Erik Olin Wright, Pourquoi la classe compte. Capitalisme, genre et conscience de classe
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- 1 Jan Pakulski, Malcolm Waters, The Death of Class, Londres, Sage Publications, 1996.
- 2 Pour avoir une idée plus précise des travaux de ce chercheur canonique qui a longtemps travaillé av (...)
1En réponse à certains sociologues qui, en raison de la prédominance des classes moyennes et de la baisse des conflits au travail, concluaient à la « mort de la classe1 », Erik Olin Wright2 soutenait, dans cet ouvrage publié en 1997 et traduit récemment en français par Ugo Palheta, qu’une telle conceptualisation permet toujours d’analyser nos sociétés avec justesse, à condition de réaliser quelques ajustements, notamment pour prendre en compte les transformations récentes de la structure de classe. À travers de vastes enquêtes quantitatives comparatives entre différents pays comme le Japon, les États-Unis ou encore la Norvège et la Suède, l’auteur confronte les théories marxistes de la classe à des données obtenues par questionnaire. Pour actualiser la théorie marxiste, il analyse trois problèmes interconnectés : les caractéristiques et les variations de la structure de classe, la relation entre classe et genre, et le lien entre structure de classe et conscience de classe.
- 3 L’analyse wébérienne de la classe ne sera pas détaillée ici. Pour en savoir plus sur l’apport de Ma (...)
- 4 Le terme de « classe travailleuse » est un choix du traducteur, qui a privilégié cette traduction d (...)
- 5 Ce concept est central dans sa théorie et est notamment développé dans : Erik Olin Wright, Class, C (...)
2Avant de procéder à l’analyse de ces trois problèmes, Erik Olin Wright revient en introduction sur les apports des théories marxiste et wébérienne3. Selon la théorie marxiste, les divisions de classe s’articulent autour de deux concepts clés : l’exploitation et la propriété. L’exploitation repose sur la possession des moyens de production, tandis que la propriété définit les différences entre les trois classes fondamentales : les capitalistes, qui exploitent en raison de la propriété des moyens de production ; la classe travailleuse4, dépossédée de ces moyens et exploitée ; et les petits bourgeois, qui possèdent et contrôlent les moyens de production sans recruter des travailleurs salariés. Or, d’après Erik Olin Wright, analyser la formation, la conscience et le conflit de classe dans les sociétés contemporaines nécessite de trouver de nouvelles divisions de classes pertinentes, notamment pour inclure les classes moyennes. C’est pourquoi il propose d’ajouter deux concepts à celui de « propriété » : « l’autorité » et la « qualification ». L’autorité permet de qualifier les positions de classe du petit encadrement ou de l’encadrement supérieur qui occupent alors des « positions contradictoires au sein des rapports de classe5 », salariés, mais dominants. Ces derniers se voient déléguer par les capitalistes non seulement le pouvoir de « domination », mais aussi « d’appropriation ». La différence entre la position de classe des travailleurs et celle du petit encadrement repose sur cette appropriation d’une partie de la survaleur. Les membres du petit encadrement bénéficient d’une rente de loyauté et occupent une « position d’appropriation privilégiée au sein de la sphère d’exploitation ». Le concept de « qualification » permet, quant à lui, de penser la rareté de certains salariés sur le marché du travail et la difficulté de surveiller et de contrôler leur travail en raison de leurs savoir-faire.
3Dans une première partie, Erik Olin Wright examine les évolutions récentes de la structure de classe. Il démontre qu’aux États-Unis, alors que la classe travailleuse a décliné à un rythme accéléré depuis les années 1970, les différentes classes moyennes (travailleurs qualifiés, petit encadrement, encadrement supérieur) ont toutes augmenté. Après un chapitre détaillant les évolutions du travail indépendant, l’auteur s’interroge sur la « perméabilité des frontières de classes » et essaie de déterminer laquelle des trois frontières (autorité, propriété ou qualification) est la plus étanche. Pour ce faire, il étudie trois phénomènes (la mobilité intergénérationnelle, les relations amicales et les couples hétérogames) qui permettent de quantifier les probabilités que des individus issus de positions sociales opposées établissent des liens. À partir de données de quatre pays (États-Unis, Canada, Norvège, Suède), il montre que, que ce soit dans le cadre de la mobilité sociale, de l’amitié ou du mariage, la propriété est la frontière la moins aisément franchissable et l’autorité celle qui est la plus poreuse, soulignant ainsi que, malgré l’essor des classes moyennes, la propriété des moyens de production reste la division la plus forte, comme le soutient la théorie marxiste.
- 6 Il cherche dans le livre à comprendre les effets des mobilisations collectives féministes sur les r (...)
