Vera Chiodi, Philippe Roman, L’économie de l’Amérique latine
Texte intégral
- 1 Pour ne citer que trois exemples en anglais, on retiendra : Luis Bértola, José Antonio Ocampo, The (...)
- 2 Voir notamment : Pierre Salama, Les économies émergentes latino-américaines. Entre cigales et fourm (...)
1En anglais comme en espagnol, les ouvrages sur l’histoire économique de l’Amérique latine sont légion1. En français, ils sont beaucoup plus rares, à l’exception notable des travaux du regretté Pierre Salama, économiste hétérodoxe et ancien directeur scientifique de la revue Tiers Monde – rebaptisée en 2017 Revue internationale des études du développement –, qui nous a quittés au milieu de l’été. Pédagogue hors pair, il avait publié une dizaine d’ouvrages de macroéconomie, consacrés au sous-continent américain (mais aussi plus largement aux pays dits du « Sud Global »), dont il était un grand connaisseur, en particulier de l’Argentine et du Brésil2. Édité dans la collection « Repères » de La Découverte, le livre de Vera Chiodi et Philippe Roman se veut tout aussi accessible. Destiné prioritairement à un public étudiant, cet ouvrage constitue une excellente introduction pour quiconque voudrait se familiariser avec l’histoire économique des pays latino-américains, ou mieux appréhender les défis macroéconomiques qui se posent à eux.
2Ramassée en moins de 130 pages, l’analyse est à la fois rigoureuse et synthétique. On apprécie notamment les nombreux graphiques et autres encadrés thématiques qui viennent étayer le propos ou développer d’intéressantes considérations subsidiaires. Au cours des six chapitres qui structurent l’ouvrage selon une logique à la fois temporelle et thématique, rien n’est oublié et surtout pas l’essentiel.
- 3 Alain Rouquié, Amérique latine : Introduction à l’Extrême Occident, Paris, Seuil, 1987. Pour aller (...)
- 4 Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Paris, Plon, 1981. Sur l’influence du li (...)
- 5 Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, 2019 (chapitres 6 et 7) et Une brève histoire de l’éga (...)
3Dans le premier chapitre, les auteurs soulignent la persistance des asymétries économiques de cet « Extrême Occident »3 vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis, dont ils font remonter l’origine à la colonisation ibérique. Citant entre autres le célèbre essai d’Eduardo Galeano qui a contribué à populariser les théories de la dépendance au milieu des années 19704, ils soutiennent la thèse également défendue par Thomas Piketty5, pour qui le développement capitaliste des pays du Nord a été conditionné par l’exploitation prédatrice des pays du Sud, et en particulier par celle de l’Amérique latine. Respectivement associés à la Sorbonne Nouvelle et à l’Institut catholique des hautes études commerciales (Bruxelles), Vera Chiodi et Philippe Roman présentent une donnée éloquente selon laquelle la dynamique mercantiliste de l’Europe des Léviathans a été entretenue par un véritable pillage des mines du « Nouveau Monde » : ainsi, entre les xvie et xviiie siècles, ce ne sont pas moins de 1 700 tonnes d’or et quelque 73 000 tonnes d’argent qui ont été extraites des flancs des Andes ou des sierras d’Amérique centrale !
4Acquise avec le soutien diplomatique du Royaume-Uni, l’émancipation politique des années 1810-1820 n’a fait que confirmer cet assujettissement économique et financier. De fait, les pays d’Amérique latine s’intègrent à l’économie-monde dans une position immédiatement subalterne, produisant pour l’exportation des biens primaires (matières premières agricoles et/ou minières) et se retrouvant contraints d’importer, à grands frais, des biens manufacturés à forte valeur ajoutée. Cette « dégradation des termes de l’échange » (aussi connue comme la thèse structuraliste de Singer et Prebisch) a pour corollaire une instabilité économique et une fragilité financière, que l’adhésion au modèle développementaliste du milieu du xxe siècle a tenté de pallier. Or, comme le montrent les auteurs dans le second chapitre, la remise en compte du paradigme primo-exportateur, via une stratégie stato-centrée d’industrialisation par substitution aux importations, s’est soldée par un échec, faute de marchés intérieurs suffisamment larges, des coûts très élevés du transfert technologique et de la faiblesse de l’épargne nationale. In fine, le déficit commercial structurel et le fardeau de la dette souveraine ont toujours constitué un épineux problème budgétaire.
