Sarah Abdelnour, Les Nouveaux Prolétaires
Texte intégral
- 1 Les Prolos, V.L.R. Production, 2002 : http://voiretagir.org/PROLOS-LES.html
- 2 Femmes précaires, 2005 : http://voiretagir.org/FEMMES-PRECAIRES.html
1Prolétaires. Le terme peut paraître quelque peu anachronique à notre époque, pratiquement disparu des débats publics comme des conversations ordinaires, sinon dans quelques cénacles marxistes. Il n'y a guère qu'un cinéaste engagé comme Marcel Trillat pour oser intituler l'un de ses documentaires de ce substantif, et encore en usant de son diminutif1. Il n'est d'ailleurs pas anodin qu'il soit ensuite passé de ces derniers aux « femmes précaires » pour clore sa trilogie sur les mondes du travail hexagonaux2. Le titre de l'ouvrage de Sarah Abdelnour, normalienne, agrégée de SES qui réalise une thèse de sociologie sur l'« auto-entrepreneuriat », a ainsi de quoi intriguer. Qui sont donc ces « nouveaux prolétaires » ?
- 3 On ne dira jamais assez que la « démocratisation » des « téléphones intelligents » et autres gadge (...)
- 4 Selon l'expression de Nicolas Jounin dans Chantier interdit au public, Paris, La Découverte, 2008 (...)
- 5 Voir la peinture saisissante que l'inclassable Mike Davis propose de l'émirat de Dubaï dans Le st (...)
- 6 Voir Chloé Froissart, « Le système du hukou : pilier de la croissance chinoise et du maintien du P (...)
- 7 Voir Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin et Nicolas Jounin, On bosse ici, on reste ici ! L (...)
2On pourrait penser qu'il s'agit de ces femmes et hommes qui triment une dizaine d'heures par jour dans des usines-dortoirs du « Tiers-monde » pour satisfaire la frénésie de consommation des habitants des pays riches3. Ou encore des immigrés venus participer aux « délocalisations sur place »4 dans certaines activités demandant a priori peu de qualifications mais dont les prestations doivent se réaliser sur place (construction, hôtellerie-restauration, nettoyage, etc.), des quasi-esclaves venus notamment du Pakistan ou du Bangladesh pour assurer l'intendance – et la construction- des pétro-monarchies du Golfe5, mais aussi des mingongs, ces migrants chinois de l'intérieur placés dans une situation de vulnérabilité juridique de par le système du hukou, ce livret de résidence qui participe également à la stabilité du Parti Communiste Chinois (PCC) à la tête de l’État en lui permettant de « diviser pour mieux régner »6, mais aussi ces travailleuses et travailleurs sans-papiers qui œuvrent sur les chantiers ou dans les cuisines de l'Hexagone, jusque dans les cours des ministères et les restaurants les plus prestigieux7. Or, ce n'est pas de ces derniers dont traite l'auteure, mais des travailleuses et travailleurs français ou étrangers en situation « régulière » qui, pour être dans une situation moins dramatique que les précédents, n'en sont pas moins l'objet d'une domination tout à la fois professionnelle et symbolique. S'il est dommage que cette restriction de la perspective ne soit pas explicitée, il n'en reste pas moins que son ouvrage mérite néanmoins qu'on s'y arrête à plus d'un titre.
- 8 Aux réflexions duquel on peut estimer que l'auteure fait cependant un sort un peu rapide en associ (...)
3Celui-ci ne propose pas les résultats d'une recherche originale mais une synthèse stimulante de la « littérature » sur le sujet, organisée autour de questionnements essentiels (« tous les salariés sont-ils des prolétaires ? », femmes et immigrés sont-ils « d'éternels prolétaires » ?, « que reste-t-il de la classe ouvrière ? », « des prolétaires hors du marché du travail ? », « la précarité à la marge ou au cœur du système social ? », « comment rétablir des sécurités ? », etc.). Sarah Abdelnour propose ce faisant un certain nombre de clarifications bien utiles à une époque où la confusion règne autour de la stratification sociale. Alors même qu'ils constituent encore un bon quart de la population active, les ouvriers sont en effet devenus presque invisibles socialement dans l'Hexagone, au point d'en avoir perdu leur propre « conscience de classe », qui permettrait de faire coïncider « classe en soi » et « classe pour soi ». On l'aura compris, les analyses de Marx occupent évidemment une place de choix dans celles que l'auteure propose ici, mais elles sont loin d'être les seules : celles de Robert Castel, André Gorz8 ou Luc Boltanski et Eve Chiapello structurent également largement les raisonnements développés.
