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Sophie Béroud, Nathalie Dompnier, David Garibay, L'Année sociale

Igor Martinache

Texte intégral

  • 1 Voir notamment Erik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2009 (3e éd.). Plus lar (...)
  • 2 Les exemples sont légion, dans des genres différents, on pourra citer la menace des ouvriers de Cel (...)

1Alors que la fin d’année se profile, il est peu hasardeux de parier que les sempiternelles chroniques des douze mois écoulés vont une fois de plus venir fleurir les colonnes et écrans des médias. Des « copier-coller » censés résumer l’ « essentiel » de ce qui se serait passé dans l’actualité durant cette période qui s’achève. Il est facile de gloser sur ce nouvel exemple de « marronnier » qui constitue l’une des routines obligées d’une profession attaquée comme beaucoup d’autres par la logique de l’« urgence »1. Reste qu’il faut néanmoins s’interroger encore et toujours sur les logiques sous-jacentes à la fixation de cet « agenda » médiatique. Et, sans doute davantage encore que les éléments qui y ont été inscrits, le plus révélateur est constitué des sujets qui en sont absents. Ainsi en va-t-il de l’actualité dite « sociale » qui, hors des colonnes de l’Humanité et de quelques autres publications, demeure pour l’essentiel absente du débat public, sinon traitée superficiellement quand certains de ses aspects correspondent aux attentes médiatiques : de la nouveauté et du spectaculaire. Ce qui n’est pas sans effets sur les pratiques protestataires, qui intègrent de manière croissante cette contrainte médiatique, ce qui n’est pas sans générer des tensions entre militants2. Pour conjurer les défauts de cette double myopie qui privilégie l’événementiel à l’analyse, et la croyance en un monde régi par la loi implacable de mécanismes impersonnels – les « marchés » ou la « mondialisation » - qui fait fi des rapports sociaux concrets au sein des mondes du travail, L’Année sociale arrive à point nommé. Rédigé par une équipe de sociologues et politistes composée d’enseignants-chercheurs, mais aussi d’étudiants réunis autour du laboratoire de science politique « Triangle » de l’Université Lumière de Lyon 2, cet ouvrage propose à son tour une chronologie de l’année 2010 -recul oblige- mais centrée sur l’actualité politique et sociale, c’est-à-dire les événements qui expriment et (re) structurent les rapports au sein des institutions productives, privées comme publiques, mais aussi, nécessairement en dehors, émaillée d’encadrés s’arrêtant sur un fait jugé plus saillant comme certaines grèves (chez Ikea, Total ou à la SNCF), mais aussi sur le débat sur l’introduction de quotas de boursiers dans les grandes écoles ou l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité. Ce faisant, ils offrent une autre vision de l’année en question que celle véhiculée dans les médias que d’aucuns qualifient de dominants, opposant un parti pris à un autre pour montrer que la recension de « ce qui a compté » est nécessairement arbitraire (mais pas « libre »…). On pourra ainsi à loisir s’étonner du choix de certains événements et de l’oubli d’autres que l’on aura jugé significatifs, l’exercice étant aussi nécessaire qu’infini.

  • 3 Voir Lilian Mathieu, « L’espace des mouvements sociaux », Politix, n° 77, 2007, p. 131-153 : www.ca (...)

2Mais, le choix le plus important réside dans le fait qu’au-delà de cette chronologie, les auteurs ont choisi de s’arrêter sur quelques phénomènes jugés particulièrement significatifs de l’évolution des rapports sociaux intervenus dans l’année. Pour ce faire, ils ont sollicité un texte à des collègues, sociologues, politistes ou journaliste pour l’une d’entre elles, ayant spécifiquement travaillé sur ces derniers. Dans un chapitre introductif l’équipe revient tout d’abord, évidemment, sur la « crise » économique en cours et surtout la manière dont son traitement par les dirigeants politiques – recapitalisation des banques commerciales suivie de l’adoption de plans de rigueur- a pu alimenter la contestation partout en Europe, non sans particularités nationales du fait de structurations différentes des agendas politiques, mais aussi de « l’espace des mouvements sociaux »3. Le contexte français a bien sûr été marqué par la contestation de la « réforme » des retraites, mobilisation qui fut à la fois une victoire du point de vue des effectifs qu’elle a rassemblés – un à trois millions de personnes selon les journées d'action, et un échec de celui des résultats (non) obtenus.

  • 4 Sur ce sujet, voir notamment Frédéric Lebaron, La crise de la croyance économique, Bellecombe-en-Ba (...)

