Nicolas Renahy, Jusqu’au bout
Texte intégral
- 1 Beaud Stéphane et Pialoux Michel, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de S (...)
1Sociologue spécialiste des classes populaires et des mondes ruraux, Nicolas Renahy poursuit dans cet ouvrage son exploration des dynamiques ouvrières. En s’appuyant sur des années de travail de terrain et un savoir ethnographique forgé dans le sillage de Michel Pialoux et Stéphane Beaud1, il propose d’explorer le prolongement de l’engagement syndical au moment de la retraite : comment militer au-delà de la vie active ? Quel est le rôle de ces retraités dans un monde ouvrier qui se délite et qui est devenu minoritaire ? Telles sont les questions que soulève son travail, rédigé dans un style clair et à partir d’une exploration ethnographique fine et empathique de la section CGT retraités de l’usine Peugeot de Sochaux, qui compte plus de 350 membres, dont une trentaine se réunit tous les mois.
2D’une manière générale, cet ouvrage s’inscrit dans une sociologie de la mémoire ouvrière, de l’engagement politique et du vieillissement. À l’appui d’un appareil conceptuel inspiré de la sociologie de Pierre Bourdieu et de recherches contemporaines sur les logiques d’appartenance et d’engagement, Nicolas Renahy cherche à comprendre comment se perpétue une « condition dominée » qui se prolonge bien au-delà de la vie active (p. 11). En restituant les trajectoires de militants particulièrement investis au sein d’une usine emblématique (Bruno, Christian, Clairette, Hamid et quelques autres), il analyse la manière dont un collectif d’anciens ouvriers reconstruit des liens sociaux, reconfigure des pratiques de militance et négocie des formes de solidarité tout en affrontant les effets physiques et psychologiques du vieillissement.
3Le premier chapitre pose le cadre sociologique et historique en retraçant l’évolution de la condition ouvrière et la configuration sociale du pays de Montbéliard, marqué par la prédominance des ouvriers de l’usine Peugeot de Sochaux. Il présente le groupe qui est au cœur de l’enquête, à savoir un groupe de syndicalistes de la CGT qui s’auto-désigne comme le groupe 89, en référence à une grève menée victorieusement en 1989 qui a servi de catalyseur d’engagement et de ferment à l’unité et la mémoire collective. Il insiste sur le rôle que joue ce groupe pour faire face au vieillissement, tout en rendant compte de la manière dont l’humour et les échanges sociaux y servent de mécanismes compensatoires permettant aux retraités de gérer collectivement leurs disparités de politisation et de formation (p. 34).
4Dans le deuxième chapitre, l’auteur analyse les différents modes d’engagement dans le syndicalisme des membres du groupe 89. Ce chapitre est l’occasion de montrer comment cet engagement s’articule à des mémoires individuelles et collectives marquées du « sceau de l’injustice » (p. 56) : pour nombre d’ouvriers et d’ouvrières, il y a une continuité entre les souvenirs d’injustices subies dans l’enfance ou dans les premières expériences de la vie professionnelle et l’action militante. Nicolas Renahy souligne aussi que cette action militante se nourrit d’expériences qui permettent de se former, s’ouvrir à de nouvelles façons de voir le monde. Il évoque ainsi l’importance du « moment 1968 », de l’implication dans des collectifs artistiques comme le groupe Medvekine, ou de l’expérience de grèves réussies comme celle de 1989.
5Le troisième chapitre s’attache à explorer plus spécifiquement la position des femmes militantes. Notant qu’elles sont souvent silencieuses lors des échanges collectifs mais profondément marquées par des parcours de militantisme dans des univers masculins, Nicolas Renahy s’appuie sur le concept de « féminisme populaire », pour montrer que leur engagement se réalise davantage par des pratiques que par une revendication explicite d’identité féministe. Il montre comment, pour ces militantes, la retraite devient l’occasion d’une « délivrance » (p. 111), une opportunité de reconfigurer des rôles domestiques et de relâcher les tensions physiques accumulées.
6Dans le quatrième chapitre, Nicolas Renahy montre les continuités qu’il y a souvent entre l’engagement politique syndical et d’autres activités ancrées sur le territoire de vie. Il souligne que ces activités renforcent les liens sociaux de manière peu visible mais essentielle. Ces pratiques principalement manuelles (telles que la coupe du bois et la chasse) renforcent les liens de solidarité ouvrière, servent d’espace à des transmissions intergénérationnelles, et de mise en avant de la maîtrise du corps au travail. L’auteur fait alors le lien entre ces pratiques à la retraite et des pratiques anciennes, menées dans l’espace salarié, comme la « perruque », cette appropriation d’outils de travail pour des usages personnels (p. 122), en montrant qu’elles expriment également des valeurs de solidarité et d’autonomie technique.
