Didier Fassin, Alban Bensa, Les politiques de l'enquête. Epreuves ethnographiques
Texte intégral
1Cet ouvrage, publié sous la direction de Didier Fassin et d'Alban Bensa, poursuit un objectif ambitieux : déconstruire « la naturalité de l'ethnographie » (p. 8). Une quinzaine d'expériences de recherche sont ainsi restituées; chacune des contributions explorant les enjeux à la fois épistémologiques et politiques du travail de l'ethnographie. Cette entreprise collective de réflexivité réunit anthropologues et sociologues, travaillant sur des objets variés et sur des terrains proches ou lointains.
2Au sein de la première partie, les textes présentés portent chacun sur la relation d'enquête, et plus particulièrement sur le point de vue du chercheur. Il ne s'agit pas ici d'explorer les états d'âme du chercheur, mais de mieux comprendre les enquêtés et leurs mondes sociaux. Alban Bensa revient ainsi sur son expérience de terrain en Nouvelle-Calédonie. Entamées en 1973, ses recherches sur les populations kanakes n'ont jamais cessé depuis. Sa position vis-à-vis des enquêtés s'est transformée au fil des années et l'immersion est aujourd'hui au coeur de ses travaux. Cependant, l'empathie n'est pas une condition sine qua non de la démarche ethnographique. Dans sa contribution, Martina Avanza s'interroge sur les relations qu'elle a entretenues avec des militants italiens de la Ligue du Nord, enquêtés dans le cadre de sa thèse de sociologie. N'éprouvant aucune sympathie pour ces militants souvent xénophobes, la chercheuse plaide pour l'usage de méthodes qualitatives sur ces objets, si l'on veut éviter qu'ils ne deviennent le monopole des journalistes et essayistes. Parmi les facteurs de la relation d'enquête, le sexe de l'ethnographe est important à prendre en compte. Marieke Blondet fait le récit, au féminin, d'une enquête aux Samoa américaines. La chercheuse montre ainsi que la relation d'enquête est difficile à gérer pour une ethnographe, notamment lorsque débute l'enquête. La chercheuse doit trouver une place qui correspond aux codes de conduite de la société qui l'accueille. Avec le temps, elle finira par adopter une position, singulière, dans le groupe qu'elle étudie. Sarah Mazouz, quant à elle, revient sur son enquête de terrain auprès de jeunes rencontrés dans un centre d'insertion professionnelle. Elle explore son malaise quant aux qualifications et aux catégorisations raciales, très utilisées sur son terrain. Sarah Mazouz montre bien que le chercheur est parfois contraint de reprendre des catégorisations qu'il répugne. Au cours de sa rédaction, la chercheuse reprendra ces références à la race, non pour désigner une culture, mais pour restituer au plus près l'expérience des discriminations raciales. Par la relation d'enquête, de nouveaux objets peuvent apparaître et nourrir la démarche ethnographique. Gwénaëlle Mainsaint montre comment elle s'est intéressée à un thème apparemment anodin -l'humour- au cours de son enquête sur le contrôle policier de la prostitution. Les matériaux issus des échanges quotidiens et informels (et notamment l'humour) sont rarement saisis par nombre d'ethnographes, pour qui l'entretien reste la forme idéale de recueil de données. Pour autant, les plaisanteries constituent une part majeure de la sociabilité policière. Ces formes d'échanges dépassent le registre du discours et influent sur les pratiques policières.
3Les contraintes inhérentes à la démarche ethnographique sont exposées dans une deuxième partie qui réunit cinq réflexions. Des questions soulevées par l'enquête peuvent naître différents aménagements de la méthode ethnographique. Aude Béliard et Jean-Sébastien Eideliman reconsidèrent ainsi les pratiques d'anonymisation des matériaux. Ils montrent que l'anonymat ne garantit pas la confidentialité, ce qui peut être dommageable aux enquêtés lorsque les thématiques étudiées sont sensibles. Dans leurs recherches sur la prise en charge familiale de personnes dépendantes, les deux chercheurs ont pris le parti de restituer leurs matériaux en mélangeant différents cas, et ce, pour protéger les enquêtés. Les lecteurs n'ont alors accès qu'aux cas reconstitués, tandis que la communauté scientifique peut disposer d'un document présentant les cas réels et leurs reconstitutions. Dans le cadre de son enquête sur des groupes d'entraide destinés à des personnes en situation de handicap psychique, Julien Grard explore les conditions de production du récit de soi. Pour les patients de la psychiatrie, l'injonction à se raconter est fréquente et les enquêtés de Julien Grard se racontent fréquemment, sans sollicitation. L'ethnographe, en liant ces récits à leurs contextes sociaux, peut aider les enquêtés à redonner un sens à leurs expériences personnelles. Les contraintes de l'enquête sont d'autant plus importantes que l'objet de l'enquête est sensible. Chowra Makaremi, qui mène une recherche ethnographique sur une zone d'attente aéroportuaire, a accédé au terrain en devenant bénévole. L'enquêtrice a tenu une permanence juridique destinée aux étrangers détenus. Cette situation d'observation s'est révélée ambivalente et tendue. Confrontée à l'urgence et aux crises, l'ethnographe a eu accès à des données originales, qui lui ont permis d'analyser les rapports de pouvoir et les résistances dans ces espaces de détention. Ces terrains difficiles se révèlent également complexes à restituer aux enquêtés. Le retour de la recherche de Carolina Kobelinsky auprès des travailleurs sociaux de centres d'accueil pour demandeurs d'asile a pu se révéler problématique. L'ethnographe montre que ces situations de retour comportent plusieurs risques tels que l'instrumentalisation de la recherche, son incompréhension et sa réprobation de la part des enquêtés. Carolina Kobelinsky pointe également la difficulté d'une restitution auprès des demandeurs d'asile, qui sont pourtant au cœur de sa recherche. Ces situations d'enquêtes françaises, dans lesquelles le flou domine quant à l'utilisation des données ethnographiques, contrastent avec l'encadrement en vigueur dans les pays anglo-saxons. Lors de son travail auprès des aborigènes australiens, Bastien Bosa a fait l'expérience des codes et des comités d'éthique. Pour autant, le chercheur insiste sur le décalage existant entre ces principes généraux contraignants et leur application, qui nécessite un aménagement des protocoles de recherche.
