Laurence Danguy, Julien Schuh (dir.), « L’œil numérique », Sociétés & représentations, n° 55, 2023
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1Ce numéro de la revue Sociétés et Représentations dirigé par Laurence Danguy et Julien Schuh aborde un sujet dont les enjeux sont d’actualité, celui de l’omniprésence de l’intelligence artificielle (IA) dans la vie quotidienne et les transformations que cela entraîne, en particulier par ce que les auteurs appellent « l’œil numérique ». Le dossier s’ouvre par un riche et attrayant cahier iconographique d’images produites grâce à Stable Diffusion, une IA qui génère des images numériques photoréalistes à partir de textes en langage naturel (prompts). Ces pages fournissent une première intuition de la puissance de l’IA dans la production d’images. Cependant, l’œil numérique de l’IA peut aussi être perçu comme un danger à cause des potentialités panoptiques de contrôle social qu’il permet, qui représenteraient sa part d’ombre. Le dossier présente ces deux aspects de l’œil numérique de l’IA et s’interroge sur la nature des images produites par cette dernière. La variété des sujets abordés empêche d’en entreprendre un compte rendu exhaustif. Toutefois un thème revient souvent, celui de la comparaison entre l’œil religieux omnipotent et l’œil numérique omniprésent. Aussi nous choisissons d’orienter notre recension par ce thème transversal.
- 1 Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004.
2Dans l’introduction, Laurence Danguy et Julien Schuh définissent l’œil numérique comme « l’ensemble des processus de production, de transformation et de captation des images digitales » (p. 60) qui font naître ce qu’ils appellent une « culture visuelle post-humaine ». Le numérique devient le « nouveau lieu des images » qui n’existent que dans le cyberespace. Rappelant que l’anthropologie des images développée par Hans Belting1 appréhende celles-ci comme le résultat d’opérations culturelles qui transforment une perception intérieure en une production concrète extérieure, les auteurs soulignent que l’IA vient modifier ces opérations en dissociant l’appareil de production du dispositif de perception et que cette dissociation a deux effets. L’image numérique peut être manipulée, et elle peut être distribuée. Les autres définitions de l’œil numérique précisent l’environnement technique dans lequel s’effectuent cette distribution et cette manipulation. L’œil numérique peut être vu comme une « prothèse qui surajoute à nos sens une couche matérielle et algorithmique » (p. 62), un « système qui observe notre regard et en tire des statistiques pour mieux l’attirer » (p. 63), un « nouveau principe d’organisation du visible » ou une « nouvelle agentivité », et enfin « l’ensemble des médiations nouvelles qui créent une culture visuelle devenue hybride » (p. 69). Si l’anthropologie en est « ébranlée dans ses fondements mêmes », l’iconologie doit aussi être modifiée en raison des « hyperobjets que sont les images en réseau » (p. 69) qui réduisent l’importance de chaque image singulière.
- 2 L’expression est imaginée par le philosophe Gilbert Ryle pour désigner, suivant la conception carté (...)
3Dans le premier article, Alain Boillat s’intéresse à la surveillance du corps humain et du corps social par l’IA telle qu’elle est représentée dans le cinéma hollywoodien de science-fiction et dans quelques séries télévisées. La mise en forme narrative de cette surveillance est analysée à partir d’œuvres variées qui ont en commun de mettre en scène cette surveillance constante par l’IA pour susciter la peur du spectateur. Dans ces productions, les habitats connectés utopiques deviennent des habitats dystopiques dans lesquels l’humain peut se retrouver esclave de l’IA, soit parce qu’il est surveillé au quotidien comme dans 2001 : L’Odyssée de l’espace, soit parce que l’IA crée une société totalement contrôlée comme dans Logan’s Run ou Westworld. Dans certaines productions, la machine peut devenir une divinité appelée father comme dans Person of Interest ou mother comme dans Alien. L’anthropomorphisation de la machine évoque le « fantôme dans la machine » selon l’expression de Ryle2 citée par l’auteur (p. 91). L’idée du fantôme dans la machine permet de rouvrir le thème de la maison hantée – ici par une IA. Cette IA peut chercher à maltraiter les corps eux-mêmes dans la tradition des tueurs en série psychopathes qui éliminent un à un les protagonistes de l’histoire, comme dans Demon Seed. Le motif du corps mis à mal est un motif classique du film d’horreur, si ce n’est qu’ici c’est l’IA qui a le rôle du tueur en série. Dans ces films, le pouvoir de la machine s’incarne dans un œil numérique comme l’œil rouge de 2001 : L’Odyssée de l’espace, un dispositif panoptique qui observe sans cesse les humains jusqu’à en prendre le contrôle.
