observée. De la même façon, alors que les économistes considèrent le marché comme un donné naturel, les sociologues ont montré la nécessité de sa construction. C'est par exemple le cas du travail de Marie-France Garcia autour de la construction du marché cadran des fraises de Sologne2. L'auteur mobilise la conception de Max Weber pour définir les caractéristiques générales de la forme sociale du marché. Pour ce dernier le marché repose sur deux types de relations sociales : l'échange et la concurrence.
5Le second chapitre s'arrête ensuite sur les frontières du marché. Pour définir ces frontières Pierre François part de la présentation de domaines extérieurs au marché : le non marchand, l'organisation et l'Etat. Le non marchand regroupe différentes mouvances, telles que le tiers secteur définit par M. Lallement et J.-L. Laville ou le MAUSS (mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) fondé par A. Caillé. L'organisation est une dimension qui ne s'oppose pas directement au marché mais vient préciser l'analyse économique du fonctionnement des firmes. Le fondateur de cette réflexion est Ronald Coase dans un article célèbre de 1937 « The nature of the firme ». Il y affirme que le mécanisme des prix ne permet pas de rendre compte systématiquement du comportement des agents économiques, les firmes sont le lieu privilégié pour justifier son hypothèse, puisque les comportements sont encadrés par le principe de l'autorité et de la hiérarchie des pouvoirs d'action. L'Etat est le troisième et dernier élément qui ne rentre pas dans le champ du marché.
- 3 Bourdieu P., Algérie 60, Editions de Minuit, 1977.
- 4 Zelizer V., Morals and Markets: the development of life insurance in the United States, 1979.
6Les frontières du marché sont en permanence définies par la culture d'une société. Les évolutions culturelles sont à la base du développement du capitalisme et de sa justification comme système d'échange efficient. C'est ce qu'a montré Pierre Bourdieu dans le cas de l'Algérie des années 19503. La religion est un autre élément important dans la détermination des frontières du marché. C'est ce qu'a montré Viviana Zelizer à partir de l'étude historique de la progressive légitimation de l'assurance vie aux Etats-Unis4.
- 5 Testart A., « Echange marchand, échange non marchand », Revue française de sociologie, 2001.
7Ensuite, l'opposition échange marchand versus échange non marchand n'est pas satisfaisante pour comprendre les frontières du marché. Marcel Mauss a mis en évidence l'importance du don et du contre don dans les sociétés exotiques. Son analyse a ensuite été reprise et développée pour comprendre les sociétés occidentales. Ainsi, Alain Testart propose de partir du triptyque don/échange marchand/échange non marchand5. Pour ce sociologue, la distinction entre l'échange marchand et l'échange non marchand réside dans le motif de l'échange. Si la réalisation de l'échange ne dépend pas des personnes en jeu mais uniquement de la contrepartie alors il s'agit d'un échange marchand. Cependant cette distinction ne va pas de soi. Il se peut par exemple que le but d'un échange soit l'objet échangé et que les personnes en jeu aient des liens entre-elles (par exemple des liens familiaux). Il se peut que le prix donc la contrepartie, ne soit pas exactement connu.
8L'économie et la sociologie ont deux conceptions fortement différentes des individus. La première renvoie à une conception restrictive des individus, désignés par le terme d'homo œconomicus. Ce dernier a des préférences qu'il connaît parfaitement, il cherche à les satisfaire sous la contrainte de son budget en anticipant les conséquences de ses actes. Cependant la rationalité présumée des individus correspond à une hypothèse méthodologique qui pose néanmoins des questions, notamment en terme de réalisme des modèles économiques et de la fonction normative qu'en font les économistes. Bourdieu montre que l'ethos rationnel et calculatoire de l'homo oeconomicus n'est pas donné spontanément mais résulte d'une construction historique à la fois individuelle et collective. De plus, le calcul n'est pas compatible avec le fonctionnement de la société kabyle qui repose sur la propriété indivise et sur une forte cohésion clanique. L'auteur présente ensuite longuement les travaux de Max Weber sur le rôle de la religion dans « la fabrique religieuse de l'homme économique ». Les travaux plus récents de la sociologie économique montrent que la rencontre de l'offre et de la demande n'est pas spontanée mais passe par la mise en place de dispositifs encadrant la relation d'échange. C'est le cas en particulier de l'emballage qui permet aux entreprises de signifier les caractéristiques de ses produits et aux consommateurs de choisir parmi des produits similaires.
