Robert Lafore, L’action sociale en France. De l’assistance à l’inclusion
Texte intégral
- 1 Voir notamment Robert Lafore, Michel Borgetto, Droit de l’aide et de l’action sociales, Paris, LGDJ (...)
1Et si la crise actuelle d’attractivité des métiers du travail social, objectivée à la fois par les pénuries de personnel dans les établissements sociaux et médico-sociaux et par le déclin des étudiants inscrits en formation dans les écoles de travail social, avait pour racine profonde un changement de « régime » (à la fois « normatif » et « organique » pour reprendre le vocabulaire de l’auteur) de la protection sociale ? C’est en un mot la thèse stimulante que Robert Lafore, spécialiste reconnu du droit et des institutions de la protection sociale, et plus largement des politiques sociales, et auteur de très nombreux manuels de référence sur ces questions1, défend dans cet ouvrage. Ce dernier est structuré en trois grandes parties : la première revient sur les fondements des politiques sociales ; la seconde sur leurs transformations majeures et notamment le passage du modèle tutélaire fondé sur « l’assistance publique » au modèle réparateur fondé sur « l’aide et l’action sociale » mis en place après la Seconde Guerre mondiale ; enfin, la troisième partie cherche à identifier les bases d’un nouveau modèle à partir du binôme « insertion-inclusion » rendu nécessaire par l’apparition de la « nouvelle pauvreté » dans la décennie 1980.
- 2 Voir à ce propos Robert Boyer, Jean-Pierre Chanteau, Agnès Labrousse, Thomas Lamarche (dir.), Théor (...)
- 3 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Gallima (...)
2En s’émancipant de la tutelle des solidarités privées, les sociétés occidentales ont confié aux États le soin de garantir leur cohésion en développant des « politiques sociales ». Inspiré par le cadre théorique de l’école de la régulation2, l’auteur note que ces politiques articulent trois ordres (politique, domestique et économique) qui structurent le système de protection sociale. Dans le cas français, fortement marqué par l’étatisation, Robert Lafore distingue un premier âge de l’assistance qui se met en place à la fin du XIXe siècle et un second caractérisé par la rupture introduite par le régime général de la sécurité sociale mis en œuvre à la Libération par Ambroise Croizat. L’auteur propose une distinction analytique fondé sur la notion de « modèle institutionnel » qui repose sur un régime normatif (un socle de valeurs congruentes) et un régime organique (des modalités pratiques d’organisation). Le premier âge de l’assistance est ainsi identifié au « modèle tutélaire », où « la norme de référence pour asseoir l’ordre social et situer les individus qui y sont impliqués est la famille » (p. 92), qui se déploie à partir de l’administration de l’assistance publique (qui rassemble les anciens bureaux de bienfaisance ou d’assistance imaginés à la fin du XVIIIe siècle et les « œuvres de charité » catholiques et protestantes). Le second modèle, qualifié de « réparateur », correspond à « l’aide et l’action sociale » qui s’incarne notamment dans les décrets de 1953-1954, qui réforment l’assistance publique et lui appliquent une nouvelle dénomination, celle d’« aide sociale », et dans la loi de 1975 qui institue le « secteur social et médico-social ». C’est la catégorie « d’inadaptation » qui structure ce nouveau cadre pour désigner les personnes « en difficulté ou en incapacité d’intégrer le monde des normes dont procèdent les statuts socioprofessionnels de droit commun ainsi que l’accès à l’ensemble des biens matériels et symboliques qui leur sont attachés. […] On va alors parler d’inadaptation familiale, scolaire, sociale ou professionnelle pour caractériser ces distances par rapport aux normes requises dans chacun de ces espaces » (p. 112). Sur le plan organique, ce modèle réparateur se décline à partir de trois types de structures chargées de détecter et d’évaluer les « inadaptations » : les services sociaux généralistes, les services de protection médico-sociale de la population (comme la protection maternelle et infantile) et enfin les diverses autorités administratives et judiciaires en charge des placements (comme par exemple les Commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) dans le champ du handicap). Ce modèle repose sur une logique catégorielle en fonction des types de publics bénéficiaires de l’aide sociale qu’il convient de « placer » dans des établissements idoines. Enfin, il repose également sur un contrôle étroit de la puissance publique sur les activités sociales et médico-sociales. Selon Robert Lafore, ce modèle réparateur entre en crise profonde à partir des années 2000, notamment en raison du développement de la précarité dans de nouvelles couches de la population conduisant à ce que les publics « désaffiliés », pour reprendre le vocabulaire de Robert Castel3, du socle de la protection sociale et ayant recours à l’aide sociale ne puissent plus uniquement être considérés comme des « déviants ».
- 4 Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale : repenser l’État-providence, Paris, Seuil, 1995.
- 5 Cf. Everett C. Hughes, Le Regard sociologique : essais choisis, Jean-Michel Chapoulie (éd.), Paris, (...)