- 9 Dans Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995
- 10 A l'instar de la terre et de la monnaie, dont la transformation en quasi-marchandises avait abouti (...)
- 11 Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l'individu, Paris, Seui (...)
4A défaut de perspective géographique, l'auteure en propose cependant une historique, en revenant dans un premier temps sur l'émergence du rapport salarial concomitamment au mode de production capitaliste. Celui-ci est initialement synonyme de prolétariat, catégorie reprise par Marx et qui désignait comme le rappelle d'entrée l'auteure la dernière des six classes de citoyens dans la Rome antique, dépourvus de droits civils et politiques. Ce n'est qu'ensuite, au fil des luttes ouvrières, que le salariat deviendra le support de droits sociaux à partir de la fin du 19e siècle, comme l'a magistralement retracé Robert Castel9, permettant à la force de travail de sortir en partie de la marchandisation10. Les dernières décennies ont au contraire entamé une nouvelle inversion de cette dynamique avec une précarisation multidimensionnelle (des conditions d'emploi, du travail, et des conditions matérielles de vie) qui dessine une « (re-)montée des incertitudes »11. Telle est en très gros traits la trame que reconstitue l'auteure, en s'interrogeant au passage sur les contours et la pertinence de la catégorie de prolétariat.
- 12 Dans Emploi. Eloge de la stabilité, Paris, éd. Mille et une nuits, 2006
- 13 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 – dont l'a (...)
- 14 Voir entre autres Anne Bory et alii, op.cit. ; Sophie Béroud, Paul Bouffartigue (dir.), Quand le t (...)
5Elle montre ainsi comment femmes et immigrés peuvent être placés en son cœur, mais qu'elle peut inclure également les chômeurs ou certains salariés qualifiés – ces fameux « intellos précaires »-, ainsi que des salariés du public, car loin d'incarner un rempart contre cette précarisation générale, les pouvoirs publics y participent également largement, tant comme employeurs que comme régulateurs, entonnant en chœur avec certains représentants du patronat l'hymne à l'auto-entrepreneuriat et à la flexibilisation généralisée des travailleurs. Or, comme le rappelle bien l'auteure, l'autonomie nécessite toujours d'importants supports, et l'adaptation un temps à la mode de la « flexisécurité » à la danoise impliquerait une socialisation bien plus conséquente des ressources qu'actuellement. En outre, comme l'a avancé Christophe Ramaux12 dans une analyse à contre-courant de la doxa, l'ancienneté moyenne des salariés en emploi n'a pas baissé au cours de la période récente, rappelant surtout par là que cette flexibilité externe avait également un coût pour les employeurs. Ce ne sont ici que quelques pistes de réflexion que l'auteure ouvre ici, non sans s'interroger dans un dernier temps sur les difficultés particulières que ce « nouvel esprit du capitalisme »13 pose aux résistances collectives, sans pour autant les avoir réduit à néant14, contrairement à ce que clament – et semblent souhaiter- les apologues d'une société « post-moderne » où les classes sociales auraient disparu au profit d'un individualisme réflexif généralisé.
- 15 Voir Annie Collovald et Olivier Schwartz, « haut, bas, fragile : sociologies du populaire » (propo (...)
- 16 Voir Christian Arnsperger, L'homme économique et le sens de la vie. Petit traité d’alter économie, (...)
- 17 Paul Bouffartigue (dir.), Le retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2004
- 18 Qui rappelle aussi avec raison que le prolétariat et la précarité, loin de se cantonner au monde (...)
6Reste à savoir pourquoi, malgré tout, la conscience de classe s'est bel et bien érodée parmi les prolétaires. L'auteure évoque un certain nombre de pistes – individualisation croissante des relations professionnelles, développement, selon Olivier Schwartz, d'une conscience de classe « triangulaire » et non plus « binaire », où un « nous » « d'en-bas » ne s'oppose plus à un « eux » « d'en-haut », mais d'un « nous » qui se sent en quelque sorte pris en sandwich15, mais l'énigme n'en est pas pour autant totalement résolue. On pourrait s'interroger aussi sur l'ambivalence cultivée par l'idéologie capitaliste actuelle entre le « capitaliste » -consommateur- et l' « alternatif » - travailleur- qui sont en nous16. Faut-il voir dans les émeutes des jeunes « sans avenir » issus des quartiers pauvres, dans les mouvements de « sans » (sans-papiers, sans-logement, sans-emploi, etc.), ou encore dans ceux des « indignés » un « retour des classes sociales »17 ? Il est sans doute encore trop tôt pour le dire. Quoiqu'il en soit, des réflexions synthétiques comme celle de Sarah Abdelnour18 arrivent à point nommé pour cadrer et clarifier un débat public où les aspirants aux charges électives cherchent à se légitimer en prétendant se mettre au service des couches populaires, de la « France d'en-bas », des petits et autres sans-grades- mais pas des prolétaires-, sans jamais préciser de qui il s'agit exactement. Ce qui n'est sans doute pas involontaire.
