Hélios Figuerola Pujol, Les Dieux, les paroles et les hommes. Rituels dans une communauté maya du Chiapas

Texte intégral
1En ces temps où certains considèrent que l’on peut établir des hiérarchies entre les civilisations, entre les cultures, un livre comme celui d’Hélios Figuerola Pujol se révèle indispensable, démontrant que l’ethnologie est aussi un « sport de combat », comme disait Pierre Bourdieu à propos de la sociologie. Son étude très précise de la communauté indienne maya tzeltal de Cancuc, dans l’état du Chiapas au Mexique, nous expose la richesse culturelle d’une société très éloignée de la nôtre, et, en retour, nous donne l’occasion inestimable de s’interroger sur nos propres conceptions du monde et des hommes. Comme le disait Claude Lévi-Strauss dans un entretien avec Bernard Pivot : « Si on veut comprendre l’Homme […] on peut essayer d’élargir la connaissance de l’Homme, pour y inclure même les sociétés les plus lointaines, qui nous paraissent les plus humbles, les plus misérables, de manière à ce que rien d’humain ne nous reste étranger ».
2L’auteur nous fait découvrir dans cet ouvrage un monde « enchanté », au sens wébérien, mêlant dans un syncrétisme surprenant les éléments ladinos de tradition catholique et les croyances mayas de l’époque coloniale : Saint Augustin, par exemple, dépose des pouvoirs dans le corps des hommes, des entités redoutables comme les mères-maladies ont été capturées par Saint Jean… qui serait lui-même le fondateur de la communauté Cancuc. La hiérarchie du cosmos illustre ce syncrétisme : au sommet dominent deux divinités (Dieu et la Vierge, associés au Soleil et à la Lune), à leurs ordres nous trouvons ensuite une multitude de saints (d’origine métisse), à côté vivent les mères-pères, les ancêtres claniques qui contrôlent les pale et obispo (entités, composantes ontologiques des personnes, dont le nom signifie prêtre et évêque), ensuite des maîtres puissants (ajwalil), soumis à la Terre contrôlent des mondes souterrains, puis des entités (Lab) sont soumises à des divinités à l’aspect humain. Ces différentes instances hiérarchiques ont une fonction particulière, et gèrent, parfois en se concertant, le fonctionnement de l’univers entier.
3La conception du corps humain, dans cette communauté, est particulièrement étonnante : on peut l’assimiler à une boîte contenant un certain nombre d’entités qui sont les composantes ontologiques de l’être. Il existe un ordre chronologique dans lequel Dieu attribue aux hommes, dans un premier temps, lors de leur conception, le ch’ulel du cœur, que l’on pourrait traduire par âme, esprit. Il a la forme d’un oiseau et vit dans le cœur des hommes. C’est en quelque sorte une énergie vitale, qui s’échappe par la bouche lors de la mort de son maître. C’est aussi la mémoire de l’homme, un guide sur les chemins. Les ch’ulel des différents êtres humains peuvent entrer en contact (par exemple lorsque des personnes nouent des liens affectifs). Dans un deuxième temps, l’homme reçoit deux autres ch’ulel : d’une part un ch’ulel qui vit en dehors du corps, en un lieu appelé ch’iibal, comme une réplique de son maître, qui mène une vie autonome au sein d’une société complexe au cœur des montagnes, mais dont les actions peuvent avoir une répercussion sur la vie du maître (maladie, accident…), d’autre part, un autre ch’ulel, également réplique du maître, mais éthérée, ressemblant à une ombre. Ce ch’ulel se sépare de son maître à la mort de celui-ci, en sortant par sa pupille sous la forme d’une mouche, et peut errer comme une âme abandonnée, rester sur la tombe de son maître, avant de rejoindre un lieu appelé Impierno, où il séjournera dans l’attente d’un nouvel être humain où habiter. Enfin, le fœtus peut recevoir des mains de Dieu un papier sur lequel sont indiqués les lab, autres composants ontologiques très puissants, qu’il pourra obtenir lors de son passage sur un autre plan cosmique, parfois de Saint Augustin lui-même.
