Daniel Cefaï, Édouard Gardella, L’urgence sociale en action. Ethnologie du Samusocial de Paris

Texte intégral
1Que font très précisément les régulateurs du 115 ? Quelles compétences pratiques mettent en œuvre les maraudeurs des équipes mobiles d’aide ? Comment s’organise au quotidien l’accueil en centre d’hébergement d’urgence ? Quelles pratiques structurent l’association d’une prise en charge sanitaire et d’une démarche d’insertion sociale ? Autant de questions auxquelles ambitionnent de répondre Daniel Cefaï et Édouard Gardella dans leur ouvrage sur le Samusocial de Paris.
2Leur idée première est de tenir à égale distance les références hagiographiques à l’action du Samusocial de Paris et les dénonciations en bloc de ses interventions et de son mode de gestion. Loin de se situer sur le terrain de la controverse idéologique, les auteurs visent la réalisation d’une « ethnographie des activités professionnelles » (p. 29) doublée d’une « ethnographie morale » (p. 69), en un mot une « ethnographie phénoménologique » (p. 129). Il s’agit donc de rendre compte de la matérialité des pratiques et de restituer le sens des interventions du point de vue des professionnels de l’urgence eux-mêmes. Pour néanmoins éviter de céder à une forme de microsociologie de courte vue, les auteurs s’emploient à établir les éléments de contexte spécifiques à l’action publique envers les sans-abri en général, à celle du Samusocial en tant qu’organisation en particulier.
3La réponse à l’« urgence sociale » telle qu’elle est assurée par le Samusocial de Paris peut ainsi être appréhendée à divers niveaux. Un fonctionnement bureaucratique préside aux destinées de la « régulation », point névralgique où se concentrent les appels entrants et sortants, se décident la distribution des places d’hébergement et s’établissent les itinéraires des maraudes. À ces « gens des bureaux » et au fonctionnement marqué par l’application de règles formelles s’opposent les « gens de terrain », les maraudeurs qui développent quant à eux un sens pratique continûment enrichi des nouvelles expériences liées à la rencontre de sans-abri. Les équipes de maraude sont certes soumises à diverses règles de bonne conduite fixées dans une charte par le Samusocial. En ce sens, il y a bien un continuum dans les pratiques d’une équipe à l’autre. Néanmoins, l’ethnographie des activités professionnelles atteste d’un engagement dans le travail qui ne rend pas interchangeables les maraudeurs et identiques leurs modes d’intervention. Cette forme d’investissement de soi au contact des sans-abri invite ainsi à développer une ethnographie morale, laquelle « dépasse la simple relation entre "intervenants sociaux" et "usagers" [et] montre la tessiture des registres d’expérience qui se joue dans l’interaction entre les personnes, et décrit également les remords, les malaises, les gênes ou les indécisions qui ponctuent l’agir social » (p. 69).
4Au final, l’ouvrage donne très précisément à voir les interventions en actes (interactions physiques, langagières) et les tribulations morales des personnes parties prenantes de l’action. De fait, les sans-abri ne sont jamais réifiés, réduits à des corps abîmés ou des esprits dérangés par une forme ou une autre de pathologie mentale. Les professionnels s’attachent ainsi à trouver un juste milieu entre proximité et distance physique d’un côté, proximité et distance affective de l’autre. Les comptes rendus d’observation qui soutiennent l’ouvrage témoignent de l’étendue et de la fréquence de ces interrogations.
- 1 Nous pensons ici plus particulièrement aux travaux de Daniel Terrolle sur la mort des SDF.
5On peut toutefois observer que les situations les plus critiques ne sont pas appréhendées dans l’enquête. À plusieurs reprises, les auteurs s’interdisent de discuter certains impensés du raisonnement de leurs interlocuteurs. Comme si pesait une forme d’interdit, à moins que les sociologues se soient autocensurés, reprenant, sans le dire, la posture qui semble être assez largement partagée parmi les professionnels auprès desquels ils ont conduit l’enquête. Il s’avère que des SDF disparaissent des fichiers et l’hypothèse avancée (p. 101, p. 136-137) est qu’ils ont pu changer de nom et de secteur d’implantation. Autre hypothèse, particulièrement heureuse celle-là, certains se réinséraient et s’attacheraient à tenir à distance leur vie passée. Il est mentionné, sans y insister toutefois, que les maraudeurs sont assez fréquemment inquiets en cas de « disparition » des SDF (p. 183) sans que l’hypothèse de leur mort ne soit explicitement développée par les chercheurs. Au final, on peut s’interroger : pourquoi faire l’impasse, dans un ouvrage comme celui-ci, sur cette clé d’analyse des interventions et des dispositifs de l’« urgence sociale » ? Et qu’engage une telle orientation de la recherche dès lors qu’elle tend à rendre quasi invisibles des situations que d’aucuns1 entreprennent d’étudier en dépit du grand mutisme des statistiques officielles, des fédérations d’associations… et des chercheurs eux-mêmes.
Notes
1 Nous pensons ici plus particulièrement aux travaux de Daniel Terrolle sur la mort des SDF.
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Référence électronique
Cédric Frétigné, « Daniel Cefaï, Édouard Gardella, L’urgence sociale en action. Ethnologie du Samusocial de Paris », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 janvier 2012, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/7341 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.7341
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