Xavier Pons, Débattre des politiques d'éducation en France. Une enquête sociologique (1997-2022)
Texte intégral
- 1 Voir Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 1991 [1970].
1Qu’il s’agisse de réformer les rythmes scolaires, changer de méthode d’apprentissage de lecture ou encore modifier les programmes scolaires, et l’on en passe, les politiques scolaires semblent à première vue particulièrement propices à déchaîner les passions de tous les pans de la société française. Pour autant, ces débats sont le plus souvent assez limités dans leur contenu, et le décalage est souvent grand entre les arguments avancés et l’état des recherches sur les enjeux concernés. Or, jusqu’à présent, peu de travaux ont justement porté sur les modes de structuration des débats éducatifs et la manière dont ceux-ci s’articulent avec les politiques mises en œuvre. C’est cette aporie que s’emploie à combler Xavier Pons dans cet ouvrage qui vient prolonger le travail exposé dans son mémoire original d’habilitation à diriger des recherches, soutenu en 2017. La thèse principale que l’auteur défend est que le contenu, l’étendue, la saillance et l’effectivité de ces débats sur les questions éducatives dépendent de configurations – au sens éliasien du terme de « contraintes d’interdépendance »1 – d’acteurs particulières, qu’il qualifie de « configurations de dicibilité ».
2Selon Xavier Pons, la frontière entre le dicible et l’indicible dans chacune de ces configurations résulte elle-même de la combinaison de trois processus distincts : un processus de politisation, qui renvoie à la « captation des enjeux de politique d’éducation (policies) au nom d’une lutte entre forces politiques constituées (politics) » (p. 33), un processus de confinement, entendu comme « l’ensemble des actions et des discours qui concourent, volontairement ou non, directement ou non, à limiter ou empêcher le développement d’un débat public sur un sujet » (ibid.) et un processus de routinisation, c’est-à-dire « la construction de routines comprises elles-mêmes comme des formes particulières de lien social qui visent à réduire l’incertitude des situations, à instaurer un sentiment de confiance et à maintenir une relative continuité du monde des objets et des discours » (p. 33-34).
3Pour tester son hypothèse, Xavier Pons a sélectionné trois débats parmi bien d’autres possibles en prenant soin de faire varier entre eux trois critères : l’ampleur du public concerné, la saillance du sujet et son degré de publicisation. Les sujets de controverse ainsi retenus sont la lutte contre l’absentéisme des élèves dans les premier et second degrés, le Programme de suivi des acquis des élèves (Pisa) lancé par l’OCDE à la fin des années 1990 pour comparer les performances des élèves de 15 ans entre ses pays membres par rapport à différentes compétences, et enfin la mise en œuvre dans le secteur éducatif de la Loi organique relative aux lois de finances (Lolf) adoptée en 2001 et entrée en vigueur en 2006, qui instaure dans l’organisation des dépenses publiques une logique de programmes et d’objectifs à atteindre.
4Xavier Pons suit ainsi l’évolution de chacun de ces débats sur un quart de siècle (1997-2022) à partir de quatre arènes : parlementaire, institutionnelle, médiatique et scientifique, qu’il objective respectivement à partir des transcriptions des débats à l’Assemblée nationale et au Sénat présentes dans le Journal officiel, des dépêches de l’agence de presse spécialisée dans l’éducation AEF Info, d’un corpus d’articles de presse constitué à partir de l’agrégateur Europresse et enfin d’un autre corpus de publications académiques collecté à partir de différentes bases de données, le tout étant complété par près de 80 entretiens réalisés auprès de différents acteurs du secteur.
- 2 Notamment Etienne Douat dans l’ouvrage tiré de sa thèse : L’école buissonnière, Paris, La Dispute, (...)
5À partir d’un fastidieux traitement de cette importante masse de données, l’auteur s’emploie à retracer la chronologie de chacun de ces débats en distinguant plusieurs phases dans chaque cas, puis examine comment joue l’articulation entre les trois processus indiqués, qu’il qualifie malicieusement de « combinaison PCR » (politisation-confinement-routinisation) en clin d’œil au désormais fameux test virologique. Dans le cas de l’absentéisme, il pointe ainsi la monopolisation du débat par la polémique sur la suspension des allocations familiales versées aux parents des élèves concernés, qui connaît une forte politisation, se routinise progressivement et confine deux autres types de discours, l’un institutionnel, constitué par des initiatives alternatives à cette sanction, et l’autre émanant des chercheurs qui proposent d’autres cadrages du phénomène2. Et cette configuration que Xavier Pons qualifie de « monopolisée » a d’autant plus de quoi surprendre que la suspension des allocations familiales était en fait déjà prévue par la loi lorsque les parlementaires polémiquaient sur son opportunité...