3La déstabilisation du modèle réparateur, provoquée par l’irruption de cette « nouvelle question sociale4 », débouche donc sur des tentatives d’invention d’un troisième modèle encore inachevé pour Robert Lafore. En effet, ce dernier modèle qualifié « d’insertion-inclusion » trouve sa source dans deux périodes particulières : « la première est liée à la montée en puissance, dans la seconde moitié des années 1970 et dans la décennie 1980, de mutations du marché du travail et au développement de difficultés corrélatives pour nombre de personnes antérieurement insérées dans l’emploi qui en sont soit rejetées, soit maintenues à l’écart. La seconde, bien que rattachée à des théories critiques des structures sanitaires et sociales apparues en 1960-1970, resurgit avec force au tournant des années 2000 en provenance d’Amérique du Nord et des pays scandinaves » (p. 136). Ce modèle s’appuie sur une critique puissante du « contrôle social », particulièrement vigoureuse dans les années 1970 et auxquels de nombreux travaux de sciences sociales ont contribué. Remettant l’individu au centre, il redéfinit l’ensemble des principes d’intervention selon une logique où « ce sont les prestataires publics ou parapublics qui sont dans l’obligation de se mettre au service de chacune des personnes » (p. 149). Ce qui entraîne une remise en cause des professions sociales établies qui fondaient justement leur « mandat », au sens d’Everett Hugues5, sur leur savoir-faire et leur expertise professionnelle pour accompagner les personnes ne trouvant pas leur place dans la société, se trouvant dès lors assignées à une position de « bénéficiaire » dans le cadre d’un rapport structurellement dissymétrique. Alors que ces « inadaptés sociaux » étaient mis à l’écart du milieu de vie ordinaire dans des établissements spécialisés, la nouvelle logique inclusive impose une « désectorisation du système d’assistance » (p. 167) qui suppose de décloisonner les dispositifs afin que l’offre de services soit « ouverte, fluide et très adaptable en fonction de territoires dont les caractéristiques doivent être repérées et assumées » (p. 163) Autrement dit, ce nouveau « régime organique » se trouve désormais en décalage profond avec le modèle réparateur.
- 6 L’injonction à la « transformation de l’offre » déployée par le gouvernement à partir de la circula (...)
4Finalement, « l’assistance s’est, en trois décennies, établie comme un vaste conglomérat d’interventions en direction de populations de plus en plus diversifiées » (p. 188), ce qui engendre un brouillage des frontières avec l’assurance. L’auteur s’efforce en conclusion de dégager trois perspectives d’évolution possibles : il constate la consolidation d’un bloc universel de protection autour de « garanties de ressources de subsistance, d’accès aux soins ainsi qu’à des services d’accueil et de soutien garantissant à chacun un standard minimal d’existence » (p. 191) (même s’il déplore l’absence du logement de ce bloc) ; il note que le bloc assurantiel demeure important malgré les réformes (retraite et chômage) et l’affaiblissement relatif du salariat dans la population active ; enfin, il observe l’émergence d’un socle relevant des politiques « d’insertion-inclusion » qui mêlent des politiques de socialisation, d’éducation et de développement des personnes, de formation professionnelle, de gestion et de dynamisation du marché du travail, de développement social et économique par le soutien à des activités productives. Le système d’assistance se trouve donc au milieu du gué car les fondements du « modèle réparateur » sont affaiblis par l’émergence d’un nouveau régime normatif où l’individu est au centre et qui déploie un nouveau régime organique en décalage avec des institutions structurées selon une logique catégorielle6.
5Ce livre sera une référence pour toutes les personnes curieuses de la diversité des institutions sociales et médico-sociales et de leur place dans le système de protection sociale. Fin connaisseur du secteur, l’auteur produit une réflexion conceptuelle très éclairante qui permet de distinguer les fondements historiques des différentes configurations de l’assistance. Un étonnement toutefois : bien que s’inspirant de travaux d’économie de la protection sociale, le livre ne fait jamais référence, ni ne discute la notion de « néolibéralisme » pour rendre compte à la fois de la remise en cause de la norme de « l’emploi stable » depuis la fin des années 1970 et des nombreuses réformes affaiblissant les droits des salariés, mais toujours justifiées par l’objectif budgétaire d’équilibre des comptes de la protection sociale afin d’assurer son maintien au nom des « générations futures ». On peut s’en étonner tant les affinités de l’idéologie néolibérale et de l’utopie de la « société inclusive » sont frappantes. Dans les deux cas, en effet, c’est « l’individu » qui constitue la cible des politiques mises en œuvre.
Notes
1 Voir notamment Robert Lafore, Michel Borgetto, Droit de l’aide et de l’action sociales, Paris, LGDJ, coll. « Précis Domat », 2021 [1996], 11e édition.
2 Voir à ce propos Robert Boyer, Jean-Pierre Chanteau, Agnès Labrousse, Thomas Lamarche (dir.), Théorie de la régulation, un nouvel état des savoirs, Paris, Dunod, coll. « Éco Sup », 2023.
3 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1999.
4 Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale : repenser l’État-providence, Paris, Seuil, 1995.
5 Cf. Everett C. Hughes, Le Regard sociologique : essais choisis, Jean-Michel Chapoulie (éd.), Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.
6 L’injonction à la « transformation de l’offre » déployée par le gouvernement à partir de la circulaire de 2017 est significative de ce nouveau régime. Voir : https://handicap.gouv.fr/transformation-de-loffre-daccompagnement.
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Référence électronique
Matthieu Hély, « Robert Lafore, L’action sociale en France. De l’assistance à l’inclusion », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 septembre 2024, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65356 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/129f5
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