Jean-François Bert, Le corps qui pense. Une anthropologie historique des pratiques savantes

Texte intégral
- 1 Philippe Artières, Jean-François Bert, Pierre Lascoumes, Pascal Michon, Luca Paltrinieri, Judith Re (...)
- 2 Jérôme Lamy, L’observatoire de Toulouse aux XVIIIe et XIXe siècles. Archéologie d’un espace savant, (...)
1Le livre du sociologue et historien des sciences sociales Jean-François Bert est publié dans la collection « Heuristiques » que celui-ci dirige avec le sociologue des sciences Jérôme Lamy. Cette collection, « au carrefour de l’histoire et de l’anthropologie des savoirs », s’intéresse aux pratiques, au savoir-faire et au savoir-être des savants. Avant la création de « Heuristiques » en 2023, ces deux sociologues ont travaillé, respectivement et en particulier, sur des personnalités savantes1 et des lieux de savoirs2. Nous retrouvons cette érudition dans le livre qui nous intéresse ici.
2L’ouvrage de Bert se compose de deux parties : la première comprend cinquante pages et présente à la fois une méthode basée sur « les techniques du corps » de Marcel Mauss et l’état de l’art de différentes disciplines telles que l’histoire des sciences, l’anthropologie et la sociologie du corps. La seconde partie, toujours dans un esprit maussien, propose une classification de cent dix pages, cette fois-ci illustrée, des techniques du corps savant avec pour cadre une comparaison historique et culturelle.
- 3 Marcel Mauss, « Notion de technique du corps », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, [1950] 200 (...)
3À présent, intéressons-nous à la première partie du livre. Comme nous venons de le voir, l’auteur structure sa pensée sur la base de la célèbre conférence de Mauss, au cours de laquelle ce dernier s’interroge et questionne son audience à propos du rôle de conférencier, ou de savant, et de l’« ensemble d’attitudes permises ou non »3 dans l’interaction entre l’orateur et l’auditoire. C’est à partir de ce questionnement que Bert élabore une anthropologie comparée des pratiques savantes. Pour cela, il mobilise un corpus qui comprend, évidemment, des auteurs maussiens (Henri Hubert, Marcel Jousse et André-Georges Haudricourt), mais aussi, des sociologues spécifiquement connus pour leurs théories (Erving Goffman, Howard S. Becker et Pierre Bourdieu), et surtout, de nombreux socio-anthropologues et historiens des sciences qui vont d’Edgar Zilsel à James Poskett, en passant par Bruno Latour. De la sorte, Bert s’inscrit davantage dans une histoire de la sociologie des sciences que dans une socio-anthropologie approfondie du corps.
- 4 « [I]l n’y a pas de technique et pas de transmission, s’il n’y a pas de tradition », Marcel Mauss, (...)
4D’autre part, et bien que cela soit en filigrane dans l’ouvrage, Bert élabore une méthodologie en trois axes (production, transmission, et performance des savoirs) qu’il développe selon les moments de vie des agents de socialisation (famille, école, accès au savoir académique, groupes de pairs, etc.). Cette tripartition méthodologique s’inscrit dans le sillage de la conférence de Mauss, qui identifie la production des savoirs à la « tradition »4, dans la mesure où ces savoirs sont le produit d’une reproduction que la société juge « efficace », c’est-à-dire nécessaire à la cohésion du groupe et donc utile à transmettre. Cette transmission, justement, est synonyme d’éducation. La performance des savoirs, quant à elle, renvoie à ce que nous avons vu précédemment, à savoir l’attitude du conférencier, ou du professeur, face à son auditoire.
5Ainsi, pour lier ces trois axes et en accord avec sa méthodologie, Bert propose un classement illustré des pratiques savantes en fonction des âges de la vie, mais aussi, selon les époques et les cultures. Dès lors, la seconde partie du livre est divisée en quatre chapitres, chacun représentant un des agents de socialisation cités en amont.
