Eva Ionesco, My Little Princess
Texte intégral
- 1 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-cent (...)
- 2 T. Sotinel, "My little princess" : la petite fille modèle et la sorcière au Leica, Le Monde, 28.06 (...)
1« Les choses ne se sont peut-être pas exactement passées comme ça quand j'étais petite »1. Faudrait-il alors parler d'un récit autobiographique, ou d'un « conte d'une infinie cruauté qui ressemble à l'enfance de la réalisatrice Eva Ionesco »2 ? Enfant, celle-ci a été photographiée dans des poses érotiques par sa mère. Nous proposons ici un compte-rendu en trois temps, d'abord attaché à la présentation détaillée du synopsis, puis à la manière dont les rapports mère-fille sont abordés au prisme de la photographie, enfin à l'écriture et à la sublimation des traumatismes par la narration.
2Le film conte l'histoire d'une jeune fille, Violetta (Anamaria Vartolomei) entre école primaire et collège, élevée par sa grand-mère roumaine dans un petit appartement aux murs chargés de fleurs et d'icônes. D'emblée, la relation mère-fille est exposée dans sa violence : dans une atmosphère claire-obscure, la mère (Isabelle Huppert), extrêmement élégante, voilée, arrive chez la grand-mère alors que la petite fille est couchée, la serre dans ses bras et repart aussitôt, attendue par un élégant. Elle revient rapidement dans la vie de sa fille, munie d'un appareil photo, et commence à la photographier, déguisée en princesse. Princesse, elle le sera tout au long du film, pour les adultes qui l'entourent.
- 3 La couverture du Spiegel du 23 mai 1977, affichant E. Ionesco nue, titre "Die Verkauften Lolitas", (...)
3Princesse pour sa mère, d'abord, qui l'introduit dans son univers macabre et onirique, appartement drapé de noir, déguisements, exubérances florales. Violetta est invitée à poser, d'abord habillée puis de plus en plus dénudée, exposée, transformée en lolita3 - elle se transforme sous les yeux du spectateur en petite créature irréelle, cheveux platines comme ceux de sa mère, corps d'enfant dans des mises de femmes. Princesse également pour tous ces hommes fascinés par la petite fille, jusqu'au Lord Anglais, excentrique et perdu, qui souhaite être photographiée avec la « little princess » dans les bras. C'est à ce moment que tout bascule, que Violetta refuse d'être l'objet d'art de sa mère, et tente de la fuir. Cet enfermement est filmé par l'alternance des lieux, l'appartement de la grand-mère, l'église, la cour de l'école, constituent au début du film des havres de paix de plus en plus troublés par la présence de la mère, jusqu'à cet acmé. Après cet épisode, Violetta fuit sa mère, par des échanges houleux, par des courses folles pour lui échapper, à la sortie de l'école, dans un jardin public, puis dans un pensionnat. Elle se réfugie chez des personnes trop faibles pour la protéger : sa grand-mère malade, les parents de son amie d'école, une inconnue dans une église - seule l'assistante sociale, puis la décision du juge, permettront de les séparer, par destitution des droits maternels.
4Un des thèmes majeurs du film est la relation mère-fille, complexe, et d'autant plus difficile à saisir qu'elle est transportée dans l'univers artistique de la mère. Le film est pour E. Ionesco l'occasion de saisir les rapports singuliers qu'elle a entretenus avec sa mère. D'emblée, le dialogue semble difficile entre les deux personnages, échappant aux conventions. Hannah est d'abord celle qui refuse ce rôle de mère, au sein du foyer et en public. En effet, elle se refuse toujours aux tendresses de sa fille, instaurant ainsi une distance physique. De plus, à l'école comme devant l'assistance sociale, Hannah Giorgiu se dérobe au rôle de mère, aux réunions de parents d'élève, aux convocations des enseignants, aux questions de l'assistante sociale. Elle ne semble accorder qu'une attention distraite à sa fille, par exemple dans l'atelier du peintre Ernst, où elle délaisse la petite fille pour flirter. Ce détachement de la mère est aussi un repli dans un univers non conventionné, d'une violence que la mère n'est pas consciente. En témoigne son absence de réaction aux premiers propos du peintre Ernst à Violetta et sa mère :"j'ai rêvé de vous deux cette nuit, elle était beaucoup plus grande, Violetta, mais si je t'avais vue telle que tu es, mon rêve aurait été plus intéressant". Plus globalement, les personnages secondaires ne semblent pas agir pour protéger Violetta mais participent de ce détachement des conventions. Ainsi, ce commentaire de l'exposition des premières photographies admirant "le décalage entre l'immaturité du corps et la perversité du regard" et cet homme qui accompagne Hannah, et explique à Violetta "ta mère est une pionnière, tu es son œuvre d'art".
