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Marie Ménoret, Sociologie et cancérologie : un regard de biais

Loïg Pascual
Sociologie et cancérologie : un regard de biais
Marie Ménoret, Sociologie et cancérologie : un regard de biais, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2023, 212 p., ISBN : 978-2-37924-380-6.
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Texte intégral

  • 1 Castra Michel, Carricaburu Danièle, « In Memoriam Marie Ménoret (1959-2019) », Sociologie, vol. 10, (...)
  • 2 Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris – « Cultures et sociétés urbaines ».
  • 3 Marie Ménoret a vécu trente-cinq années après son diagnostic.

1Décédée en 20191, Marie Ménoret laisse derrière elle une œuvre importante sur la sociologie du cancer. Le présent recueil, assemblé par les chercheuses du Cresppa-CSU2 rassemble les écrits de son habilitation à diriger des recherches. On y découvre un ensemble de réflexions sur ses propres enquêtes, allant des entretiens qu’elle réalise dans le cadre du premier Plan national de lutte sur le cancer à ses travaux post-doctoraux sur le Breast Cancer Movement, incluant aussi des analyses plus tardives intégrant son expérience personnelle de porteuse d’un lymphome3. Ces différents textes ont permis à Marie Ménoret de synthétiser un ensemble de transformations de l’espace politique de la santé impliquant les institutions (comme la création de l’Institut national du cancer), les savoirs (l’usage de gènes de prédisposition aux cancers), les traitements (et la vie post-traitement) ainsi que les régimes de la preuve (ce qui légitime l’intervention, en médecine comme en politique). Dans ses propres termes, elle interroge dans quelle mesure les « changements significatifs – en termes de savoir, de pratique, de politique, voire de concept – qui ont caractérisé l’essor de la cancérologie ces trente dernières années [ont] affecté les interactions dans les divers mondes sociaux qui élaborent socialement l’expérience de cette maladie » (p. 25).

  • 4 Glaser Barney G., Strauss Anselm A., The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative R (...)
  • 5 Brown Phil, Zavestoski Stephen, McCormick Sabrina, Mayer Brian, Morello-Frosch Rachel, Gasior Altma (...)

2Trois thèmes principaux sont abordés dans ce recueil : l’autonomie, la vie après le traitement et l’incertitude. Après la dernière partie, l’auteure ajoute une brève conclusion constituée des réflexions méthodologiques sur la grounded theory. Cette dernière désigne, d’après l’auteure, un « processus incessant de travail simultané entre terrain et analyse, jusqu’à ce que les données soient saturées » (p. 32), et donc une démarche qui fait primer l’intuition ethnographique et la conceptualisation in situ sur la revue de littérature ou l’inscription dans une école théorique. Marie Ménoret se réfère ici aux travaux classiques de Barney Glaser et Anselm Strauss4, dans une approche moins positiviste et systématique que le premier, davantage compréhensive comme celle du second, dont témoignent les entretiens sur le vécu affectif au cours d’un traitement, que nous évoquons ci-après. Cette méthodologie résonne quoi qu’il en soit avec les propositions plus récentes de Marie Ménoret autour de la recherche sur « un mode incorporé » (p. 182). En cela, elle contribue à un corpus grandissant de travaux sur les mobilisations incorporées (embodied health movements5) ainsi qu’aux épistémologies féministes du positionnement. Certes, le genre comme catégorie d’analyse n’occupe pas ici une place centrale dans ses travaux, mais sa position sert de point d’appui à une critique de la mise à l’écart de l’expérience des femmes malades du cancer dans les politiques publiques de dépistage (p. 123) et de la présence encore prépondérante de valeurs familialistes dans les campagnes de sensibilisation (p. 115).

3Dans un premier temps, Marie Ménoret propose un bilan historique de la notion d’autonomie. Elle montre comment celle-ci a servi la biomédecine soit en transformant en ambassadeurs du dépistage les malades et leur entourage – voire les concernées potentielles, comme les femmes dans le cas du cancer du sein –, soit en reportant directement le fardeau de la surveillance et de l’initiative thérapeutique sur le patient et sa famille (p. 53-54). L’autonomie s’incarne aussi dans le droit par la diffusion de l’expression de « consentement éclairé », principe servant d’abord, selon Marie Ménoret, à garantir l’exercice biomédical contre les procédures juridiques.

4Simultanément, ces changements dotent le patient « de capacités de judiciariser une relation [que Marie Ménoret juge] paternaliste [et] hors d’âge » avec son médecin (p. 90-91). Cette « culture du droit » implique l’accès à l’information, donne un rôle accru aux associations, mais permet aussi de délocaliser les incertitudes de la clinique vers la vie privée du patient. Marie Ménoret en donne une illustration avec les thérapies alternatives ou complémentaires – qu’elle nomme « non conventionnelles » pour montrer comment leur définition est construite en même temps que celle des savoirs biomédicaux. Ces thérapies sont acceptées par la médecine allopathique dans la mesure où elles se présentent comme ses renforts – une démarche complémentaire et non de substitution. Dans la pratique, les cliniciens laissent aux patients suivant un traitement contre le cancer avec des effets secondaires la décision de suivre d’éventuels « soins de support » (p. 84) : socio-esthétique, acupuncture, chiropratique, etc. Cette délégation est d’autant plus justifiée qu’elle ne prétend pas soigner (du « care » plus que du « cure ») et qu’elle fait appel à la figure désormais publiquement reconnue du patient informé en mesure de prendre ses décisions en connaissance de cause (grâce à l’éducation, aux associations, aux médias, à internet, etc.). Ainsi, par une même manœuvre, la profession médicale assure son domaine d’expertise tout en repoussant au-dehors les incertitudes qu’elle génère. Le patient, censément capable de se renseigner, est libre de suivre des thérapies complémentaires.