6Le cas de Pisa est assez différent puisqu’après être restés confinés aux initiés durant les premières années de l’enquête au début des années 2000, les résultats concernant la France font l’objet d’une importante politisation dans la deuxième moitié de la décennie, avant de devenir un outil de communication routinisé, puis de connaître un approfondissement critique sur la dernière période. L’auteur qualifie cette configuration de « banalisée » du fait de la multiplication des références à l’enquête par les acteurs institutionnels, de l’évacuation par les mêmes de son contenu statistique et de son intégration dans des débats plus anciens sur le système scolaire français.
7Le cas de la Lolf caractérise cette fois un débat « effacé » qui voit se succéder un moment de découverte consensuel et enthousiaste, une phase de polarisation critique, une focalisation des débats parlementaires sur les moyens et enfin une extinction des débats sur la dernière décennie étudiée.
- 3 Voir notamment les travaux de Robert Proctor, dont on peut lire l’entretien qu’il a attribué au phi (...)
8Après avoir étudié la configuration de ces débats publics, Xavier Pons s’intéresse à leurs effets sur l’action publique. À l’encontre des tenants du « tournant argumentatif », qui attribuent un poids important aux discours publics sur les politiques, l’analyse conclut à un découplage important entre les deux. Dans la perspective des travaux portant sur l’agnotologie3, c’est-à-dire l’entretien actif de l’ignorance par certains agents sociaux, elle pointe un effet d’« ignorance collective » qui se traduit par l’incapacité des débats étudiés à favoriser un apprentissage collectif des acteurs concernés ainsi que par l’évacuation de certains enjeux pourtant cruciaux. Dans le cas de la Lolf par exemple, la focalisation sur les aspects budgétaires permet ainsi « d’éviter de poser les questions épineuses de la définition d’une dépense efficace en éducation ou de la capacité d’un ministère à projeter son action dans l’avenir » (p. 195). Xavier Pons met enfin en évidence une incapacité des acteurs secondaires à accomplir une désectorisation des enjeux à travers leur publicisation, c’est-à-dire à attirer l’attention d’acteurs en dehors du seul monde éducatif, ce que Xavier Pons qualifie d’« effet de segmentation ».
- 4 Dans sa thèse éponyme de 2009 soutenue à l’Université de Picardie-Jules Verne.
9En fin de compte, l’enquête restituée dans cet ouvrage offre non seulement de riches éléments sur les trois débats traités, dont l’auteur rappelle du reste les tenants et aboutissants avec beaucoup de pédagogie, mais il propose également un cadre théorique et méthodologique susceptible d’être transposé à de nombreux autres débats publics. Il ne faut pas pour autant se dispenser de la nécessaire discussion des limites de ce dernier, que l’auteur reconnaît du reste, notamment dans la constitution des arènes et acteurs pertinents, ni de la prééminence donnée à l’interdépendance sur la domination, que l’auteur résume lui-même comme le fait de privilégier Elias à Bourdieu. Cela n’enlève rien à l’intérêt de cet ouvrage, bien au contraire, qui ouvre du reste sur la manière dont ce type d’enquêtes peut également contribuer à la réflexion sur la « scolarisation des mœurs », notion forgée par Philippe Bongrand4, elle aussi inspirée par Elias, mais aussi Foucault, et qui désigne « l’ensemble des dynamiques sociales, politiques et scientifiques qui institutionnalisent l’école comme un instrument de gouvernement des populations et de leurs conduites » (p. 217). En abordant cependant cette question en à peine deux pages, l’auteur nous laisse un peu sur notre faim ; mais peut-être cherchait-il ainsi à susciter un débat public !
Notes
1 Voir Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 1991 [1970].
2 Notamment Etienne Douat dans l’ouvrage tiré de sa thèse : L’école buissonnière, Paris, La Dispute, 2011.
3 Voir notamment les travaux de Robert Proctor, dont on peut lire l’entretien qu’il a attribué au philosophe Mathias Girel : « Robert Proctor et la production de l’ignorance », Critique, n° 799, 2013, p. 992-1005, disponible librement sur le site du second : https://mathiasgirel.com/2016/01/31/robert-proctor-et-la-production-de-lignorance/. Voir également Emmanuel Henry, Ignorance scientifique et inaction publique, Paris, Presses de Sciences-po, 2017.
4 Dans sa thèse éponyme de 2009 soutenue à l’Université de Picardie-Jules Verne.
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Référence électronique
Igor Martinache, « Xavier Pons, Débattre des politiques d'éducation en France. Une enquête sociologique (1997-2022) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 septembre 2024, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65364
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