Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2024Isabelle Chambost, Jean-Luc Metzg...

Isabelle Chambost, Jean-Luc Metzger, Brice Nocenti, David Sanson (dir.), Sociologie de la gestion et du management. Des interactions de travail aux institutions du capitalisme et de l’État

Emersende Stéphan
Sociologie de la gestion et du management
Isabelle Chambost, Jean-Luc Metzger, Brice Nocenti, David Sanson (dir.), Sociologie de la gestion et du management. Des interactions de travail aux institutions du capitalisme et de l'État, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Capitalismes, éthique, institutions », 2024, 350 p., ISBN : 978-2-7574-4030-8.
Haut de page

Texte intégral

1Comment analyser la gestion et le management en sociologues ? C’est la question que pose l’ouvrage collectif dirigé par Isabelle Chambost, Jean-Luc Metzger, Brice Nocenti et David Sanson. Face à l’omniprésence des faits gestionnaires, les auteurs ont souhaité faire un point sur les réflexions menées au sein du Réseau Thématique (RT) « Sociologie de la gestion » de l’Association française de sociologie. Les recherches présentées font varier les angles et les échelles d’analyse pour saisir ce fait social, ce qui conduit les auteurs à insister sur la nécessité d’une analyse collective, cumulative et transdisciplinaire de la gestion.

2En guise d’introduction, les auteurs exposent leur cadre conceptuel. Ils définissent la gestion comme la prise en charge à distance de l’organisation du travail par un groupe professionnel extérieur à la situation de travail en question et qui est considéré comme légitime à le faire. Autrement dit, ce ne sont pas les producteurs ou leur hiérarchie directe qui répartissent les tâches et décident des bonnes manières de les réaliser mais un groupe professionnel à part, les gestionnaires. De cela découle la « gestionnarisation », « processus par lequel un groupe social prétend, avec un succès relatif, au monopole du travail d’organisation socialement reconnu comme légitime » (p. 19, italiques dans le texte). Ce type de processus émerge au début du XXe siècle avec l’organisation scientifique du travail, élément caractéristique du taylorisme. L’objectif de la sociologie de la gestion est ainsi de rendre compte de ces phénomènes de gestionnarisation en mettant en évidence leurs conditions de possibilité et en prêtant attention aux rapports sociaux existants au sein des organisations.

3Pour ce faire, la notion centrale que les auteurs mobilisent est celle de « dispositif de gestion », notion d’inspiration foucaldienne empruntée à Salvatore Maugeri. Un dispositif de gestion renvoie au fait que les individus sont immergés dans des réseaux sociotechniques, ces réseaux désignant les rapports de force symboliques et politiques qui influencent et matérialisent les représentations sociales dominantes déterminant les règles de l’organisation. Les dispositifs de gestion structurent ainsi les rapports entre donneurs d’ordres et sous-traitants, entre ministères et administrations, entre usagers et services, et mettent en relation différents groupes sociaux. Pour les auteurs, cette notion est heuristique car elle permet d’articuler les différentes échelles d’analyse, allant des interactions concrètes aux dynamiques macrosociales que sont les techniques de pouvoir, les organisations, les professions et les institutions.

4L’ouvrage est séparé en trois parties qui rendent chacune compte d’une échelle d’analyse ou d’un type d’objet spécifique.

5À partir d’études empiriques de situations localisées dans une entreprise ou au sein d’une profession, la première partie interroge à la fois la socialisation des individus aux pratiques gestionnaires (quelles dispositions sociales favorisent l’adhésion aux pratiques gestionnaires ?) et le rôle socialisateur des dispositifs de gestion (quels sont les effets des dispositifs de gestion sur les dispositions des individus ?). Par exemple, au terme d’une longue enquête ethnographique dans un bastion ouvrier, David Sanson montre qu’un dispositif d’évaluation individuelle des ouvriers est perçu de façon différenciée par les différentes générations. Les plus jeunes y sont moins opposés car ils ont davantage de bagage scolaire et ont été habitués à l’école aux logiques de l’évaluation. Le poids de la socialisation scolaire à l’évaluation et à la gestion est aussi mis en avant dans le chapitre de Sébastien Petit sur les ingénieurs, qui acquièrent au cours de leur cursus une vision du monde correspondant à celle prônée par les gestionnaires. Celle-ci les conduit à accepter leur autonomie limitée en s’appropriant les objectifs stratégiques de l’entreprise et les dispositifs de gestion, et en déniant les rapports sociaux de domination. La position des ingénieurs dans l’entreprise est analogue à celle des cadres intermédiaires étudiés par Marie-Pierre Bourdages-Sylvain et Nancy Côté, puisqu’ils subordonnent d’autres travailleurs en étant eux-mêmes subordonnés. Ces chercheuses mettent en évidence les effets des dispositifs de gestion sur le rapport au travail des cadres intermédiaires québécois des secteurs de la santé et du travail social. Alors qu’ils correspondent originellement à la figure du « travailleur idéal », plaçant le travail au centre de leur vie et adhérant entièrement aux valeurs de leur institution, certains sont très critiques des réformes gestionnaires, qui les confinent à des tâches moins qualifiées, ce qui peut les conduire à un désengagement du travail et à un repli sur la sphère privée. Ainsi, l’acculturation à la gestion n’est pas systématique et peut même accentuer la fragmentation des collectifs de travail.