3Olivier Laviolette, Maxime Petrovski et Pascal Pons, trois économistes « experts » auprès des Comités d’entreprise, proposent tout d’abord de s’arrêter sur la manière dont la crise économique a influencé les stratégies des groupes multinationaux. Ils constatent ainsi que, loin d’avoir remis en cause les principes managériaux constitutifs du « paradigme néolibéral », celle-ci les a au contraire renforcés – comme dans le champ politique d’ailleurs4. Cela se traduit par trois traits principaux selon eux : la priorité accrue des logiques purement financières via l’accumulation de liquidités et la sécurisation des rémunérations versées aux actionnaires, les dividendes ; une intensification de la flexibilisation externe et interne des emplois accompagnée par l’individualisation accentuée de la relation salariale, et enfin une orientation des investissements, tant productifs que de recherche et développement, vers certains pays asiatiques.

  • 5 « Automne 2010 : anatomie d’un grand mouvement social » (entretien avec Cédric Durand), Contretemps(...)

4Sophie Béroud et Karel Yon, auteurs d’une analyse « à chaud » alors très commentée du mouvement autour des retraites5, reviennent pour leur part sur les stratégies, non plus des dirigeants d'entreprise, mais des syndicats. Ils analysent ainsi tour à tour trois enjeux révélés par la même mobilisation : la tension entre l'unité intersyndicale alors affichée et mise en pratique(s) – Force Ouvrière exceptée- et les désaccords internes subsistant appelant à clarifier les différentes options en jeu ; le choix non seulement des revendications, mais des modalités d'action qui implique lui-même des visions différentes du réalisable ; et enfin sur la place même des organisations syndicales dans les luttes sociales face à une demande de démocratie apparemment accrue en leur sein. Autant de questions qui mettent finalement en jeu la légitimité des syndicats et de leurs actions dans la représentation des intérêts des salariés.

5Comme Mathieu Hély l'a, entre autres, bien montré par ailleurs6, les associations forment un monde du travail particulier, où la poursuite d'objectifs non lucratifs « valeureux » et la coexistence entre salariés et bénévoles rendent difficiles la revendication de meilleures conditions d'emploi et de travail. Or, ce relatif déni de la relation salariale a été quelque peu craquelé au début de l'année 2010 avec la grève des salariés de l'Association Emmaüs et la constitution du syndicat Asso7 autour de la spécificité des structures employeuses plutôt que sur une logique sectorielle. C'est sur ces deux événements que reviennent dans leur contribution Matthieu Hély et Maud Simonet, auteure récemment d'une analyse fine des ambiguïtés du bénévolat8. Ceux-ci mettent ainsi en évidence les ambivalences qui se sont fait jour dans la bouche des participant-e-s dans un cas comme dans l'autre, soucieux de faire respecter leurs droits tout en se montrant réticents à égratigner l'image de leurs employeurs. Des scrupules que ne semblent pas tout à fait partager les dirigeants de ces derniers, organisés pour leur part depuis presque vingt ans, au sein de deux groupements, l'Usgeres et l'Unifed, sur une même logique intersectorielle.

  • 9 Sur ce thème, voir entre autres Laurent Bonelli, Willy Pelletier (dir.), L'Etat démantelé. Enquête (...)
  • 10  Qui, il n'est pas inutile, sont loin d'être tous fonctionnaires, Etat et collectivités publiques é (...)
  • 11  Sur ce thème, voir aussi l'ouvrage récent de Sandra Laugier et Albert Ogien, Pourquoi désobéir en (...)
  • 12 Sur cette opposition aussi normative qu'illusoire, voir notamment Lilian Mathieu, La démocratie pro (...)
  • 13 Les membres du collectif « ASPLAN » également très investis sur ce terrain, suggèrent des tensions (...)

6Journaliste, Elisabeth Weismann revient pour sa part sur l'importance que semblent avoir prises les formes de désobéissance civile dans les services publics. Après une charge générale et sans nuance dénonçant les effets délétères de la révision générale des politiques publiques (Rgpp)9 sur le travail des agents10, elle passe en revue plusieurs de ces mobilisations, des « Robin des bois » d'EDF rétablissant le courant coupé de ménages paupérisés, aux agents de Pôle Emploi et policiers refusant de participer à la « politique du chiffre » dans laquelle leurs supérieurs s'efforcent de les enrôler, en passant par les enseignants en « résistance pédagogique » face aux réformes de programme problématiques et au fichage des élèves. On peut cependant s'interroger quant à savoir jusqu'à quel point l'ensemble de ces initiatives de « désobéissance civile »11 peuvent être placées sur le même plan, tant du point de vue de leurs motivations que de leurs logiques d'action. Toute à leur célébration, l'auteure s'arrête ensuite sur l'embarras des organisations syndicales traditionnelles face à de telles mobilisations, du fait selon elle de leur caractère trop individualiste. Si elle semble déceler des indices de leur convergence malgré tout, l'auteure ne perçoit cependant pas aussi bien les contradictions de ces formes de désobéissance dans les services publics que celle des confédérations syndicales, et ce faisant, son texte n'est pas sans laisser l'impression de rejouer la valorisation des « nouveaux mouvements sociaux » contre d' « anciens » devenus archaïques12. À l’inverse l'article de Cristina Nizzoli consacré aux mobilisations de travailleurs sans-papiers semble minimiser pour sa part les contradictions qu'il révèle – et réveille- au sein de ses soutiens syndicaux, CGT en tête, pointant tout juste en reprenant les mots d'un enquêté, que cet accompagnement a constitué une « révolution culturelle » au sein de la centrale, que celle-ci pourra du reste réinvestir dans d'autres luttes, notamment auprès pour défendre les « jeunes » travailleurs13. Quant au fait que cette mobilisation sans précédent mais non sans ambiguïtés (notamment dans la position des employeurs et des agents de l'Etat) des travailleurs sans-papiers, qui auraient réussi à retourner les stigmates associés aux « immigrés » et « clandestins », on peut ne pas partager l'enthousiasme de l'auteure au vu des récentes évolutions politiques.

