Noël Barbe, Bert Jean-François (dir.), Penser le concret. André Leroi-Gourhan, André-Georges Haudricourt, Charles Parain

Texte intégral
1Cet ouvrage fait suite à un colloque qui s’est tenu en septembre 2008 à l’Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine (IMEC) de Caen, colloque réalisé sur trois auteurs clés (Haudricourt, Parain, Leroi-Gourhan) qui ont marqué l’ethnologie, revendiquant l’observation d’un concret linguistique, technique, matériel et leurs rapports avec le social.
2Le XXe siècle est une période de grands bouleversements pour l’ethnologie et son institutionnalisation ; plusieurs types d’ethnologie se côtoient : par exemple celle centrée sur les aires culturelles (Tillon, Leiris, Griaule, Métraux, Lévi-Strauss, etc.) et l’ethnopsychanalyse (Devereux). Ces ethnologues sont pris dans une double direction : une ethnologie philosophique et sociologique et une ethnologie naturaliste et physique. À côté se développe une autre ethnologie, plus discrète, qui insiste sur l’analyse du concret linguistique et technique, à laquelle appartient Charles Parain, historien antiquisant (1883-1984), André Leroi-Gourhan, inventeur de l’ethnologie préhistorique (1911-1986) et André-Georges Haudricourt, agronome de formation, un des fondateurs de l’ethnobotanique (1911-1996).
3Dans l’introduction, Noël Barbe et Jean-François Bert rendent compte du terme de « concrétude » pour caractériser les traits communs de leurs postures : une concrétude comme matérialité, phénomène technique comme caractéristique première et décisive de l’humanité (p.6). Les auteurs ont en effet en commun de traquer constamment le concret ici et maintenant. Une concrétude encore comme expression concentrée d’un monde social, un lieu de nouage et de dénouage du monde social et un rapport entre la texture de l’objet et le système de concepts à l’œuvre pour le comprendre.
4Pour autant, la technique et la technologie culturelle comme champ d’étude n’étaient pas inconnues des ethnologues (voir Mauss) dont Leroi-Gourhan, un temps son élève, se distanciera. Ce champ d’étude est crucial pour comprendre l’analyse historique, sociologique et anthropologique des sociétés. Pourtant, l’approche marxiste en anthropologie économique est restée aveugle à la matérialité des objets et des techniques. M. Godelier ou M. Sahlins ont bien fait le lien entre anthropologie et économie mais ils ne faisaient pas de liens entre forces productives et rapports sociaux de cette production (p.85). La matérialité des choses ne les intéressait pas réellement. Ils ne s’attachaient pas à comprendre comment le matériel influence le social, les logiques sociales et les relations entre la culture matérielle et le monde social.
5L’ouvrage se compose de trois parties (1. Situations, 2. Outils, 3. Fortunes critiques) avec diverses contributions (une quinzaine) qui cherchent à rendre compte des analyses des trois auteurs, des outils qu’ils ont forgés (et leurs postérités) mais aussi de leurs liens avec le marxisme (en particulier du point de vue d’une entrée par les pratiques techniques et économiques) et des institutions où ils ont pu travailler. Les contributions sont le fait d’anthropologues, de sociologues, d’un historien et d’un d’archéologue.
6Dans ce brillant trio, Charles Parain apparaît comme le moins présent dans l’ouvrage, c’est aussi, sans nul doute, le moins connu. Ce grammairien et archéologue de formation, historien antiquisant, a largement contribué à exposer la relation entre ethnologie et histoire dans l’étude des sociétés agraires. André-Georges Haudricourt, de formation plurielle, alliant l’agronomie, la géographie et la linguistique, est l’un des fondateurs de l’ethnobotanique. Dans l’article de Jean-François Bert, « Comment devient-on ethnologue ? », on apprend que A-G. Haudricourt a été influencé par l’œuvre de Jules Verne. Autodidacte, sa réflexion prend toujours appui sur des traces matérielles et sa formation d’agronome influence son regard sur les faits sociaux (221). Habitué à croiser les disciplines (il ne sépare pas sciences humaines et sciences naturelles) et à voyager, son empirisme accorde à la vie sociale une grande importance. Il met ainsi en lumière les liens entre environnement, techniques et représentations.
7André Leroi-Gourhan, l’auteur bien connu de Milieux et techniques et Le geste et la parole, tour à tour ethnologue, historien de l’art, zoologue, inventeur de l’ethnologie préhistorique, a un parcours qui pourrait sembler hétérogène alors qu’il suit une logique propre pour atteindre « l’unité de l’homme » (p.16). Ses sources sont principalement matérielles (sans a priori, accumulant des documents et créant des fiches), même s’il a eu plusieurs référents intellectuels. Leroi-Gourhan veut atteindre l’homme dans son ensemble, « à travers le temps et l’espace » (p.27), c’est véritablement là son fil conducteur. Il a toujours croisé et mêlé les données et les approches des disciplines fort diverses. Plusieurs contributions témoignent de son œuvre, de ses outils, de certains de ses concepts et de leur actualité. Pour lui, « l’ethnologie est une science des rapports » (p.249) et la technologie est un « fait social ». Il est parvenu à élaborer une méthode d’analyse des faits techniques et il a forgé des notions toujours fécondes.
8Les maîtres et leurs héritiers sont dépeints par F. Sigaut qui signe une contribution sur « le culte des ancêtres et la critique des héritages », lui qui a connu les trois, surtout A-G Haudricourt au Muséum d’Histoire Naturelle. Il témoigne de la compétition entre héritiers alors que Haudricourt et Gourhan n’avaient pas d’animosités ni de rivalités apparentes.
9La qualité des contributions est indéniable même si certaines sont vraiment spécialisées. De belles photographies et des documents des trois maîtres (croquis, notes, illustrations) ponctuent cette publication qui intéressera tous ceux qui pensent que l’on ne peut séparer l’idéel et le matériel.
Pour citer cet article
Référence électronique
Cécile Campergue, « Noël Barbe, Bert Jean-François (dir.), Penser le concret. André Leroi-Gourhan, André-Georges Haudricourt, Charles Parain », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 février 2012, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/7504 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.7504
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