- 3 Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013.
4Une fois la surveillance totale des humains mise en place, on pourrait imaginer que l’IA détecte toute conduite qui enfreigne une norme et la sanctionne avec une arme intégrée. C’est le thème du deuxième article, rédigé par Jean-Paul Fourmentraux et intitulé « Dans l’œil du viseur ». Cet article propose une réflexion autour du film Il n’y aura plus de nuit d’Éléonore Weber. Ici, l’œil numérique devient l’œil d’une vision armée, un mécanisme qui déclenche le tir d’une arme. L’auteur choisit alors le théâtre d’opération des guerres asymétriques au Moyen-Orient menées par l’Occident en Irak, au Pakistan ou en Afghanistan, pour réfléchir sur la notion d’œil numérique armé. Avec un œil numérique armé, il n’est plus nécessaire de se trouver physiquement sur le champ de bataille pour tirer, puisque l’on « voit » à distance à travers ce que l’œil numérique « voit » sur place. Ainsi s’installe une guerre à distance, distanciation permise par l’usage de l’œil artificiel viseur. L’auteur cite le philosophe Grégoire Chamayou3 qui propose une analogie entre l’œil numérique de l’IA omniprésente et l’œil de Dieu surplombant et omniscient, tel qu’il est décrit dans le récit de Caïn dans la Genèse : « l’œil de Dieu embrasse de son regard surplombant la totalité du monde ». Se rendre invisible à cet œil quasi divin devient alors l’objectif des combattants afghans qui cherchent à échapper aux frappes invisibles lors de la guerre des drones en Afghanistan. Pour l’auteur, cette guerre à distance pose des problèmes éthiques et politiques. Il questionne donc la relation nouvelle qu’elle induit entre le combattant et ceux qu’il tue. Le film d’Éléonore Weber lui permet de montrer comment cette nouvelle stratégie peut conduire à une crise de l’éthos militaire. Il commente ensuite d’autres productions artistiques qui se présentent comme une forme de résistance à la surveillance généralisée en visibilisant des installations militaires supposées rester invisibles au grand public ou des infrastructures matérielles rarement visitées, ceci en appuyant sa réflexion sur ces œuvres. L’art militant devient un instrument de visibilisation de ce qui avait été conçu pour rester invisible, comme en témoignent les images du photographe et géographe Trevor Paglen qui, dans sa série Untitled (Reaper Drone) notamment, expose les lieux où la surveillance étatsunienne opère et visibilise les bases secrètes américaines du désert de Las Vegas dans la guerre des drones, ou la vidéo 5000 Feet is the Best, dans laquelle Omar Fast met en scène une erreur de tir d’un drone (l’œil numérique ne voit pas tout, ou voit mal) avec ses conséquences psychologiques.
5L’œuvre de Trevor Paglen est également le fil rouge de l’article de Nathalie Dietschy. À nouveau apparaît le parallèle entre « l’œil omnipotent chrétien et l’œil profane et politique de la raison » car, pour elle, « l’œil machinique, ubiquitaire et omniscient est une thématique explorée par de nombreux artistes contemporains » (p. 127). L’auteure se donne pour objectif de regarder l’œil de la machine qui nous regarde. Pour cela, elle se penche sur 70 Feet Underwater de Trevor Paglen qui représente les câbles sous-marins qui constituent les structures matérielles d’Internet. Elle y voit une preuve que la métaphore du cloud masque la matérialité des structures du Web et fait alors le lien avec l’artiste sud-coréen Nam June Paik qui, dans les années 1970, attirait l’attention sur la présence croissante mais masquée des « autoroutes électroniques ». Elle passe ensuite à l’examen des algorithmes de reconnaissance de portraits photographiques. À nouveau, s’appuyant sur le travail de Paglen, elle note que les biais algorithmiques des images proviennent souvent de cadres anthropologiques précis, comme l’eugénisme de Francis Galton qui amené Alphonse Bertillon à imaginer son système anthropométrique racial. La reconnaissance d’image par la photographie peut alors servir d’instrument pour définir des types de population, dont les valeurs typiques (moyenne, type) ont été pensées par Bertillon et Galton. L’œil de la machine serait alors non pas un œil naïf mais un œil racial.
- 4 Concept introduit par Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.