6Le premier chapitre retrace les âges de la vie des savants en devenir selon quatre périodes (la petite enfance, l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte). Pour chacun de ces âges, Bert a mobilisé une bibliographie différente, dont les tendances sont, dans l’ordre : la psychologie et la psychanalyse, les sciences de l’éducation, l’anthropologie historique, et la socio-histoire. La période de la petite enfance montre l’influence déterminante de la famille dans l’évaluation du potentiel intellectuel de leur progéniture. On y découvre, notamment, des bébés passés au crible de l’imagerie cérébrale dans des laboratoires de recherche scientifique (babylabs) pour évaluer leurs compétences cognitives (vision, audition, toucher, capacités motrices et intellectuelles, etc.). S’ensuivent l’enfance et l’inculcation de normes durant l’apprentissage scolaire, que celui-ci soit oriental, européen ou chinois ; les élèves restent assis à apprendre et à lire et écrire tout en intériorisant, selon la culture, les façons de se tenir, de se contenir, de se maintenir ou, en un mot, un habitus. La période de l’adolescence, elle, est présentée comme une période de transformation, une période liminaire lors de laquelle l’adolescent est formé par un maître ou son équivalent afin qu’il soit suffisamment prêt à accomplir son rite de passage : réussir l’examen d’entrée dans le monde adulte (baccalauréat ou autres). Enfin, l’âge adulte permet de consolider l’habitus savant qui consiste en des techniques de sommeil, de pratiques sportives, d’écriture, de soin du corps, ou de consommation alimentaire. En bref, ce premier chapitre décrit les différents moments de vie de savants tout en insistant sur l’apprentissage par le corps, comme l’héritage culturel familial (capital culturel dirait Bourdieu), la posture assise intériorisée, la rigueur de l’apprentissage en vue d’un examen et, enfin, les techniques du corps savant adulte pour le rendre efficace.
7Les chapitres suivants étant deux à quatre fois plus courts que le premier, nous n’en faisons que des résumés succincts. Les livres qui y sont référencés tendent respectivement vers l’histoire, la sociologie et l’histoire des sciences. Le deuxième chapitre s’intéresse ainsi, dans une perspective historique, au savoir-faire des savants et à leur capacité physique à l’accomplir. Bert y énumère des techniques de recherche, de découverte, de lecture, d’écriture et de vocabulaire spécifique. De la sorte, il montre que le savant, quelle que soit l’époque ou la culture, est avant tout un corps qui s’active à trouver une méthode adéquate pour écrire au mieux ce qu’il pense.
8Le troisième chapitre inventorie les techniques du savoir-être savant, dans une perspective plus sociologique. Y sont répertoriées des façons de se vêtir, de se maintenir, de se présenter, c’est-à-dire de faire valider son statut, son rôle social, par les pairs. Ici, Bert met l’accent sur le décorum qui a accompagné et qui accompagne encore l’universitaire ou le savant qui, lorsqu’il est en représentation, lui confère une aura.
9Enfin, le dernier chapitre énumère des troubles physiques et psychologiques qui peuvent altérer le travail du savant : violence, folie, maladie, handicap, accident, vieillesse, etc. En concluant de cette façon, Bert choisit les cas limites, voire déviants, de ces savants devenus fous, dont le corps déraillant crée une discordance dans l’habitus. Le corps ne peut plus penser, le savant n’est plus, la science disparaît.
10À l’instar de celles qui ont été présentées ici, le livre de Jean-François Bert fourmille de bonnes idées. L’une d’entre elles est, sans doute, celle du lecteur-chercheur qui, assis à son bureau, essayant de trouver une position confortable, les yeux rivés à ce livre et annotant le crayon à la main, puis écrivant ces quelques lignes à l’ordinateur, expérimente la mise en abyme qu’analyse Bert des postures, des pratiques et des techniques du corps du savant. Mais c’est aussi ce même fourmillement qui, à certains endroits, rend le livre quelque peu superficiel. Il est vrai que le principe de liste renforce ce sentiment. On aurait aimé une continuité entre la partie méthodologique et celle des listes puisqu’on ne peut savoir pourquoi Bert a choisi telle photographie plutôt qu’une autre, telle représentation plutôt qu’une autre, pourquoi ces quatre chapitres composent cette seconde partie, pourquoi ces deux parties sont séparées – si ce n’est peut-être pour assumer une dichotomie entre la méthode et l’énumération maussienne ? Tant de questions auxquelles l’ouvrage ne fournit pas de réponse.
Notes
1 Philippe Artières, Jean-François Bert, Pierre Lascoumes, Pascal Michon, Luca Paltrinieri, Judith Revel, Jean-Claude Zancarini (dir.), Surveiller et punir de Michel Foucault, Caen, Presses universitaires de Caen, coll. « Regards critique », 2010 ; Jean-François Bert, Les Techniques du corps de Marcel Mauss. Dossier critique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.
2 Jérôme Lamy, L’observatoire de Toulouse aux XVIIIe et XIXe siècles. Archéologie d’un espace savant, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2007 ; Jérôme Lamy, Michel Beretti, Élise Paré, La base spatiale d’Hammaguir. Traversée culturelle dans les archives de l’espace #1, Paris, CNES, 2020.
3 Marcel Mauss, « Notion de technique du corps », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, [1950] 2008, p. 372.
4 « [I]l n’y a pas de technique et pas de transmission, s’il n’y a pas de tradition », Marcel Mauss, « Notion de technique du corps », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, [1950] 2008, p. 371.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Sacha Demazy, « Jean-François Bert, Le corps qui pense. Une anthropologie historique des pratiques savantes », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 octobre 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65650 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12fgc
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