Christophe Delay, Les classes populaires à l’école. La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Texte intégral
- 1 Issu d’un travail de thèse.
- 2 Ce sont essentiellement des femmes qui enseignent dans les écoles enfantines et primaires accueill (...)
1Comme son titre le stipule sans détour, l’ouvrage1 traite des rapports entre les classes populaires et l’institution scolaire. L’auteur s’applique plus précisément à comprendre les relations et donc les incompréhensions entre les enseignantes2 et les familles des élèves étiquetés en difficultés scolaires, sous l’angle de la distance entre socialisation scolaire et socialisation familiale.
- 3 Dire que les travaux sur la réussite scolaire des élèves des classes populaires contribueraient à (...)
- 4 Cette enquête comprend à la fois un travail d’observation participante, des analyses de documents (...)
2Partant du postulat d’une désertion de cette thématique ces trente dernières années par les sociologues qui lui auraient préféré les cas atypiques de réussite scolaire en milieu populaire3, l’auteur souhaite éclairer de façon critique les mécanismes institutionnels en jeu. Pour observer ce que l’institution scolaire « fait aux familles populaires » et réciproquement comment les familles populaires résistent ou s’inclinent, Christophe Delay s’appuie sur une vaste enquête ethnographique4 réalisée dans un quartier populaire de Genève. Il appréhende dès lors les pratiques de ces familles à partir d’une interprétation fort singulière des écrits de Grignon et Passeron (1989), puisque sa tentative de se mettre à distance des discours misérabilistes et légitimistes se traduit par une « double lecture », à la fois légitimiste et relativiste, de chaque trait culturel analysé.
3Dans une première partie, l’auteur appréhende la mission classificatrice et normalisatrice de l’école qui va de pair avec sa mission éducative. Son intérêt est de privilégier les pratiques effectives des enseignantes au quotidien plutôt que de s’en tenir à un niveau discursif. Il observe ainsi que les enseignantes (au même titre que les assistantes sociales) responsabilisent les parents des élèves en difficulté en pointant leurs pratiques éducatives et socialisatrices : leur soi-disant désintérêt pour l’école, la pauvreté de leur culture sur le marché scolaire et leur style éducatif tantôt trop autoritaire tantôt trop laxiste seraient responsables des difficultés scolaires des enfants. Dans leur procédure accusatoire, les enseignantes s’en tiendraient donc à un registre moral (en pointant les défaillances parentales) et délaisseraient quelque peu les conditions socio-économiques dans lesquelles vivent les familles en question. La mise en place de nouvelles pédagogies ne serait pas à même d’enrayer le pouvoir inégalitaire de l’école qui sélectionne encore et toujours les élèves en fonction de leur origine sociale.
4C’est dans la deuxième partie de l’ouvrage que l’auteur dévoile le point de vue des familles populaires et montre que, loin d’être démissionnaires, et conscientes des enjeux scolaires pour l’avenir des enfants, elles se mobilisent à l’école. Souhaitant désormais qu’ils poursuivent leur scolarité le plus longtemps possible, elles ne se résignent que lorsqu’ils manifestent des difficultés scolaires. Toujours est-il que l’investissement parental se confronte au suivi malaisé des devoirs, à une résistance face aux nouvelles pédagogies et une certaine distance d’avec les enseignantes. Ces pratiques participent de l’ambivalence des parents à l’égard de l’école et témoignent de leur défiance envers leurs propres compétences scolaires et linguistiques, qui est souvent le fait des fractions des classes populaires les plus démunies en capital culturel.
- 5 L’auteur parle de d’une classe sociale clivée pour qualifier les classes populaires actuelles qui (...)
5Les modèles éducatifs des milieux populaires font l’objet de la troisième et dernière partie. Traditionnellement distincts de ceux des classes moyennes et supérieures qui privilégient les pratiques pédagogiques, ils prennent toujours appui sur la sanction et l’autorité statutaire. La diffusion de nouvelles normes éducatives modifie toutefois les comportements, de façon variable selon les fractions de classe5. On observe dès lors qu’un « adoucissement des peines » est à l’ordre du jour, et qu’un « modèle éducatif négociateur » s’impose au fur et à mesure que croît le capital culturel des mères, principales détentrices de l’autorité parentale. Et l’auteur de conclure sur un dernier chapitre autour des usages de la télévision qui nous a semblé bien inutile ici.
- 6 On aurait aimé quelques hypothèses ou pistes interprétatives nouvelles pour que les idées ne fasse (...)
6Si la problématique choisie est pertinente, elle est loin d’être originale6, ce qui n’enlève rien à la qualité du travail effectué et à sa nécessité. La force de l’analyse de Christophe Delay est son parti pris d’étudier tous les acteurs (et leurs relations) engagés dans le processus scolaire, autrement dit de décrire comment se constituent les deux perspectives : la perception des familles par l’école et la perception de l’école par les familles. Décrire les changements et les continuités par rapport aux années 1960 est l’autre défi relevé avec brio par l’auteur. Entre autres résultats, il montre qu’un nouveau rapport au devenir des enfants a vu le jour en milieu populaire comme l’indiquent l’investissement scolaire des parents, le passage de « l’absence d’illusion aux désillusions scolaires », ou la honte que peut désormais leur procurer un mode de vie perçu comme peu légitime.
Notes
1 Issu d’un travail de thèse.
2 Ce sont essentiellement des femmes qui enseignent dans les écoles enfantines et primaires accueillant des enfants qui ont en majorité entre 4 et 12 ans.
3 Dire que les travaux sur la réussite scolaire des élèves des classes populaires contribueraient à renforcer l’idée d’une égalité des chances à l’école n’est pas très convaincant. Bien au contraire, pour présenter l’originalité de leur objet –la réussite improbable– les auteurs sont amenés à rappeler les tendances générales–les difficultés scolaires plus nombreuses chez des élèves de milieux populaires– mais il me semble surtout que l’analyse des cas atypiques éclaire simultanément les cas typiques.
4 Cette enquête comprend à la fois un travail d’observation participante, des analyses de documents et soixante-dix entretiens menés avec des professionnels éducatifs (principalement des enseignantes) et des familles populaires.
5 L’auteur parle de d’une classe sociale clivée pour qualifier les classes populaires actuelles qui se scindent désormais en plusieurs fractions aux modes de vie et rapports à l’école distincts.
6 On aurait aimé quelques hypothèses ou pistes interprétatives nouvelles pour que les idées ne fassent pas écho de façon répétitive à certains travaux comme Quartiers populaires. L’école et les familles de Daniel Thin.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Sophie Denave, « Christophe Delay, Les classes populaires à l’école. La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 janvier 2012, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/7192 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.7192
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