5Dans le troisième chapitre, Vera Chiodi et Philippe Roman reviennent sur les crises de la dette, et en particulier sur cette « décennie perdue » des années 1980, provoquée par la hausse brutale des taux d’intérêt. L’inflation s’accélère au point d’atteindre parfois des sommets à quatre chiffres (3 000 % en Argentine en 1989). Malheureusement, les plans d’ajustements structurels pour y faire face s’avèrent bientôt insuffisants. Les pays se soumettent alors à une cure d’austérité, en s’alignant sur les prescriptions du « Consensus de Washington ». Si dans certains secteurs donnés (en particulier dans les télécommunications, le transport et l’énergie) les privatisations s’accompagnent d’une amélioration des services, les dérégulations et la dollarisation des économies ont des effets délétères à long terme. Le tissu industriel national perd en compétitivité et se délite. Alors que le chômage et les inégalités explosent, l’essor inespéré du cours des matières premières agricoles au milieu des années 2000 inaugure néanmoins une « décennie dorée » exceptionnelle. À l’image du décollage international du Brésil, qui se prépare alors à l’accueil de la Coupe du Monde de la FIFA (2014) et des Jeux olympiques (2016), la croissance insolente de certains pays fait un temps oublier que le modèle de développement reste fondé sur la primarisation et l’extractivisme, et donc s’avère particulièrement sensible à la volatilité des cours. Certes, le « consensus des commodities » a permis de renflouer les caisses publiques et d’entretenir l’illusion d’un dépassement du paradigme néolibéral. Mais le retour de bâton macroéconomique n’en a été que plus brutal…
- 6 Promus en particulier par la Banque mondiale, les transferts conditionnels de ressources (Condition (...)
6Ainsi que l’explore le quatrième chapitre, consacré à la variété des « capitalismes latino-américains », les pays de la région ont été incapables de s’extraire du « piège à développement » (p. 60). En sus d’une faible productivité régionale, l’informalité du travail affecte presque un travailleur sur deux (et jusqu’à 8 travailleurs sur 10 en Bolivie). Quant à la structure fiscale, essentiellement fondée sur les taxes à la consommation, elle demeure profondément régressive, si bien que les États manquent de ressources pour financer leurs politiques sociales. De surcroît, la région souffre d’un déficit chronique d’investissement en matière de recherche et développement, qui représente en moyenne moins de 1 % du PIB, contre 2,7 % pour les pays de l’OCDE. Cette situation engendre une stagnation des inégalités sociales, dans une région qui reste l’une des pires de la planète en la matière. Comme notre duo d’économistes le démontre dans le cinquième chapitre, la baisse tendancielle de l’extrême pauvreté (fruit notamment de la mise en place de programmes dits de « transferts monétaires conditionnels »6) n’a pas pour autant réduit les écarts de richesses de manière substantielle. Au contraire, dans certains pays comme au Chili ou au Brésil, la part du revenu national allant au 1 % les plus riches a même augmenté. Comble du déséquilibre fiscal, le montant des impôts indirects payés par les plus pauvres se révèle in fine supérieur aux subsides qu’ils reçoivent. Bref, l’Amérique latine demeure minée par les inégalités structurelles que la pandémie de Covid-19 a crûment mises en lumière.
