Tal Bruttmann, Auschwitz

Texte intégral
1La réédition d’Auschwitz coïncide avec le quatre-vingtième anniversaire de la découverte du camp le plus tristement célèbre de l’histoire, devenu dans l’esprit collectif une métonymie de la Shoah au prix de quelques confusions. L’historien Tal Bruttmann s’attache dans cet ouvrage à rappeler les singularités d’un site sans commune mesure avec les autres camps de concentration (Dachau, Ravensbrück…) et centres de mise à mort (Sobibor, Treblinka…). Dans sa grande précision historique, parfois même topographique, le livre restitue la complexité d’un lieu dont le fonctionnement relève à la fois d’une « exception » (p. 105) et du parangon macabre des ambitions nazies.
2La première partie revient sur la vocation initiale d’Auschwitz, celle d’un Konzentrationslager (KL). En 1940, lorsque Himmler ordonne la création du site, six camps de concentration existent déjà au sein du Reich. La politique concentrationnaire est consubstantielle au projet nazi en ce qu’elle vise à ostraciser et « rééduquer » (p. 16) les catégories de population jugées déviantes pour des raisons raciales ou politiques. À son origine, Auschwitz présente de nombreux traits caractéristiques des KL, à commencer par le fameux slogan « Arbeit macht frei » (« Le travail rend libre ») qu’arbore le portail d’entrée. Ce sont les Polonais qui constituent, au cours des premières années de fonctionnement du site, l’essentiel des détenus soumis au travail forcé, avant une ouverture du camp aux prisonniers de guerre soviétiques, aux Juifs d’Europe et aux Tsiganes (ces derniers subissant des conditions d’enfermement aussi effroyables que largement méconnues des historiens). Voué à démultiplier ses catégories de détenus et ses activités, le camp, nœud ferroviaire idéalement situé sur le territoire grandissant du Reich, fait rapidement l’objet de projets d’expansion. Tal Bruttmann y voit l’une des spécificités d’Auschwitz : « un site, ou plutôt des sites, qui durant cinq années, en raison de l’ajout incessant de missions qui lui sont confiées, est en construction constante » (p. 22).
- 1 Voir notamment Christian Gerlach, Sur la conférence de Wannsee. De la décision d’exterminer les Jui (...)
- 2 Derrière ces règles générales, la sélection demeure arbitraire et évolue selon l’humeur des SS et l (...)
3Si les activités de concentration et de mise à mort ont fini par se confondre dans la connaissance commune de la Shoah, il s’agit pourtant de deux politiques distinctes dont la coexistence constitue une autre exception d’Auschwitz. Dans la deuxième partie, l’historien retrace ainsi l’histoire complexe d’un site qui, bien que n’ayant « pas eu de rôle dans les politiques antisémites durant la moitié de ses quatre années d’existence » (p. 39), se mue progressivement en un centre d’assassinant rationnalisé à dimension internationale. Au départ, seuls les travailleurs juifs de Silésie déclarés inaptes, et donc inutiles au régime nazi, sont assassinés sur décision locale. Ce n’est qu’à partir de la « solution finale » actée début 19421 qu’Auschwitz se constitue en instrument paradigmatique de la politique d’assassinat des Juifs d’Europe, le site justifiant d’un positionnement central au sein du Reich. Les premiers convois partent de France et de Slovaquie, inaugurant une pratique funeste également spécifique à Auschwitz : la sélection. Arrivés à quai (sur la rampe, ou Judenrampe), les déportés sont triés par des médecins SS qui distinguent ceux aptes au travail, dirigés vers le camp, et les autres, notamment les femmes, les enfants, les malades et les personnes âgées2. Tal Bruttmann rappelle que sur plus d’un million de déportés juifs, près de neuf cent mille n’ont jamais franchi le portail du camp de concentration, précipités vers les chambres à gaz quelques heures après leur arrivée à Auschwitz. On comprend pourquoi l’historien n’emploie jamais le terme usité de « camp d’extermination », considéré comme une contradiction dans les termes. Quant aux fours crématoires, souvent rattachés à la « solution finale », leur utilisation systématique est en réalité assez tardive et doit être comprise comme une réponse technique à la saturation des fosses communes qui finissent par « recracher les corps » (p. 53). Des six centres de mise à mort nazis, Auschwitz est d’ailleurs le seul à procéder à la crémation immédiate des corps. Au-delà, « l’immense majorité des corps des victimes de la Shoah n’ont pas été détruits avec des crématoires mais sur des bûchers » (p. 59).
- 3 Voir Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, Un album d’Auschwitz. Comment les naz (...)
