Nathalie Heinich, Sortir des camps. Sortir du silence. De l’indicible à l’imprescriptible

Texte intégral
1Dans l’ouvrage Sortir des camps. Sortir du silence. De l’indicible à l’imprescriptible, Nathalie Heinich, à travers une enquête rigoureuse, apporte aux sciences sociales un regard nouveau quant à l’analyse scientifique des témoignages des rescapés des camps de concentration et, plus en particulier, aux articulations entre constructions identitaires et conditions d’énonciation de la mémoire des survivants.
2L’ouvrage est composé de trois parties (sept chapitres en tout). Dans la première, « L’indicible », l’auteure s’interroge les effets de l’expérience concentrationnaire sur l’identité des survivants, mais aussi sur les conditions d’existence de leur témoignage. Cette réflexion implique ainsi des questionnements sur l’intégrité identitaire physique, mais également sur la cohérence identitaire morale à travers les épreuves du temps. Privilégiant une entrée par l’approche biographique, l’auteure avance que les formes de gestion de la mémoire sont fondamentalement attachées aux formes de construction de soi.
3Heinich questionne également la réadaptation à la vie ordinaire après l’expérience concentrationnaire, réadaptation difficile à cause des tensions internes produites par les souvenirs du passé et les exigences du présent. Se souvenir c’est se reconstruire, c’est retrouver les morceaux de ce puzzle identitaire égaré dans les horreurs de la déportation, relier le fil d’Ariane lors des ruptures biographiques radicales, parfois malheureusement perdu à jamais. A travers un corpus riche prenant en compte diverses formes de témoignages - dépositions judiciaires, récits à caractère historique et littéraires, entretiens sociologiques, etc.- l’auteure réalise une analyse fine et originale.
4La difficulté à exprimer une expérience qui peut se heurter aux représentations courantes se complique encore plus avec la prise en considération du statut social des survivants avant, pendant et après l’expérience concentrationnaire. A cela s’ajoute aussi les difficultés liées à la prise de la parole et aux moyens de légitimation de cet acte. Ici, l’auteure s’arrête sur l’importance du rôle des associations qui servent de relais entre les expériences individuelles et de passeurs pour la transmission d’une expérience collective. Nathalie Heinich interroge de façon constructive le travail des juristes, des historiens, des experts, des littéraires et sociologues en se rapportant aux témoignages des survivants, ces « gardiens de la vérité » avec lesquels il faut négocier la confiance dans le but de transmettre doucement la mémoire d’un passé horrible sans heurter les messagers. Heinich questionne le témoignage à travers les œuvres littéraires en réfléchissant non seulement aux formes d’expression de l’expérience concentrationnaire, mais aussi sur le soi et les instruments de distanciation esthétique exprimés à travers le choix du projet littéraire, le genre employé et le langage utilisé par les personnages.
5L’auteure discute les théories de la survie à travers les travaux de Bruno Bettelheim et Terrence Des Pres. Au delà d’une interprétation psychanalytique et une autre dit « sociobiologique », Heinich propose une nouvelle théorie de la survie, dite sociographique, fondée sur des stratégies de survie (techniques de présentation de soi, de séduction, etc.).
6Dans le deuxième chapitre, tout en réanimant la célèbre « querelle des méthodes », l’auteur promet d’en finir avec « l’illusion identitaire » de Pierre Bourdieu. Nathalie Heinich, tout en défendant l’approche biographique, entreprend une critique envers celle qu’elle appelle « sociologie du soupçon ». L’auteur nous invite à sortir d’une illusion explicative qui nous pousserait à suspecter le récit biographique de manque d’objectivité. A la place d’une explication « structuraliste, objectiviste, spatialisée, Heinich propose « une explication narrative, subjectiviste, temporalisée ».