9Le marché n'est pas une réalité désincarnée autorégulatrice, son fonctionnement repose sur l'existence d'un ensemble d'institutions. L'économiste Douglas North précise le rôle des droits de propriété qu'il considère comme des institutions garanties par la puissance étatique. Il met donc en avant un lien d'interdépendance entre l'Etat et le marché. Son analyse peut par exemple être mobilisée pour expliquer l'échec des politiques de libéralisation menées dans les ex-pays du bloc soviétique. La rencontre de l'offre et de la demande doit également être médiatisée par des institutions spécifiques. Les labels et les AOC pour l'agroalimentaire sont une bonne illustration du rôle de vecteur d'information que jouent ces institutions. Ces institutions sont très souvent présentes dès lors que la qualité du bien ou du service en question n'est pas évidente ni facile à obtenir pour le consommateur.
10Pierre François s'attache à mieux caractériser les mécanismes sous-jacents de la concurrence dans les deux derniers chapitres de son ouvrage. Leur lecture est plus technique et abstraite que celle des premiers chapitres qui sont plus accessibles car plus empiriques et démonstratifs. Le cinquième chapitre présente trois perspectives différentes sur la concurrence. La première est logiquement celle de l'économie néoclassique. La concurrence néoclassique repose sur cinq hypothèses particulièrement restrictives et irréalistes, mais dont l'acceptation permet de définir un état de référence pour analyser les situations des marchés réels. La deuxième perspective abordée est celle de la théorie écologique des organisations. Celle-ci analyse le comportement et les relations entre les firmes sur un marché donné. Ce programme de recherche complexifie et ouvre la boite noire que représentent les firmes dans la théorie néoclassique. Les firmes ne sont pas actrices de leur évolution, c'est bien l'environnement dans lequel elles sont placées qui va sélectionner les organisations les plus performantes. La troisième perspective s'intéresse aux développements de la nouvelle sociologie économique, dans sa version « structurale ». Cette dernière consiste à comprendre la structure d'un marché en partant des relations qu'entretiennent entre eux les acteurs présents sur un marché. La structure relationnelle d'un marché n'est pas, comme le présupposent les économistes néoclassiques, homogène, vaste et égalitaire d'un acteur à l'autre. Au contraire, les relations qu'entretiennent les acteurs sont limitées par leurs capacités à nouer des relations, recueillir de l'information et la traiter efficacement. Dès lors la structure concurrentielle d'un marché n'est pas une donnée mais une construction sociale et historique, liée aux types de relations construites par les agents. L'intérêt de cette approche est de préciser les conditions réelles du fonctionnement optimal d'un marché, ce que la théorie néoclassique ne permet pas dans les faits.
11En conclusion, l'ouvrage de Pierre François permet une bonne entrée dans les analyses sociologiques du marché. Cependant il ne semble pas convenir aux lecteurs novices de ce champ disciplinaire. De la même manière, la présentation des analyses économiques du marché nécessite la maîtrise de certains concepts de base dans ce domaine. Nous regrettons l'ampleur donnée au développement de certains concepts ou analyses économiques qui alourdissent la lecture sans apporter d'éclairage précis supplémentaire sur le sujet traité. Les analyses du marché sont en effet très nombreuses dans l'ouvrage et le lecteur novice pourrait rapidement s'y perdre. Cependant, il peut être utile de présenter en parallèle les analyses économiques et les analyses sociologiques du marché de manière a mieux spécifier leurs particularités, qui sont nombreuses et structurent une bonne partie des développements de chacune de ces disciplines.
Notes
1 Coase R., The Firm, the Market and the Law, 1988.
2 Garcia M.-F., « La construction d'un marché parfait : le marché au cadran de Fontaines-en-Sologne », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986.
3 Bourdieu P., Algérie 60, Editions de Minuit, 1977.
4 Zelizer V., Morals and Markets: the development of life insurance in the United States, 1979.
5 Testart A., « Echange marchand, échange non marchand », Revue française de sociologie, 2001.
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Référence électronique
Benoît Ladouceur, « Pierre François, Sociologie des marchés », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 mai 2009, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/756 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.756
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