5E. Ionesco a choisi de représenter ce détachement sous le sceau de l'insouciance. D'une part, la mère ne conçoit son œuvre qu'au prisme de l'art, et n'y voit aucune pornographie. Elle incite Violetta à écarter les cuisses, la taxant de médiocrité, d'inhibition. Ainsi ce dialogue : [Hannah:] « Ouvre plus, enlève ta main, je ne savais pas que t'étais inhibée » [Violetta:] « J'ai pas assez de poils, on verra que je suis petite » « C'est ça qui est somptueux, c'est proéminent, on dirait une fleur vénéneuse ». D'autre part, la mère régresse tout au long du film. Progressivement dépouillée de ses responsabilités, c'est elle qui apparaît petite fille lors de la visite de l'assistance sociale vers la fin du film : visage nu, t-shirt Mickey et regard perdu tandis que Violetta allume une cigarette.
6C'est une mère insouciante qui ne cesse de répéter à sa fille qu'elle l'aime. Cet amour est inconditionnel, malgré la violence des échanges. Lorsque Violetta lui dit « je t'aime pas, je veux plus que tu sois ma mère », Hannah répond « je pensais que tu étais plus intelligente que ça, [...] il y a peu de Mamans sur la terre qui t'aiment comme je t'aime ». La relation est pensée comme élective, voire exclusive puisque le père de Violetta est parti - Hannah lui explique ainsi qu'"un père constitue un des handicaps majeurs de la nature".
7Le film est aussi l'occasion d'interroger la question du regard puisque la caméra filme l'objectif photographique. Le rapport mère-fille est souvent filmé au travers des prises de vue, captant les regards perdus de Violetta et les étranges onomatopées, « aaaahh » « mmm » dont la mère ponctue ses photos.
8C'est aussi la question du statut de l'art dans la société qui est interrogé, dans sa capacité à subvertir et dans les incompréhensions qu'il provoque : tout est justifié pour Hannah par le fait qu'elle crée, et ce discours est repris par les différents personnages du film, par Violetta elle-même qui répond à une camarade qui l'accuse de « poser à poils » : « c'est de l'art connasse » - l'art est ici une défense, un prétexte pour repousser toutes les velléités d'aide. De même, lorsque Violetta demande à sa mère si elle pratique l'inceste, Hannah répond « mais non, c'est de l'art, ça n'a rien à voir [...] toutes les deux on s'amuse c'est un jeu ». Cet attachement à l'art comme principe justificatif de la subversion trouve ses limites dans le refus d'Hannah de détruire photos et négatifs, malgré les injonctions de Violetta, et de l'assistante sociale. Ainsi, elle se justifie en revendiquant son statut d'artiste : « les photos appartiennent à l'artiste, elles appartiennent à tout le monde [...] je suis photographe je suis pour la liberté d'expression ».
9Dans le dossier de presse du film, E. Ionesco déclare avoir choisi la forme du conte de fées pour raconter l'intime. Au prisme problématique du récit cinématographique de soi se posent deux questions, celle du souvenir et de la manière de le raconter, et celle plus précise de l'emploi du conte pour raconter l'enfance.
- 4 Bourdieu Pierre, "L'illusion biographique", Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 62-63 (...)
- 5 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-cent (...)
10Souvenir, d'abord. P. Bourdieu4 a mis en valeur le fait d'une mémoire sélective des évènements dans le cadre des récits de soi. Ainsi, E. Ionesco aborde la question des liens entre mémoire et création en expliquant que "les choses ne se sont peut-être pas exactement passées comme ça quand j'étais petite"5 - malgré un récit linéaire, ell évite ainsi l'écueil de l'illusion biographique. D'emblée, elle pose une distance entre la réalité et son récit, qui pourtant a vocation à "parler de ce qu'on ne montre pas et qui fait mal". Il ne s'agit pas d'un documentaire, ni exactement d'un récit de soi.