5L’une des originalités du travail de Marie Ménoret est d’assumer une démarche qualitative pour éviter, à l’image des chiffrages des grandes enquêtes nationales, de « gommer, pour ne pas dire évacuer sans autre forme de procès épistémologique, la question du malheur qui étreint un certain nombre de ces témoignages » (p. 159). Ses entretiens auprès de patients suivant des traitements lourds voire des transformations physiologiques – notamment une trachéotomie ou une laryngectomie – mettent l’accent sur leurs conséquences affectives. Les témoignages rapportés sont d’autant plus importants que les discriminations sociales associées à la maladie, ainsi que la vie quotidienne avec les séquelles iatrogéniques, soit l’indésirable qui déborde des soins cliniques, restent peu documentées si l’on excepte deux enquêtes nationales, une de la Direction de la recherche au ministère de la Santé et l’autre de l’Institut National du Cancer (p. 141-144). La vie quotidienne est néanmoins très présente dans la montée d’un activisme de plus en plus organisé autour du vécu du cancer comme « situation d’incertitude commune » (p. 174), qui s’incarne par l’émergence de nouvelles figures du malade : le « survivant » ou le « héros ordinaire ».

6Cela conduit au concept central de l’ouvrage : l’incertitude. D’une part, la diffusion de la radiothérapie et des approches épidémiologiques a conduit à la définition des cancers en étapes mesurables. Ce traitement statistique a permis d’en faire un problème public imposant l’intervention de l’État, notamment par la contrainte légale au malade d’informer sa famille – que ce soit par lui-même ou par le praticien. D’autre part, Marie Ménoret se saisit de ce sujet pour mettre en œuvre une sociologie interactionniste, traitant des lieux sociaux de négociation des procédures, des décisions, des définitions… Elle montre comment le besoin de la recherche biomédicale de collecter des données génétiques a été formulé dans les termes d’un juste échange, offrant aux malades en contrepartie une « surveillance [clinique] soutenue » voire des opérations prophylactiques – et ce, malgré de grandes incertitudes sur leurs effets secondaires (p. 99). Ce que l’auteure démontre aussi avec force, c’est que l’approche ethnographique permet de mieux saisir les souffrances causées par la chirurgie, de rendre compte de la pression mise sur les malades et leur entourage dans la gestion d’une information de plus en plus conséquente et technique.

7Dans une dernière partie, Marie Ménoret élargit ses réflexions sur les transformations du régime des preuves, que ce soit en biomédecine (evidence-based medicine) ou dans ses applications politiques (evidence-based public policy). Nous assisterions d’après elle à une transition vers un paradigme de « l’expertise expérientielle », où l’intervention se fait sur le fondement de sources de savoir plus nombreuses, intégrant le vécu du patient. C’est la déduction logique de sa démarche, attentive à l’évolution des formes d’interaction sociale. C’est une perspective dont elle assume les limites, invitant ses lecteurs à « transposer » ses travaux dans leurs propres enquêtes, en les croisant par exemple à des approches davantage centrées sur les rapports de domination (p. 28). On note ainsi qu’à ses fins de démonstration, elle reprend l’image même de la science pure que la biomédecine présente dans l’espace public, afin de lui opposer celle de la « science toujours en train de se faire » (p. 113 et 131), faisant des professionnels de simples relais d’un savoir biomédical homogène. De fait, sa focale porte moins sur les processus de définition des rôles (patient, malade, médecin, survivant…) que sur les rapports de certains sujets au savoir : les patients – et les relais familiaux ou médicaux – comme récipiendaires de l’examen clinique, vivant, voire subissant la mise en œuvre des connaissances biomédicales. On peut alors imaginer poursuivre cette étude des rapports entre profanes et savoirs experts en continuant son « déplacement du regard », c’est-à-dire en appliquant les mêmes critères aux professionnels de santé qu’aux patients. Un tel projet implique notamment considérer la manière dont la position sociale des professionnels – de classe, de genre – mais aussi l’appartenance à des groupes sociaux racisés ou marginalisés façonne leurs rapports aux savoirs, aux patients et à la pratique médicale. De la sorte s’ouvre un dialogue entre deux approches sociologiques de la relation thérapeutique, l’une analysant un rapport de savoir toujours en négociation et l’autre montrant un espace de reproduction des stratifications sociales marqué par une forte inertie.

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Notes

1 Castra Michel, Carricaburu Danièle, « In Memoriam Marie Ménoret (1959-2019) », Sociologie, vol. 10, n° 4, 2019, disponible en ligne : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/5976.

2 Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris – « Cultures et sociétés urbaines ».

3 Marie Ménoret a vécu trente-cinq années après son diagnostic.

4 Glaser Barney G., Strauss Anselm A., The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative Research, Mill Valley, Sociology Press, 1967.

5 Brown Phil, Zavestoski Stephen, McCormick Sabrina, Mayer Brian, Morello-Frosch Rachel, Gasior Altman Rebecca, « Embodied Health Movements: New Approaches to Social Movements in Health », Sociology of Health & Illness, vol. 26, n° 1, 2004, p. 50-80.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Loïg Pascual, « Marie Ménoret, Sociologie et cancérologie : un regard de biais », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 septembre 2024, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65442 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12bxc

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Rédacteur

Loïg Pascual

Doctorant à la Faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal.

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