7Une autre question dans ce livre porte sur la place de la fiction dans les récits de déportation. Selon Heinich, il est nécessaire d’observer dans un récit de déportation les frontières qui distinguent les récits documentaires, des textes de diction ou de fiction. En proposant une analyse sur diverses formes narratives, le lecteur constate l’hybridation des frontières entre récits romanesques, autobiographiques et témoignages documentaires en rapport avec le degré d’implication/dissociation de l’auteur dans ces récits.
8Dans le dernier chapitre de cette partie, Nathalie Heinich, s’interrogeant sur les formes de « gestion de l’indicible », rend un hommage à l’œuvre de Michael Pollak essayant de comprendre sa démarche scientifique portant sur des questions liées à l’identité et à la mémoire lors de l’expérience concentrationnaire. Selon l’auteur, le mérite de Pollak a été de ne pas avoir dissocié le rapport entre causes et effets, et d’avoir mis l’accent tant sur le contenu des témoignages que sur leurs conditions d’énonciation. Ainsi, il a su distinguer sens de l’énonciation et sens de l’énoncé.
9Dans la deuxième partie de l’ouvrage, « L’imprescriptible », Heinich revient à un débat produit lors de la déclaration de l’ancien Président de la République Jacques Chirac, lors de la commémoration de la rafle du Vel’d’hiv. Dans cette déclaration, l’ancien président avait reconnu la responsabilité de l’Etat français dans les crimes de Vichy durant la seconde guerre mondiale. Or, la question de la « faute collective » produit beaucoup de tensions, car cette déclaration allait à l’encontre de celle, tenue par un autre ancien président, François Mitterrand en 1992 qui avait refusé de reconnaitre la responsabilité de l’Etat français, ou de la République, dans les crimes de Vichy. Ce débat qui a provoqué chez certains de l’indignation a soulevé certaines questions tant sur les conceptions du pouvoir que sur la représentation politique, tant sur la politique que sur l’éthique.
10Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, « L’irréductible », en analysant les travaux de Tzvetan Todorov, la sociologue nous invite à découvrir l’importance de l’étude rigoureuse des valeurs. Cependant, avec le « tournant axiologique » qui débute dans les années 1980 avec la découverte de ce « continent de valeurs » par Tzvetan Todorov, certaines règles s’imposent afin d’éviter le moralisme ordinaire : dans un premier temps, ne pas considérer les faits sociaux comme des choses, mais les traiter comme des objets de recherche. A partir de cette règle, la recherche peut se construire dans une perspective à la fois empirique, descriptive et compréhensive. Le deuxième temps de l’analyse ne doit plus concerner l’objet de recherche, mais la posture de recherche. Pour réaliser cela il faut une adhésion complète à la « neutralité axiologique » wébérienne afin de garantir l’objectivité du chercheur.
11Dans le chapitre sept, le dernier de ce livre, Nathalie Heinich revient à une question en apparence simple, mais chargée de sens : comment classifier les textes autobiographiques portant sur la déportation ? Dans un style intime, l’auteur, se questionnant sur la place des récits de mémoire parmi les autres textes, scientifiques ou littéraires, porte une attention particulière au genre le plus récurrent dans la plupart des récits de mémoire qu’est l’autobiographie.
12Avec cet ouvrage, Nathalie Heinich, tout en portant un hommage aux survivants et aux chercheurs, à tous ceux qui ont travaillé et travaillent afin de ne pas laisser tomber dans l’oubli des événements de notre passé commun, nous propose aussi une problématique méthodologique afin de comprendre les enjeux de la construction de soi et les limites entre le dicible, l’indicible et le silence, problématique sur laquelle peuvent s’interroger tous les chercheurs qui travaillent sur d’autres anciens théâtres de la cruauté comme ce fut le cas en Bosnie, au Kosovo, au Rwanda, etc.
Pour citer cet article
Référence électronique
Arber Shtembari, « Nathalie Heinich, Sortir des camps. Sortir du silence. De l’indicible à l’imprescriptible », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 décembre 2011, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/7096 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.7096
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