- 6 T. Sotinel, "My little princess" : la petite fille modèle et la sorcière au Leica, Le Monde, 28.06 (...)
- 7 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-cent (...)
- 8 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-cent (...)
- 9 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-cent (...)
- 10 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-cent (...)
11Il convient alors d'interroger la forme du film. Eva Ionesco présente son film comme un conte de fée, image reprise par les différentes critiques. La narration est linéaire, l'héroïne rencontre un être maléfique, élément pertubant son quotidien sage, va connaître une série de péripéties et rencontrer des personnages merveilleux. L'histoire n'est heureusement pas si manichéenne. Les principaux personnages revêtent cependant des caractères quelque peu fantastiques, à commencer par la mère de Violetta, dont l'apparition est associée à celle d'un vampire6. Selon E. Ionesco, c'est un personnage « aux portes de la nuit et de la fiction »7. Hors du temps et des normes, Hannah Giorgiu est d'abord ceinte d'une aura lumineuse, voiles à paillettes, satins précieux et blondeur hollywoodienne captant toute la lumière dans un univers sombre. Cette mère est également distante, inatteignable, difficile à comprendre pour l'enfant. Elle apparaît et disparaît au gré de ses caprices, est doublement voilée, tant par le costume que par le voile qu'il faut soulever pour pénétrer dans son univers. Isabelle Huppert incarne alors un « érotisme mental »8, fascinant et terrifiant. Un autre exemple marquant de ce passage au merveilleux est l'univers du jeune Lord Anglais, un « un personnage de Tim Burton, un personnage de l'enfance »9 incarné par Jethro Cave. Il est présenté dans un cadre hors norme, château immense dans lequel il vit lascivement, entouré de jeunes musiciens aux allures punk - crête et cuir. Lors de la soirée à laquelle Violetta assiste, il fume de l'opium sur des mélodies de harpe, avant d'emmener Violetta dans un jardin qui paraît enchanté dans l'opalescence de l'aube. Eva Ionesco emploie le conte de fée10 pour donner une certaine tonalité à son œuvre. D'une part, il s'agit de rester dans le monde de l'enfance, de conserver un point de vue de petite fille sur les évènements. D'autre part, il s'agit de jouer de la distance entre vrai et non vrai, de donner une représentation de la naïveté de l'enfance.
12Au terme de cette présentation, il ne s'agit pas de donner un épilogue de l'histoire ailleurs que dans le film, dans cette scène finale où Hannah visite sa fille au pensionnat, et lui crie alors qu'elle fuit « mon Amour, Violetta, je t'aime ». La grande force de ce film est certainement d'avoir refusé une vision manichéenne dans le récit, privilégiant l'onirisme pour aborder l'étrange relation qu'Hannah a entretenu avec sa fille Violetta, relation qui ressemble à celle qu'E. Ionesco entretient avec sa mère.
Notes
1 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-central.de/filme/imnot/imnot_pho.pdf
2 T. Sotinel, "My little princess" : la petite fille modèle et la sorcière au Leica, Le Monde, 28.06.11, disponible en ligne : http://www.lemonde.fr/cinema/article/2011/06/28/my-little-princess-la-petite-fille-modele-et-la-sorciere-au-leica_1542024_3476.html
3 La couverture du Spiegel du 23 mai 1977, affichant E. Ionesco nue, titre "Die Verkauften Lolitas", les lolitas vendues.
4 Bourdieu Pierre, "L'illusion biographique", Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 62-63, juin 1986
5 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-central.de/filme/imnot/imnot_pho.pdf
6 T. Sotinel, "My little princess" : la petite fille modèle et la sorcière au Leica, Le Monde, 28.06.11, disponible en ligne : http://www.lemonde.fr/cinema/article/2011/06/28/my-little-princess-la-petite-fille-modele-et-la-sorciere-au-leica_1542024_3476.html
7 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-central.de/filme/imnot/imnot_pho.pdf
8 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-central.de/filme/imnot/imnot_pho.pdf
9 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-central.de/filme/imnot/imnot_pho.pdf
10 Eva Ionesco in Dossier de Presse de My little Princess, Disponible en ligne : http://www.kino-central.de/filme/imnot/imnot_pho.pdf
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Référence électronique
Camille Sutter, « Eva Ionesco, My Little Princess », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 février 2012, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/7442 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.7442
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