- 2 Fillieule Olivier, Leclercq Catherine et Lefebvre Rémi (dir.), Le malheur militant, Louvain-la-Neuv (...)
7Le cinquième chapitre explore ensuite une question importante, qui a fait l’objet d’une forte attention ces dernières années de la part des sociologues du militantisme2, à savoir celle du désengagement. En retraçant les parcours de Hamid et Gérard qui ont « lâché la lutte », l’auteur rappelle que ces retraités incarnent une norme, celle de l’arrêt du militantisme. Il souligne que cet arrêt ne signifie pas le reniement des idéaux politiques ou des valeurs du groupe, mais un rejet de l’usine ou une perte de sens dans un monde qui se désindustrialise. Le repli sur la sphère personnelle de ces anciens militants reflète la difficulté de transmettre l’héritage militant aux jeunes générations, en raison de la rupture entre leurs trajectoires et celles de leurs parents (p. 144).
8Enfin, l’épilogue et la conclusion sont l’occasion de synthétiser le propos et de souligner avec force l’importance que jouent aujourd’hui ces retraités militants dans la structuration des luttes collectives, à l’instar de la mobilisation récente contre la réforme des retraites.
9L’ouvrage offre une riche contribution à la sociologie des classes populaires et du vieillissement. En explorant le processus de « conversion du capital militant en sociabilité du care » (p. 179), l’auteur propose une très intéressante analyse de l’évolution des relations de solidarité militante après la fin de la vie active. Il souligne alors certains facteurs de prolongation et de consolidation de l’engagement syndical militant : l’existence d’animateurs particulièrement dynamiques (à l’instar de Bruno, syndicaliste au fort charisme) ; l’expérience de luttes collectives victorieuses (qui amènent des gains matériels mais aussi relationnels et mémoriels) ; la disponibilité biographique (selon la situation familiale ou l’état de santé).
- 3 Bourdieu Pierre (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
10Ce travail s’inscrit dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu3, mettant en avant la persistance de la domination ouvrière au-delà du champ professionnel mais aussi l’importance, pour lutter contre cette domination, de créer du collectif et de développer son « capital d’autochtonie ». Outre la finesse indéniable des observations ethnographiques, l’un des grands intérêts du livre est de s’appuyer sur les enquêtes menées depuis plusieurs décennies avec les ouvriers rencontrés. Cela permet notamment de comparer les propos des enquêtés à différents moments de leur vie, d’observer l’évolution de leur perception des injustices sociales, à l’instar de l’évolution du discours d’un ouvrier, Hamid, sur l’expérience du racisme (p. 160).
11On peut toutefois s’interroger sur la généralisation qui peut être faite des résultats de l’enquête : Nicolas Renahy présente le Groupe 89 comme représentatif d’un « groupe majoritaire mais invisible » (p. 10), celui des ouvriers, mais les personnes qu’il suit (syndiquées à la CGT dans une grande entreprise industrielle et souvent très militantes) sont loin de refléter l’ensemble des retraités ouvriers en France. En ce sens, son travail propose des pistes d’analyse qui mériteraient d’être poursuivies et remises en perspective dans d’autres contextes. L’auteur invite à une ethnographie du vieillissement ouvrier ailleurs : que deviennent les ouvriers agricoles, des PME ou de la CFDT ? Il invite aussi à une remise en perspective statistique, la démonstration de l’importance du capital d’autochtonie ouvrant par exemple sur des questions très intéressantes quant aux mobilités résidentielles, qui gagneraient à être plus documentées quantitativement. Un petit bémol concerne l’analyse du devenir militant à la vieillesse et de la transmission de la mémoire ouvrière, menée principalement du point de vue des ouvriers et ouvrières à la retraite, laissant dans une grande mesure de côté le point de vue de leurs familles ou des plus jeunes travailleurs, qui sont évoqués mais peu interrogés.
12Cela dit, il ne fait nul doute que l’ouvrage de Nicolas Renahy offre une contribution importante pour comprendre la persistance de l’engagement militant au sein de certains segments des classes populaires vieillissantes, et pour réfléchir plus largement aux transformations des solidarités, des pratiques et de l’identité ouvrière dans un contexte de déclin industriel et de montée en puissance de l’extrême droite.
Notes
1 Beaud Stéphane et Pialoux Michel, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, La Découverte, 2012 [1999] ; compte rendu de Patrick Cotelette pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.8258.
2 Fillieule Olivier, Leclercq Catherine et Lefebvre Rémi (dir.), Le malheur militant, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2022.
3 Bourdieu Pierre (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Giovanni Prete, « Nicolas Renahy, Jusqu’au bout », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 décembre 2024, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/66266 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12t9i
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