4Dans la seconde partie de l’ouvrage, le chercheur interroge l’effet de la classe sur le genre. Il découvre d’une part que la position au sein de la structure de classe n’est pas un déterminant très puissant ou systématique pour comprendre les variations de la division sexuée du travail domestique. Toutefois, il pense qu’une des pistes les plus prometteuses pour actualiser la théorie marxiste se situe à l’échelle institutionnelle avec l’analyse du rapport entre mobilisation politique des classes et des rapports de genre6. D’autre part, il se penche sur le lien entre les inégalités de genre et l’« autorité » et montre que les variations d’inégalités entre pays sont le résultat de l’interaction entre les différences d’abondance de positions d’autorité dans les pays d’un côté, et la capacité des mouvements de femmes à contester les obstacles à l’accès à ces postes de l’autre.
5Enfin, la troisième partie met en évidence les liens entre le niveau microsociologique (position de classe, pratiques individuelles de classe et conscience de classe) et macrosociologique (structure de classe, lutte de classe et formation de classe). L’auteur commence par quelques précisions conceptuelles. La « formation de classe » désigne l’agrégation et l’organisation des forces sociales pour satisfaire des intérêts de classe au sein de la structure de classe. Cette notion, qui renvoie au processus par lequel la classe se forme, permet de faire le lien entre les deux échelles micro et macrosociologique. Tandis que la formation de classe se caractérise par des rapports sociaux coopératifs, la structure de classe est définie en revanche par des rapports sociaux antagonistes entre des positions de classe. La structure de classe limite ainsi les pratiques des individus via la conscience de classe et ces pratiques transforment la structure. Ensuite, le chercheur s’attelle à démontrer qu’il existe toujours un lien fort entre position de classe et conscience de classe, grâce à des données sur les opinions individuelles sur le capitalisme. La Suède est la société la plus polarisée idéologiquement entre classe travailleuse et classe bourgeoise et ces divergences s’expliquent davantage par la frontière de la propriété. Aux États-Unis, les idées de la classe bourgeoises sont davantage partagées par la classe travailleuse. Enfin, au Japon, la polarisation idéologique est plus faible qu’aux États-Unis et en Suède et c’est plutôt la qualification qui explique principalement ces différences. La formation de classe idéologique diffère ainsi en fonction d’axes qui structurent la société (autorité, propriété et qualification).
- 7 Sa conception multidimensionnelle des classes sociales prenant aussi bien en compte la propriété, l (...)
6Dans cet ouvrage, l’auteur reconstruit un cadre théorique marxiste sophistiqué en le mettant à l’épreuve de données empirique. Il adopte une conception réaliste, relationnelle, multidimensionnelle et résolument dynamique de la classe7. Pour Ugo Palheta, la classe a parfois été sous-conceptualisée et même dévoyée comme un synonyme d’origine sociale ou de milieu social, sans une attention particulière à la structure, la lutte et la conscience de classe. Or, il semble plus que jamais nécessaire de redonner à ce concept sa profondeur alors que les mobilisations populaires et contestataires se multiplient en France et dans le monde.
Notas
1 Jan Pakulski, Malcolm Waters, The Death of Class, Londres, Sage Publications, 1996.
2 Pour avoir une idée plus précise des travaux de ce chercheur canonique qui a longtemps travaillé avec Michael Burawoy, le traducteur du livre a notamment fait paraître une synthèse très accessible : Ugo Palheta, « Erik Olin Wright : reconstruire le marxisme », La Vie des idées, 2019, en ligne : https://laviedesidees.fr/Erik-Olin-Wright-reconstruire-le-marxisme.
3 L’analyse wébérienne de la classe ne sera pas détaillée ici. Pour en savoir plus sur l’apport de Max Weber à l’analyse des classes sociales, voir Pierre Merle, « L’apport de Max Weber à l'analyse de la structure sociale », SES-ENS, 2015, en ligne : https://ses.ens-lyon.fr/articles/l-apport-de-max-weber-a-l-analyse-de-la-structure-sociale-258496 ; ou Pierre Merle, « En haut, en bas. Les stratifications sociales selon Weber », La Vie des idées en ligne : https://laviedesidees.fr/En-haut-en-bas.
4 Le terme de « classe travailleuse » est un choix du traducteur, qui a privilégié cette traduction de l’anglais « working class », du fait des débats français sur les « classes populaires » et « ouvrières ».
5 Ce concept est central dans sa théorie et est notamment développé dans : Erik Olin Wright, Class, Crisis, and the State, Londres, Verso, 1979.
6 Il cherche dans le livre à comprendre les effets des mobilisations collectives féministes sur les rapports de genre.
7 Sa conception multidimensionnelle des classes sociales prenant aussi bien en compte la propriété, l’autorité, la qualification que les liens sociaux, le genre, la race par exemple, s’oppose à des visions plus réductionnistes actuelles défendues par exemple en France par des auteurs comme Stéphane Beaud et Gérard Noiriel. En cela, Wright se rapproche davantage des théories intersectionnelles, même si son livre date de 1997.
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Referencia electrónica
Maud Yaïche, « Erik Olin Wright, Pourquoi la classe compte. Capitalisme, genre et conscience de classe », Lectures [En línea], Reseñas, Publicado el 18 septiembre 2024, consultado el 09 diciembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65437 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12bkc
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