4La troisième et dernière partie fait apparaître de manière plus nette les tensions que peuvent engendrer l'ethnographie, grâce à cinq contributions relatant les difficultés rencontrées lors de réalisations d'enquêtes. Fanny Chabrol montre en quoi l'objet de sa recherche - la prise en charge du sida au Bostwana - est « un objet convoité et un terrain surinvesti » (p. 231). La situation épidémiologique et politique de ce pays en font un terrain très occupé par les chercheurs internationaux. Dès lors, l'ethnographe est dans une situation peu confortable, qui l'invite à repenser les questions méthodologiques et éthiques, en veillant toujours à « modérer les effets de domination » (p. 240) engendrés par l'enquête. Les difficultés de l'ethnographie sont donc nourries par un contexte politique et social particulier. C'est ce que démontre Antonella di Trani à propos de son enquête sur le Ghetto de Venise. Dans ce petit quartier juif en proie à un renfermement sécuritaire au début des années 2000, la présence de l'anthropologue fait naître de la suspicion. Cette méfiance est d'ailleurs alimentée par l'interconnaissance qui règne dans ce petit espace. Antonella Di Trani a pris le parti de faire de ses difficultés méthodologiques une des données de l'enquête. Les résistances des indigènes s'expriment particulièrement durant les premières phases de l'enquête. Samuel Lézé décrit dans sa contribution l'obtention de son « droit d'entrée » dans le milieu des psychanalystes parisiens. Les réticences de ses enquêtés ont initié Samuel Lézé au champ de la psychanalyse. Les résistances peuvent également s'exprimer après la fin du terrain. C'est ce que Natacha Gagné a expérimenté lors du retour de sa recherche sur la vie urbaine des Maaori, en Nouvelle-Zélande. La chercheuse montre que les réactions, parfois virulentes, à sa thèse d'anthropologie sont liées aux enjeux de pouvoir parmi les Maaori. Enfin, dans le dernier texte, Didier Fassin revient sur une expérience de recherche sur les pratiques soignantes dans les hôpitaux d'Afrique du Sud, durant laquelle il a été renvoyé à son statut d'étranger par ses collègues sud-africains. Didier Fassin nous rappelle ainsi que toute enquête en anthropologie ou en sociologie s'inscrit dans des rapports de savoir, et donc de pouvoir. Par ailleurs, la logique du chercheur entre souvent en contradiction avec les intérêts des enquêtés. Dans le cadre d'une collaboration internationale, sur un thème sensible, les risques de conflits sont d'autant plus présents.
5La grande richesse des contributions fait la qualité de cet ouvrage : chaque texte rapporte en effet une expérience de recherche très dense. On apprécie également les nombreux textes de jeunes chercheurs, qui restituent avec humilité les diverses difficultés soulevées par la pratique de l'ethnographie. Différentes conclusions peuvent être tirées, à partir de ces nombreux textes. La relation ethnographique est au cœur du dispositif d'enquête, elle doit être traitée comme une donnée fondamentale de la recherche. Par ailleurs, toute enquête ethnographique, qu'elle se déroule sur un terrain proche ou lointain, pose des difficultés au chercheur. Dès lors, il convient de relativiser le concept de terrain difficile ou miné car toute enquête est inscrite dans des enjeux de savoir et de pouvoir. Que l'on travaille sur un sujet proche ou lointain, il convient de réfléchir à ses enjeux et de les analyser comme une des composantes de l'enquête.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marion Blatgé, « Didier Fassin, Alban Bensa, Les politiques de l'enquête. Epreuves ethnographiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 janvier 2009, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/721 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.721
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