6Dans leur article, Alberto Romele et Marta Severo se demandent comment représenter visuellement l’IA invisible et comparent cette difficulté avec celle de la représentation visuelle du divin. Cette comparaison amène les auteurs à effectuer un rapprochement avec le problème de l’iconoclasme dans l’art religieux. Mais, plutôt que de renoncer à toute image de l’IA, ils prônent une approche non iconoclaste, ce qui nécessite une théorie de l’image adaptée. Pour cela, il faut abandonner l’idée selon laquelle une image doit « montrer la chose » (p. 180) en référence à un phénomène donné. C’est cette tentative, vouée à l’échec dans le cas de l’IA, qui amène l’iconoclasme. À la place, les auteurs proposent d’utiliser le concept d’« image pensive4 » qui permet de se passer de support de référence. Pour eux, la bonne approche visuelle de l’IA doit être non iconoclaste mais non référentielle. Après avoir montré pourquoi les tentatives référentialistes de représentation de l’IA échouent, outre le fait qu’elles posent des problèmes éthiques en tant qu’elles induisent en erreur les non experts, les auteurs introduisent la notion d’« image portail », une image qui doit permettre d’entrer dans l’IA par des métaphores qui incitent à la réflexion, en mentionnant l’initiative Better Images of AI. Une imagination juste (dans le sens de la justesse de la pensée) est aussi éthique (dans le sens où elle rend justice à ce qu’est réellement l’IA). Des images justes de l’IA évitent ce que les auteurs appellent un effet d’anesthésie des spectateurs devant des images de science-fiction qui fascinent ou inquiètent, mais ne permettent pas de penser. Les auteurs plaident pour des images pensives dans ce sens.
7Dans « Vision distante et archive photographique », Daniel Foliard cherche si une raison numérique est à l’œuvre dans la production d’images numériques, et laquelle. L’œil numérique est défini comme « la somme des opérations qui caractérisent la vision par ordinateur » (p. 229), une vision qui peut devenir problématique et qu’il s’agit de dénaturaliser. L’un des enjeux essentiels est de ne pas ignorer l’existence d’optiques automatiques et de « documenter ces hypostases » (p. 238). À nouveau apparaît le vocabulaire religieux, ce qui tend à montrer que certains enjeux de l’IA pourraient s’appréhender avec une méthodologie issue des sciences des religions.
- 5 Voir Christian Walter, « Le silence de l’explosion. À propos de Good Kill (2014) d’Andrew Niccol », (...)
8Ce dossier est remarquable et extrêmement riche, et on n’a pas pu rendre pleinement justice à sa densité. Suggérons donc quelques questions ou compléments pour les articles analysés. Dans l’article de Jean-Paul Fourmentraux, il aurait pu être intéressant d’aller au bout de l’idée selon laquelle la crise de l’éthos militaire peut entraîner des conséquences sur la vie personnelle du soldat, en l’illustrant avec le film Good Kill d’Andrew Niccol, qui montre comment la crise éthique d’un pilote de drone d’une base secrète de la CIA se transmet à son couple, et finit par le détruire5. Les considérations sur Galton et Bertillon pourraient être complétées par une réflexion sur l’influence de la théorie de l’homme moyen d’Adolphe Quetelet, créant un écho avec l’objectif d’uniformisation des images par les algorithmes. Enfin, les réflexions d’Alberto Romele et Marta Severo trouveraient un complément intéressant avec la réflexion iconographique sur la question des « icônes achiropites » (non faites de main d’homme) dans la représentation du divin.
Notes
1 Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004.
2 L’expression est imaginée par le philosophe Gilbert Ryle pour désigner, suivant la conception cartésienne, l’« esprit » qui habiterait dans un « corps ». Voir Gilbert Ryle, La notion d’esprit. Pour une critique des concepts mentaux, Paris, Payot, 2005 [1949].
3 Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013.
4 Concept introduit par Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.
5 Voir Christian Walter, « Le silence de l’explosion. À propos de Good Kill (2014) d’Andrew Niccol », Esprit, 2024, en ligne : https://esprit.presse.fr/actualites/christian-walter/le-silence-de-l-explosion-a-propos-de-good-kill-2014-d-andrew-niccol-45272.
Top of pageReferences
Electronic reference
Christian Walter, « Laurence Danguy, Julien Schuh (dir.), « L’œil numérique », Sociétés & représentations, n° 55, 2023 », Lectures [Online], Reviews, Online since 14 September 2024, connection on 04 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65392 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12asp
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