6La deuxième partie de l’ouvrage prend pour objet la mise en gestion de l’État et des services publics et cherche à remonter du travail réel à la conception des politiques publiques et aux institutions de l’État. Par exemple, le chapitre d’Hugo Bertillot porte sur deux métiers créés pour relayer les normes étatiques dans le secteur de la santé et des services aux personnes âgées. L’auteur prend au sérieux la présentation de soi de ces acteurs comme des « missionnaires », qui lui permet de comprendre à la fois la teneur morale positive qu’ils voient dans leur tâche et sa difficulté, puisque les institutions avec lesquelles ils travaillent opposent à ces nouvelles normes réticence et méfiance. Les chapitres de Karen Rossignol et de Camille Gasnier portent sur les politiques liées à la santé au travail et montrent notamment que les dispositifs de gestion ont pour caractéristiques une focalisation sur les données quantifiées et une production abondante de documentation. Plusieurs contributions signalent que la gestionnarisation induit un renversement de priorité entre l’outil de gestion et la réalité, conduisant les individus à se focaliser sur les données chiffrées en laissant dans l’ombre d’autres aspects non quantifiés comme les formes de management et les conditions d’emploi. Les auteurs soulignent aussi qu’en se diffusant, la gestionnarisation conduit à l’imposition d’un discours unique qui exclut toute autre forme de représentation de l’objet. Le dernier chapitre de la partie, rédigé par Brice Nocenti, propose une analyse socio-historique de la direction par objectifs (DPO). Dispositif de gestion utilisé par les grandes firmes fordistes des années 1960, la DPO se diffuse au secteur public pour la réduire la part des dépenses de l’État dans le PIB à partir des années 1980. La gestion est alors mobilisée par les dirigeants du public pour répercuter la pression budgétaire sur les échelons intermédiaires et ainsi renforcer leur pouvoir, dans une visée néolibérale.

7La troisième et dernière partie, à un niveau macrosociologique, met en évidence la manière dont les dispositifs de gestion et les institutions du capitalisme se structurent et s’influencent réciproquement. Entre autres, les deux contributions d’Isabelle Chambost portent sur l’analyse financière. Dans un chapitre, elle présente le « consensus des analystes », dispositif financier apparu dans les années 1970 aux États-Unis, affichant l’ensemble des prévisions des analystes concernant l’évolution des titres financiers. Théoriquement, ces prévisions convergent du fait de la rationalité des analystes. Cependant, l’homogénéité de ce consensus, qui influence le marché financier, n’est qu’une construction sociale liée au pouvoir autoréférent qu’il a acquis, car les analystes sont en pratique contraints de se positionner par rapport à lui, ce qui limite les écarts à la moyenne. Son autre contribution retrace la socio-histoire du tableau de financement, outil d’analyse financière apparu dans les années 1960, qui est d’abord orienté vers la reconstruction puis s’ouvre peu à peu aux préoccupations des dirigeants d’entreprises, avant de se stabiliser dans les années 1980 en devenant un outil consensuel destiné aux actionnaires. Le chapitre de Brice Nocenti met également en évidence la spécificité de la décennie des années 1980 au niveau macrosociologique, puisqu’elle marque l’apparition de dispositifs de gestion néolibéraux, définis comme l’organisation gestionnaire de la concurrence à partir de la méthode de l’appel d’offres. Avec par exemple les contrats de sous-traitance, l’appel d’offres permet de mettre en équivalence des entreprises à partir d’un lourd appareil de mesure, de les placer dans une situation de survie avec la menace de non-renouvellement du contrat, et donc de les mettre au pas selon les exigences du donneur d’ordres. Au niveau macrosociologique, la sociologie de la gestion peut ainsi mettre en évidence avec précision les évolutions historiques des phénomènes économiques et financiers.

8La conclusion revient sur l’histoire de l’analyse sociologique de la gestion, en détaillant particulièrement le déplacement théorique du RT « Sociologie de la gestion » au cours des années 2000, passant d’une perspective interactionniste pour le conseil au management à une orientation critique des dispositifs de gestion.

9Si on peut regretter le manque de détails concernant la construction de certaines enquêtes empiriques, on ne peut qu’adhérer à l’invitation des auteurs à poursuivre les enquêtes, particulièrement dans les lieux de pouvoir, souvent difficiles d’accès mais encore trop opaques, pour mettre en évidence les liens de causalité entre les décisions de politique économique et les transformations de la société.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Emersende Stéphan, « Isabelle Chambost, Jean-Luc Metzger, Brice Nocenti, David Sanson (dir.), Sociologie de la gestion et du management. Des interactions de travail aux institutions du capitalisme et de l’État », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 octobre 2024, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65702 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12fwz

Haut de page

Rédacteur

Emersende Stéphan

Doctorante au CENS (Centre Nantais de Sociologie).

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search