4Point culminant d’une politique d’assassinat industrialisée, abondamment documentée par la SS3, la déportation de quatre cent trente mille Juifs de Hongrie au printemps 1944 marque un nouveau tournant dans l’histoire d’Auschwitz. L’afflux ininterrompu des convois accélère les travaux du site, incluant le prolongement du chemin de fer au sein même de Birkenau : la Judenrampe devient Bahnrampe, avec un acheminement des victimes « au plus près des chambres à gaz » (p. 71). Par ailleurs, dans le contexte d’un Reich en mal de main-d’œuvre, certains déportés qui passent la sélection sont pour la première fois envoyés travailler dans des usines d’armement en dehors du camp. Auschwitz n’est plus seulement pensé comme une destination finale et se constitue en point de transfert pour des dizaines de milliers de « Juifs de transit » disséminés dans l’univers concentrationnaire allemand.
5La troisième partie apporte un éclairage sur les activités industrielles d’Auschwitz et de la zone d’intérêt SS, étendue sur les ruines d’anciens villages polonais. L’annexion des territoires doit être comprise selon la doctrine nazie du Blut und Boden (« le sang et le sol ») qui justifie au nom du droit naturel la conquête de nouvelles terres. À ce titre, « Auschwitz doit être la ville-modèle illustrant la restauration de la grandeur allemande » (p. 80). Cette nouvelle puissance doit notamment passer par l’industrie, qui connaît un net développement. L’entreprise allemande IG Farben fait construire la Buna Werke, vaste complexe pétrochimique dévolu, entre autres, à la fabrication de caoutchouc et de méthanol. Toujours plus nombreuses dans la région, les sociétés industrielles et minières louent à la SS la main-d’œuvre concentrationnaire d’Auschwitz, que rejoignent de nombreux autres contingents : Allemands, Polonais, Italiens, Croates, travailleurs forcés de l’Est ou STO français, lesquels se côtoient (non sans frictions) sur les tables de montage. À côté des exploitations industrielles, « la plus grande partie des détenus astreints au travail sont exploités directement par la SS » (p. 89) pour des activités liées au fonctionnement du camp (administration, cuisine, garnison) comme à celui du centre de mise à mort (gestion des biens collectés, désinfection). La zone d’intérêt s’apparente également à un lieu de recherche agricole et scientifique, avec ses fermes et ses laboratoires d’analyse. L’institut d’hygiène SS édifié sur le site de Rajsko rassemble médecins et scientifiques (essentiellement juifs) déportés de toute l’Europe, contraints à mener des recherches sur le « matériau humain » que constituent les détenus du camp, sous la supervision du docteur Mengele, médecin-chef de Birkenau connu pour ses expérimentations morbides. Les nombreuses politiques qui s’entrecroisent à Auschwitz culminent pendant l’été 1944, le camp atteignant son extension maximale avec cent cinquante mille détenus, avant que l’avancée des troupes alliées, à l’Ouest et à l’Est, n’entraîne l’arrêt progressif des activités du site, la destruction des documents et le dynamitage des crématoires.
6La conclusion offre à Tal Bruttmann l’occasion de retracer la muséographie d’Auschwitz, reflet d’une mémoire officielle longtemps restée lacunaire, et que l’on pourrait résumer par cette phrase : « des Juifs, il en est peu, voire pas question durant de longues années » (p. 103). Faute de mesures préventives globales, le site de l’ancienne zone d’intérêt demeure imparfaitement préservé, et certains lieux aussi importants que la première chambre à gaz de Birkenau (Bunker 1) et la Judenrampe ne sortent de l’oubli qu’au début des années 2000. C’est là le paradoxe d’Auschwitz, « point central des représentations » (p. 105) qui brouille dans le même temps la compréhension globale de la Shoah. Le site fait figure d’exception au regard de la frontière étanche entre deux politiques nazies : le système concentrationnaire et l’entreprise de mise à mort systématique des Juifs d’Europe.
Notes
1 Voir notamment Christian Gerlach, Sur la conférence de Wannsee. De la décision d’exterminer les Juifs d’Europe, Paris, Liana Levi, 1999.
2 Derrière ces règles générales, la sélection demeure arbitraire et évolue selon l’humeur des SS et les besoins du camp (en médecins, en ingénieurs, en musiciens…).
3 Voir Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, Un album d’Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes, Paris, Seuil, 2023 [2019] ; note critique de Nicolas Mariot pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50693.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Valère Zysman-Singer, « Tal Bruttmann, Auschwitz », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 avril 2025, consulté le 19 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/67187 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13qzo
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page