4Il existe trois types de lab : les lab animaux, sauvages, carnivores, auxquels sont attachés des pouvoirs particuliers, ainsi l’aigle permet à son maître de surveiller de loin, le hibou peut arracher les ch’ulel des corps, le chat est capable d’espionner… Ils sont mortels, mais peuvent survivre à leur possesseur. Ils vivent près du cœur et protègent leur maître. Perdre un lab peut provoquer une maladie grave. Le deuxième type de lab est le lab humain. Ce sont des entités de petite taille (30 cm- 1m20) appelées pale (curé) et obispo (évêque). Ce sont les lab les plus craints. Ils peuvent communiquer avec de nombreuses entités, ils sont sous les ordres des lab des ancêtres, ils sont invisibles, mais interviennent dans les rêves, ils sont immortels, et passent du corps d’un mourant à un nouveau fœtus. Enfin, le troisième type de lab correspond aux lab « météorologiques », et sont considérés comme des anges, pour leur proximité avec Dieu et les saints. Ces lab peuvent être bons ou néfastes. Ils ne résident pas dans le corps humain, mais dans des montagnes particulières. Ces lab sont : le vent (subdivisé en 5 lab différents), les éclairs, le tonnerre, les arcs-en-ciel, la boule de feu. Les hommes font alliance avec certains pour protéger les cultures, leurs richesses, les sorciers peuvent les utiliser pour nuire aux ennemis de la communauté. On voit que, grâce à ces différentes entités, les habitants de Cancuc se projettent au-delà de leurs limites corporelles. Bien qu’attribués par décision divine, les lab peuvent être transférés d’une personne à l’autre, mais uniquement sur la base de l’amitié et de la confiance. Il existe également d’autres lab, comme les couleuvres d’eau, mais les hommes ne semblent pas pouvoir les posséder ou les instrumentaliser.
5Hélios Figuerola Pujol décrit également dans cet ouvrage, les autres êtres qui peuplent l’univers de la communauté de Cancuc. Ainsi les maîtres d’ajaw (lieux de forte activité surnaturelle, grottes, montagne, sources, puits…), les ajwalil, surveillent et protègent, grâce à leurs pouvoirs, ces parties sacrées du monde humain. Ils vivent de façon marginale et autonome par rapport aux êtres humains, même s’ils peuvent capturer les ch’ulel. On trouve à l’intérieur des ajaw des entités utiles à l’homme : la mère-coton, la mère-café, la mère-haricot… On trouve également dans le monde des entités très redoutées, les mères-maladies. Elles peuvent se déguiser pour transmettre les maladies, pour contaminer par la parole ou l’odeur. On trouve par exemple la mère-diarrhée, la mère-fièvre, la mère-toux, et leur aspect reflète la maladie qu’elles transmettent. Les mères-pères sont les lab des ancêtres, ils vivent dans un lieu appelé ch’iibal et prennent soin des hommes, les protègent. L’auteur nous décrit en détail l’organisation sociale du ch’iibal, reposant sur des classes d’âge, des lignées patrilinéaires, la solidarité.
6L’auteur nous explique également le fonctionnement de la cosmographie de Cancuc : en premier lieu, le monde supérieur (ajkol), celui de la lumière, où l’on trouve plusieurs strates et dont la plus élevée est celle de Dieu et de la Vierge ; en second lieu le jamalal (monde où vit l’homme), lieu de rencontre des êtres venant de différents plans cosmiques ; enfin l’inframonde (alan) lui-même divisé en plusieurs niveaux, peuplé de la divinité Terre et de divers êtres. À la frontière du jamalal et de la divinité Terre se trouvent les ajaw, déjà cités.
7Pujol s’intéresse également à la parole et à ses différentes manifestations : les prières, la rhétorique, les jeux de mots, les rêves, le livre… communication entre les hommes et avec les divinités. Il traite par ailleurs des dons et offrandes, des rituels, notamment de guérison, et des sacrifices de bovins pour rémunérer la Terre, de volaille pour soigner.
8Nous pouvons aborder le livre d’Hélios Figuerola Pujol de différentes façons : comme un voyage éclairé au cœur d’une société complexe, comme un outil ethnologique et sociologique ouvrant la voie à des analyses comparées, comme un questionnement sur notre propre conception de l’être humain et de l’organisation sociale. Il se conclut humblement sur des questions qui restent encore ouvertes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jacques Ghiloni, « Hélios Figuerola Pujol, Les Dieux, les paroles et les hommes. Rituels dans une communauté maya du Chiapas », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 février 2012, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/7505 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.7505
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