Notes
1 Les Prolos, V.L.R. Production, 2002 : http://voiretagir.org/PROLOS-LES.html
2 Femmes précaires, 2005 : http://voiretagir.org/FEMMES-PRECAIRES.html
3 On ne dira jamais assez que la « démocratisation » des « téléphones intelligents » et autres gadgets électroniques auxquels nous nous accoutumons progressivement présente un coût social (et environnemental) prohibitif, comme l'ont récemment révélé de nombreux reportages sur les suicides à répétition et les explosions dans les usines du groupe Foxconn, premier fournisseur mondial de composants électroniques. Voir sur ce dernier cas, entre autres : Philippe Grangereau, « En Chine, un brutal système d'exploitation », Libération, 7 octobre 2011 : http://www.liberation.fr/economie/01012364284-en-chine-un-brutal-systeme-d-exploitation ou Jacqui Cheng, « Apple's 2011 supplier report: child workers, bribes, "involuntary labor" », Ars Technica.com, 14 février 2011 : http://arstechnica.com/apple/news/2011/02/apples-2011-supplier-report-underage-workers-bribery-and-severed-business.ars
4 Selon l'expression de Nicolas Jounin dans Chantier interdit au public, Paris, La Découverte, 2008 : http://lectures.revues.org/2088
5 Voir la peinture saisissante que l'inclassable Mike Davis propose de l'émirat de Dubaï dans Le stade Dubaï du capitalisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007
6 Voir Chloé Froissart, « Le système du hukou : pilier de la croissance chinoise et du maintien du PCC au pouvoir », Les études du CERI, n°149, Centre d'études et de recherches internationales, septembre 2008, accessible à ce lien : http://www.ceri-sciencespo.com/publica/etude/etude149.pdf. Ces migrants de l'intérieur ne sont cependant pas les seuls exploités dans l'Empire du Milieu : voir Tristan Coloma, « L’improbable saga des Africains en Chine », Le Monde diplomatique, mai 2010 : http://www.monde-diplomatique.fr/2010/05/COLOMA/19133
7 Voir Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin et Nicolas Jounin, On bosse ici, on reste ici ! La grève des travailleurs sans papiers : une aventure inédite, La Découverte, 2011
8 Aux réflexions duquel on peut estimer que l'auteure fait cependant un sort un peu rapide en associant ses analyses du travail – pourtant on ne peut plus actuelles- à celles de Toni Negri, toutes deux se heurtant selon elle au même « écueil de l'idéalisme » (p.54)
9 Dans Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995
10 A l'instar de la terre et de la monnaie, dont la transformation en quasi-marchandises avait abouti à l'essor des régimes totalitaires dans la première moitié du 20e siècle, provoquant une inversion de la tendance que Karl Polanyi a analysé et qualifié de Grande Transformation (Paris, Gallimard, 1983 [1944])
11 Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l'individu, Paris, Seuil, 2009 : http://lectures.revues.org/2303
12 Dans Emploi. Eloge de la stabilité, Paris, éd. Mille et une nuits, 2006
13 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 – dont l'auteure propose du reste une synthèse particulièrement réussie – exercice pourtant loin d'être évident étant donné l'ampleur dudit ouvrage
14 Voir entre autres Anne Bory et alii, op.cit. ; Sophie Béroud, Paul Bouffartigue (dir.), Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, Paris, La Dispute, 2009 : http://lectures.revues.org/2405 et Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008 : http://lectures.revues.org/2139
15 Voir Annie Collovald et Olivier Schwartz, « haut, bas, fragile : sociologies du populaire » (propos recueillis par Stany Grelet, Fabien Jobard et Mathieu Potte-Bonneville), Vacarmes, n°37, automne 2006, disponible à cette adresse : http://www.vacarme.org/article1118.html
16 Voir Christian Arnsperger, L'homme économique et le sens de la vie. Petit traité d’alter économie, Paris, Textuel, 2011 : http://lectures.revues.org/7072
17 Paul Bouffartigue (dir.), Le retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2004
18 Qui rappelle aussi avec raison que le prolétariat et la précarité, loin de se cantonner au monde du travail rémunéré, affecte l'ensemble de l'existence, citoyenneté comprise
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Référence électronique
Igor Martinache, « Sarah Abdelnour, Les Nouveaux Prolétaires », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 décembre 2011, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/7099 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.7099
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