Jason W. Moore, L’écologie-monde du capitalisme. Comprendre et combattre la crise environnementale
Texte intégral
1Cet ouvrage nous plonge dans les débats philosophiques contemporains en études environnementales et semble poursuivre deux grands objectifs. Le premier consiste à prolonger la réflexion déjà engagée depuis plusieurs décennies par Jason W. Moore, posant comme origine de la catastrophe écologique les rapports de classe capitalistes. Le second est de répondre aux débats ouverts suite à la publication de ses travaux avec d’autres courants écomarxistes ou écosocialistes, qui se cristallisent sur la manière de saisir le rapport entre Nature et Société. Cette relation fait l’objet de discussions à deux niveaux. Tout d’abord au niveau de la substance, soit Nature et Société sont considérées comme ayant la même substance – elles seraient l’une et l’autre composées de poussières d’étoiles –, avec pour conséquence le fait que la nature a une histoire et que l’histoire est naturelle (monisme de substance), soit la nature est vue comme inerte et extérieure aux sociétés humaines (dualisme de substance). Ensuite, au niveau de la propriété, soit Nature et Société sont vues comme ayant des modalités d’action similaires, comme la capacité de résistance au capitalisme (monisme de propriété), soit on leur prête des propriétés d’action qui ont des impacts distincts (dualisme de propriété). Moore plaide dans son ouvrage pour les deux positions monistes, en s’opposant d’une part au dualisme de substance, porté par le capital, et d’autre part au dualisme de propriété, porté par les écosocialistes.
2L’ouvrage est divisé en deux chapitres. Le premier, intitulé « Le Capitalocène », s’étend sur 130 pages et comprend deux parties. L’auteur y défend la thèse radicale du passage de l’Holocène – une ère géologique stable – à une ère géologique rendue instable par le capital, devenu la première force géologique.
3Dans la première partie de ce chapitre, « Nature et Origines de la crise écologique », l’auteur se demande « où et quand commence le rapport moderne de l’humanité avec le reste de la nature » (p. 49). Il revient à cet égard sur une confusion encore dominante dans les sciences environnementales – portée entre autres par le GIEC –, selon laquelle nous serions tous responsables de la catastrophe en cours. Moore considère que ce brouillage a d’importantes conséquences matérielles et idéelles, notamment la reproduction des systèmes de « domination, d’exploitation et d’appropriation du “monde réel” » (p. 63) ainsi qu’un rapprochement avec les pensées néo-malthusianiennes. Cette vision erronée trouve son origine dans le dualisme de substance Humain-Nature qui masque les interdépendances entre les vivants et le capital. Pour l’auteur, ces interdépendances sont façonnées par le capital, mais aussi par les vivants (p. 56). Ce rapport de réciprocité conduit Moore à révéler les liens indéfectibles entre l’essor du capitalisme et ce qu’il nomme « le tissu de la vie », compris comme les agencements dynamiques entre tous les vivants, faisant de celui-ci non un système économique, mais une écologie-monde multispécifique (p. 80). Il situe alors l’avènement du Capitalocène au XVe siècle, à une période où l’Europe développe des outils spécifiques à ses objectifs de conquête du Nouveau Monde. Ces outils – : compter, évaluer, cartographier (p. 71) – permettent le doublement de l’extension géographique du capitalisme entre 1535 et 1680 (p. 89). Ils seront aussi déterminants pour l’accumulation du capital à venir et pour le développement, au XIXe siècle, des machines à vapeur.
4Dans la deuxième partie de ce premier chapitre, « L’accumulation par appropriation », Moore se demande comment le capitalisme valorise et dévalorise la vie et la terre, afin de saisir les limites du capital et de la nature dans leurs interactions conjointes. Autrement dit, comment la valeur fonctionne-t-elle dans le tissu de la vie ? Pour répondre à cette question, Moore poursuit sa réflexion sur l’unité de l’humanité-dans-la-nature et de la nature-dans-l’humanité (p. 118), une unité niée par le capital qui a longtemps relégué les esclaves, les femmes, les peuples autochtones et d’autres groupes à la Nature pour mieux les aliéner. Ce dualisme de substance a en effet été très utile aux capitalistes dans la mesure où le travail gratuit fourni par ces groupes constitue la base des conditions nécessaires à l’accumulation du capital. Ainsi, Moore décrit le rapport entre le capital et les travailleuses et travailleurs non payés, humains et non humains, « qui permet la reproduction des conditions de la hausse de la productivité du travail à une échelle toujours plus large » (p. 133). Cette « nature sociale abstraite », comme il l’appelle, repose non sur l’exploitation, mais sur l’appropriation via un « large répertoire de stratégies – le droit, la propriété, le cadastre, la cartographie » (p. 144). Pour illustrer sa démonstration, il montre que le capitalisme repose sur différentes phases de développement qui font évoluer les régimes genrés, racialisés et scientifiques du travail non payé (p. 132).