7Dans le dernier chapitre, les auteurs analysent les modalités contemporaines de l’insertion économique internationale de l’Amérique latine et les nouveaux défis qu’elles soulèvent. En premier lieu, la place de la Chine dans les exportations comme les investissements directs à l’étranger tend à devenir de plus en plus significative, même si la puissance asiatique ne représente encore que 5 % des IDE entrants. Ceci étant dit, les prêts concédés par la Chine augmentent aussi et avec eux la dépendance financière. Par exemple, 50 % des prêts chinois ont bénéficié au Venezuela, pays considéré comme paria depuis son basculement dictatorial. En second lieu, la primarisation des économies obère la capacité de développement dans son ensemble, car l’un des problèmes principaux de ce néo-extractivisme, où « l’État participe de manière plus importante [que par le passé] à la production d’une rente via les exportations de matières premières » (p. 102), est qu’il se construit au détriment du tissu industriel. En conséquence, l’Amérique latine reste sujette à cette fameuse « maladie hollandaise », qui veut que le boom des ressources naturelles provoque une surévaluation du taux de change, laquelle porte préjudice aux secteurs secondaires et tertiaires soumis à la concurrence internationale.
8Si d’aucuns pourraient la juger pessimiste, la conclusion des auteurs est plutôt clairvoyante. Vue selon une perspective historique, l’Amérique latine a toujours alterné entre des phases de « forte croissance et des périodes de crise profonde » (p. 113). Elle continue de faire face à des défis économiques persistants (instabilité financière, régressivité fiscale, asymétries de développement) et ne pourra les surmonter qu’en « portant une attention renouvelée à la réduction des inégalités, à la diversification des économies et à des modes d’exploitation des ressources naturelles qui cessent de détruire les écosystèmes et les sociétés » (p. 113). Une dernière phrase somme toute prescriptive, mais à laquelle tout chercheur latino-américaniste souscrira sans difficulté.
Notes
1 Pour ne citer que trois exemples en anglais, on retiendra : Luis Bértola, José Antonio Ocampo, The Economic Development of Latin America since the Independence, Oxford, Oxford University Press, 2012 ; André A. Hofman, The Economic Development of Latin American in the Twentieth Century, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2000 ; ou encore Rosemary Thorp, Progress, Poverty and Exclusion: An Economic History of Latin America in the 20th Century, Washington DC, InterAmerican Development Bank, 1998.
2 Voir notamment : Pierre Salama, Les économies émergentes latino-américaines. Entre cigales et fourmis, Paris, Armand Colin, 2012.
3 Alain Rouquié, Amérique latine : Introduction à l’Extrême Occident, Paris, Seuil, 1987. Pour aller plus loin, voir également : Damien Larrouqué, Alain Rouquié, (avec la collaboration de Charlotte Gruson) « Amérique latine : la terre du grand métissage », Hermès, n° 92, 2023, p. 203-209.
4 Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Paris, Plon, 1981. Sur l’influence du livre, la censure dont il a fait l’objet localement, et sa diffusion internationale, lire : Damien Larrouqué, « Relire Les veines ouvertes de l’Amérique latine, cinquante ans après », Les Études du CERI, n° 259-260, 2022, p. 56-60.
5 Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, 2019 (chapitres 6 et 7) et Une brève histoire de l’égalité, Paris, Seuil, 2021 (chapitre 3).
6 Promus en particulier par la Banque mondiale, les transferts conditionnels de ressources (Conditional Cash Transfers) sont des instruments de politiques publiques visant à lutter contre l’extrême pauvreté et l’exclusion. Cela consiste à attribuer une somme d’argent mensuelle aux familles démunies, en contrepartie de quoi elles s’engagent à scolariser les enfants et à effectuer leur suivi médical, incluant par exemple les vaccinations. Pour plus de renseignements, cf. Pablo Diaz, « Itinéraire d’une “bonne pratique” : la Banque mondiale et les Conditional cash transfers en Amérique latine et aux Philippines », Critique internationale, n° 75, 2017, p. 113-132.
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Référence électronique
Damien Larrouqué, « Vera Chiodi, Philippe Roman, L’économie de l’Amérique latine », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 novembre 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/66046 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12p0v
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