Marnix Dressen, Jean-Pierre Durand, La violence au travail

Texte intégral
1Trente-sept auteurs, trente-quatre contributions ! On aura reconnu là un ouvrage collectif issu d’un colloque, en l’occurrence une réunion thématique du réseau n° 25 « Travail, organisations, emplois » de l’Association Française de sociologie. Le grand mérite de ce genre de publication est de donner leur chance à de jeunes chercheurs dans un contexte où publier est devenu un impératif catégorique, mêlant débutants et chercheurs plus chevronnés. Elle opère un « retour au terrain » du monde du travail salubre à une époque où, la division du travail se combinant à une ségrégation géographique et sociale grandissante, les groupes sociaux sont devenus moins perméables et moins communicants. L’ouvrage se divise en six grands thèmes (sacrifions pour cette fois à la tentation énumératoire : « les formes renouvelées de la violence au travail », « les violences organisationnelles », « les nouvelles exigences managériales », « l’exercice et la légitimation de la violence » et « les résistances »). Il ne peut être dès lors question d’un compte rendu traitant du livre comme d’un tout homogène, ce qu’il ne peut être, ni de jauger des « mérites respectifs » des textes et, derrière eux, de leurs auteurs, ce qui pourrait donner la désagréable impression d’une distribution de bons et de mauvais points. La difficulté est d’éviter le double écueil de l’exhaustivité factice, d’un traitement analytique et énumératif, sur le mode du catalogue, et l’arbitraire même euphémisé du glanage. Préférons la vision panoptique, synthétique et rayonnante, de manière à ne pas dévoiler le contenu ni répéter les synthèses que font les présentations de chaque partie.
2C’est dans plusieurs univers sociaux – nous pénétrons ainsi –que l’on peut classer soit par grandes activités (la grande distribution, les hôpitaux, les agences de sécurité, la SNCF…), soit par profession (caissières, chefs de rayons et de magasins, les cadres, les conducteurs de train, les personnels hospitaliers…). Mais plus intéressante, au regard du propos du livre, est la question de la direction que prend la violence, de ses sources et de ses cibles : des directeurs d’hypermarchés vers les caissières, des DRH vers les cadres, des patients envers les personnels de santé, des bien entendants vers les malentendants… mais il s’agit là de violence de personne à personne. Certains textes parlent de violence organisationnelle, pour décrire une violence anonyme, sans auteur ni coupable, résultant de l’organisation du travail. Mais une violence dépersonnalisée peut-elle encore s’appeler ainsi ? La notion ne contient-elle pas en elle-même celle de conflit, qui ne peut avoir lieu avec… une machine ou un système ? On mesure la diversité des situations, qui rend a priori difficiles les points de comparaison.
3Dans sa forme, le livre s’apparente bien souvent à de la « littérature grise », rapports et compte rendus. C’est normal, dans la mesure où ce sont les enquêtes de terrain qui en forment la plus grande partie. Il en résulte une valeur plus illustrative que démonstrative. Car le problème que tous ont à traiter est bien la violence dans les rapports de travail. Or si ce concept se trouve illustré dans les contributions, c’est de manière très extensive. À certains moments, elle est tout simplement confondue avec la pénibilité et la souffrance au travail… dans certains cas, on comprend mal ce qui justifie la présence de certaines contributions. Un texte va jusqu’à parler de « violence par ricochet », c’est-à-dire de souffrance vécue par les assistantes sociales en raison de la souffrance subie par les usagers… Qu’elle trouve sa définition dans les dictionnaires (le Robert) ou dans les textes de Bourdieu (ceux de 1972 et 1994 sont sollicités à plusieurs reprises), la violence figure parfois davantage comme justification de l’insertion du texte dans un ouvrage thématique que comme véritable mise à l’épreuve du concept dans les relations de travail. Il en résulte une tendance à en faire un « mot-valise » : elle est souvent définie comme symbolique, c’est-à-dire comme mode d’imposition de normes contradictoires à ses intérêts, ce qui pourrait aussi s’appeler persuasion et idéologie. Mais elle est parfois identifiée à la violence non physique, immatérielle et informelle, par opposition à la violence physique. Dès lors, on n’est pas sûre qu’une différence entre violence symbolique et les violences mentales, ou morales, soit véritablement réalisée. Sans doute, ce défaut est-il inscrit dans la démarche même de ce genre d’études, qui pose un cadre le plus large possible ; mais on peut se demander si une définition plus restrictive, moins tolérante, gagnerait en rigueur d’analyse et en profondeur ce qu’elle perdrait en largeur de vues. Enfin, dernière critique, la violence qui s’exerce dans les rapports sociaux de travail n’est-elle aujourd’hui que morale et informelle ? L’autre violence, celle des cris et des coups n’a pas réellement disparu. Mais ces remarques n’avaient, évidemment, pas échappé aux coordonnateurs : c’est ce qui apparaît dans l’excellente conclusion générale rédigée par Marnix Dressen, qui distingue, dans un tableau synthétique, huit formes de violence au travail, qui ne sont pas toutes forcément reprises dans l’ouvrage (et c’est dommage, mais pouvait-on formuler une telle synthèse ex ante ?). Bien sûr, nous rappelle-t-il, celles-ci n’apparaissent généralement pas sous une forme pure mais, reprenant ainsi la méthode idéal typique de Max Weber, de manière combinée.
4Quoi qu’il en soit de ces critiques, le lecteur profane pourra s’y aventurer avec intérêt pour « glaner » au grès de ses intérêts matière à réflexion et à discussion. Pour le chercheur, il constituera un jalon dans une discipline qui peine à être cumulative tant la diversité de ses objets paraît infinie, tandis que la discussion et la mise à l’épreuve des concepts – y compris, dans certains cas, pour les réfuter – continue à être l’unique moyen d’une « progressivité » dans les outils de la connaissance.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean Ferrette, « Marnix Dressen, Jean-Pierre Durand, La violence au travail », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 novembre 2011, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/6791 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.6791
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