5Cette appropriation du travail gratuit des natures humaines et non humaines par le capital mène Moore à théoriser cette fois un monisme de propriété, c’est-à-dire une unité dans les capacités d’action de la Nature et de la Société. Il avance ainsi l’idée d’une « résistance commune au capitalisme » (p. 151) des natures humaines et extra-humaines. L’action des mauvaises herbes qui compliquent le business de l’agroalimentaire est par exemple associée à l’action des travailleurs qui se mobilisent contre la simplification de leurs tâches. D’autres rébellions sont mentionnées : « les chevaux refusent de travailler ; les virus mutent » (p. 131). Moore s’inspire de la conception de James O’Connor sur la seconde contradiction du capitalisme : si la première contradiction considère que l’accumulation du capital produit des crises économiques et révoltes humaines, la seconde montre que le projet du capital – touchant aux limites de reproduction des natures – est contrecarré par l’effondrement de ces mêmes natures. D’un point de vue tactique, il faudrait donc « se focaliser sur les rapports de pouvoir et de (re)production qui régissent la création d’environnements » (p. 174) et dépasser la seule sphère économique (p. 177).
6Dans un second chapitre beaucoup plus court, intitulé « Les opiacés des écologistes », Moore explicite les contradictions de la pensée des écologistes en montrant ses liens avec l’idéologie capitaliste, avant d’avancer des propositions stratégiques. Il rappelle que la trinité « capitalogène », à savoir « division de classe climatique, apartheid climatique, patriarcat climatique » (p. 201), est avant tout un projet de classe et non une « intersectionnalité abstraite » (p. 205). Il s’agit alors de porter son attention sur le prolétariat, le fémitariat et le biotariat comme outils stratégiques, mais aussi comme « possibilités historiques qui limitent de plus en plus la capacité d’autoreproduction du capital » (p. 206). En cela, la catastrophe écologique est un moment révolutionnaire pour Moore.
7L’intérêt de l’ouvrage de Moore est de poursuivre le combat contre les approches néomalthusiennes – qui pour beaucoup n’ont pas conscience de l’être – et l’écologie théorique et politique individualiste. Pour cela, cet ouvrage est absolument nécessaire dans un milieu académique et militant, où une large frange est encore affiliée à ce qu’il appelle la « Bonne Science », c’est-à-dire une approche compatible avec les intérêts du capital (p. 188). Un autre apport important de cet ouvrage est une critique des conceptions qui concentrent leurs théorie et stratégie sur les techniques (p. 78). En cela, il se distingue de Malm : « On ne mettra pas un terme à la crise climatique en “arrêtant le pétrole” ou en “sabotant des pipelines”. La solution réside dans la démocratisation des moyens capitalogènes de la production matérielle et intellectuelle » (p. 37).
- 1 Andreas Malm, Avis de tempête, La Fabrique, Paris, 2023.
8Plusieurs réserves peuvent néanmoins être émises. Sur la forme tout d’abord, la complexité de l’ouvrage rend difficiles la compréhension et la diffusion de cet appel à un changement urgent et radical de conception intellectuelle. La structuration des idées manque de clarté, et certains concepts, en particulier les noms propres que Moore utilise pour souligner le caractère sacré de certaines idéologies capitalistes, sont insuffisamment définis. Sur le fond, ensuite, un point pourrait être questionné : Moore s’oppose aux approches écosocialistes qui postulent que « le capitalisme détruira le dernier arbre » (p. 213), idée selon laquelle l’effondrement des écosystèmes n’impacte pas le business as usual et qui présuppose que seul l’humain a un pouvoir d’action sur les sociétés humaines. Au contraire, selon l’auteur, la destruction des écosystèmes limite les conditions d’accumulation du capital par la fin d’une « Nature bon marché » et une baisse du taux de profit. Selon nous, même si la catastrophe climatique influence l’orientation de l’accumulation du capital, provoquera-t-elle la chute du capitalisme avant que la planète devienne invivable pour une large majorité de l’humanité ? Peut-on aujourd’hui considérer que la domination du capital soit réellement mise en danger par la crise climatique ? Comme le souligne Paul Guillibert dans la préface, la pensée effondriste de Moore ne précise pas si l’effondrement sera le fait d’une révolte des masses ou des contradictions internes du capitalisme. En cela, Moore semble passer à côté du dualisme de propriété postulé par Andreas Malm1, qui n’a pas pour but d’objectifier la nature, ni de l’exploiter plus intensément – comme le font les capitalistes –, mais vise à mieux comprendre et distinguer ce qui relève de l’agentivité humaine et de l’agentivité non humaine, à la recherche du sujet révolutionnaire et de la stratégie gagnante. La conséquence concrète de la perspective moniste de Moore est qu’elle attribue un pouvoir d’action aux natures extra-humaines sur les sociétés humaines, y compris les plantes et animaux non humains.
9Enfin, si Moore a raison d’insister sur la reconnaissance d’une « division tripartite du travail en vigueur dans l’écologie-monde du capitalisme : la force de travail, le travail humain non payé, le travail de la nature dans son ensemble » (p. 178), l’enrôlement du travail de la Nature au service des intérêts du capital nous permet-il pour autant d’affirmer l’existence d’un « biotariat » ? Cette conception d’un prolétariat écologique, qui fait de ces actants autres qu’humains des composantes révolutionnaires, relativise-t-elle les stratégies de lutte spécifiquement humaines contre le capital ?
Pour citer cet article
Référence électronique
Capucine Mouroux, « Jason W. Moore, L’écologie-monde du capitalisme. Comprendre et combattre la crise environnementale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 septembre 2024, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12bhv
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