7Une autre mobilisation est davantage passée inaperçue, du moins en dehors du Pays Basque : celle qui a entouré le procès de l'Euskal Herriko Laborantza Ganbara (EHLG), traduction littérale de « chambre d'agriculture du Pays Basque », association créée en 2005. Xabier Itçaina en retrace ainsi la genèse, entre contestation du modèle agricole productiviste dominant, dans la lignée de la Confédération paysanne, et régionalisme, ainsi que les actions, avant de s'intéresser plus précisément audit procès. L'EHLG était ainsi accusée d'usurper les fonctions d'une institution parapublique comme la chambre départementale d'agriculture, mais la verve de ses défenseurs (parmi lesquels les politicien-ne-s Gérard Onesta et Corinne Lepage) lui obtint l'acquittement en première instance comme en appel, et permit surtout de faire du procès une tribune pour défendre l'agriculture « paysanne ».

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Notes

1 Voir notamment Erik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2009 (3e éd.). Plus largement, sur l’accélération des rythmes sociaux et ses implications, voir notamment : HartmutRosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010 : http://lectures.revues.org/990

2 Les exemples sont légion, dans des genres différents, on pourra citer la menace des ouvriers de Cellatex qui en 2000 ont menacé de faire exploser leur usine condamnée à la fermeture, les grèves de travailleurs sans-papiers, mais aussi les Enfants de Don Quichotte ou les membres de « Jeudi Noir » et « Sauvons les riches ». Bien évidemment, chacune de ces contestations possède ses logiques de recrutement et d’action propres.

3 Voir Lilian Mathieu, « L’espace des mouvements sociaux », Politix, n° 77, 2007, p. 131-153 : www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=POX_077_0131

4 Sur ce sujet, voir notamment Frédéric Lebaron, La crise de la croyance économique, Bellecombe-en-Bauges, éd.du Croquant, 2010 : http://lectures.revues.org/1202

5 « Automne 2010 : anatomie d’un grand mouvement social » (entretien avec Cédric Durand), Contretemps, en ligne : www.contretemps.eu/interventions/automne-2010-anatomie-dun-grand-mouvement-social

6 Voir notamment Les métamorphoses du monde associatif, Paris, PUF, 2009 : http://lectures.revues.org/829

7 Voir le site de ce dernier : http://syndicat-asso.fr/

8 Voir Le travail bénévole, Paris, La Dispute, 2010 : http://lectures.revues.org/1229

9 Sur ce thème, voir entre autres Laurent Bonelli, Willy Pelletier (dir.), L'Etat démantelé. Enquête sur une révolution silencieuse, Paris, La Découverte, 2010 : http://lectures.revues.org/1150

10  Qui, il n'est pas inutile, sont loin d'être tous fonctionnaires, Etat et collectivités publiques étant eux aussi des utilisateurs zélés de contrats à durée déterminée.

11  Sur ce thème, voir aussi l'ouvrage récent de Sandra Laugier et Albert Ogien, Pourquoi désobéir en démocratie ? Paris, La Découverte, 2010 : http://lectures.revues.org/1182

12 Sur cette opposition aussi normative qu'illusoire, voir notamment Lilian Mathieu, La démocratie protestatoire, Paris, Presses de Sciences po, 2011, p. 45 et suiv.

13 Les membres du collectif « ASPLAN » également très investis sur ce terrain, suggèrent des tensions plus marquées. Voir Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin et Lucie Tourette, On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, Paris, La Découverte, 2011

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Sophie Béroud, Nathalie Dompnier, David Garibay, L'Année sociale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 novembre 2011, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/6750 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.6750

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