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Marion Demonteil, Inspecter la culture. Une sociologie de l’écriture administrative

Valère Zysman-Singer
Inspecter la culture
Marion Demonteil, Inspecter la culture. Une sociologie de l'écriture administrative, Lyon, ENS Éditions, series: « Gouvernement en question(s) », 2024, 218 p., ISBN : 9791036207266.
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Full text

1L’enquête de Marion Demonteil prend pour objet le rapport d’inspection tel qu’il se commande et se rédige au ministère de la Culture, et notamment à l’Inspection générale des affaires culturelles (IGAC). Outil d’analyse et de contrôle de la politique culturelle, il est le fruit du travail d’inspecteurs a priori guidés par la neutralité et l’autonomie, deux principes que la sociologue vise à déconstruire en identifiant les logiques de pouvoir à l’œuvre au sein de l’administration. S’appuyant sur un grand nombre d’archives, de données historiques et d’entretiens, l’ouvrage défend que le rôle et les attributions des inspecteurs ont profondément changé depuis 1959, selon une évolution qui suit le mouvement général d’une managérialisation des politiques publiques et d’une externalisation de leur contrôle. Vaste sociologie de l’administration culturelle, ce travail offre un éclairage nouveau sur le champ de l’inspection, lequel agit au nom d’une indépendance dont l’auteure démontre le caractère factice.

2Si la distance qu’entretiennent aujourd’hui les inspecteurs avec les services opérationnels apparaît comme la condition de leur neutralité, cette mise à l’écart résulte en vérité d’une longue suite d’alliances, de désalliances et de conflits au ministère de la rue de Valois, que les deux premiers chapitres s’attachent à reconstituer. Les débuts de la Ve République tolèrent une « porosité des statuts » (p. 33) entre inspecteurs et professionnels du secteur artistique : conservateurs, architectes, artistes plasticiens et directeurs d’établissements culturels se voient confier des missions d’inspection en parallèle ou à la suite de leur carrière. À l’époque, la connaissance du domaine culturel est conçue comme indissociable d’une expérience de terrain et s’accommode difficilement de grilles d’analyse technocratiques. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que l’inspection se voit reprochée sa dimension professionnelle, ancrée dans la pratique, tandis que de nouvelles générations de hauts fonctionnaires infléchissent les modalités de contrôle de l’administration culturelle et imposent une définition de l’inspection qui « délégitime la proximité […] entre contrôleurs et contrôlés » (p. 39). La disparition d’un grand nombre d’inspections professionnelles dans les années 2000 annonce le triomphe de l’IGAC, auréolée du prestige d’un modèle généraliste, transversal, surplombant, voué à « éclairer la décision politique sans participer à sa mise en œuvre » (p. 50). Les transformations organisationnelles de la rue de Valois finissent par cantonner les inspecteurs dans des bureaux isolés et les assigner à une mission quasi unique : l’écriture. Pratique relativement marginale au cours des années 1970, la rédaction de rapports apparaît aujourd’hui comme « le seul indicateur […] pour appréhender l’activité et la performance des services d’inspection » (p. 73).

3Le troisième chapitre appréhende le rapport d’inspection comme un objet textuel, pour en suivre l’évolution des formes, du style et du lexique. Cette approche littéraire permet à l’auteure de reconstruire l’histoire d’une « neutralisation rhétorique » (p. 93) du rapport. On y découvre que les premières générations d’inspecteurs, s’inscrivant dans la tradition des écrivains voyageurs, s’autorisent bien des digressions sur les péripéties que leur tournée régionale occasionne. L’analyse énonciative des rapports des années 1960-1980 révèle le primat d’un « je » subjectif multipliant les descriptions et les portraits moraux. Mais cette séquence ne dure pas, et la pratique littéraire du rapport se retourne à partir des années 1990 en un « discours sur rien » (p. 105) : au style vif et incarné des premiers inspecteurs débarqués en province se substitue peu à peu une écriture plate et formalisée. Soupçonnée d’un manque d’objectivité, la figure de l’inspecteur est priée de se mettre en retrait pour s’en tenir aux faits, supposément neutres. Cet « effacement énonciatif » (p. 106) s’accélère au cours des années 2000, alors que s’instaurent des recommandations normatives bouleversant la forme même du rapport d’inspection : on y attend désormais des chiffres, des données comptables, des objectifs et préconisations assortis d’un calendrier d’application, le tout obéissant à une logique de rationalisation qui fait glisser le rapport et son auteur vers des fonctions de gestionnaire. C’est là l’une des grandes hypothèses de Marion Demonteil : l’évolution du style du rapport d’inspection, la standardisation de sa forme et l’évidement de sa subjectivité énonciative témoignent d’un long processus de dépolitisation et de formatage idéologique du rapport, désormais conçu comme un « instrument pragmatique de décision, proposant une vision synthétique et des solutions clés en main » (p. 112). Cette logique s’inspire tacitement de la gestion d’entreprise, dont elle emprunte des vocables tels que « objectifs » et « moyens » et reprend un même impératif de rationalisation économique. Rien d’étonnant, donc, à ce que les préconisations émises n’appellent jamais de coûts supplémentaires. Le nouveau rapport d’inspection, dont l’auteure nous rappelle qu’il ignore les questions artistiques, se borne à inviter les établissements culturels à maîtriser leurs dépenses, à accélérer leurs performances de fréquentation et à développer toujours davantage leurs ressources propres.

  • 1 Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 48.
  • 2 Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Reprise », 2002, p. 82

4Cette standardisation des rapports amène à interroger les formes d’influence exercées sur leurs auteurs, inspectrices et inspecteurs du ministère de la Culture, lesquels revendiquent une libre subjectivité dont le troisième chapitre retrace pourtant la disparition progressive. Pour lever ce paradoxe entre pratique d’écriture individuelle et texte final institutionnalisé, la sociologue recourt à Bourdieu, peu cité mais bien présent derrière le concept d’illusio, pensé comme « investissement dans le jeu »1. L’adhésion au jeu de l’inspection et à ses pratiques d’écriture se fait au prix d’un certain nombre de mimétismes qui poussent les nouveaux entrants à reproduire le discours de leurs aînés. Le quatrième chapitre, suivant des trajectoires et stratégies de carrière d’inspecteurs, met en lumière différents mécanismes de contrôle collectif permettant à l’inspection de se prémunir contre des agents « désajustés » (p. 135) aux idées baroques ou trop éloignées du canon inspectoral. L’auteure montre par exemple comment le rapport au savoir se trouve formaté au sein de l’administration : développement des cours de comptabilité et de bureautique, impératif de renoncement au doute inspiré d’une approche utilitariste du savoir (Sciences Po, ENA), obsession d’une « convergence » des points de vue pour conforter les certitudes et plaire à la hiérarchie… autant d’opérations qui finissent par « réduire la complexité des situations observées » (p. 139) et contredisent les prétentions d’indépendance des rapports de l’IGAC. Cette incorporation de normes n’est toutefois pas consciente : de la même manière que, chez Bourdieu, tout champ « enferme de l’impensable »2, Marion Demonteil rappelle en fin de chapitre que c’est bien l’institution elle-même, et non ses acteurs isolés, qui tend à « invisibiliser le contrôle et entretenir la fiction de la liberté des rapporteurs » (p. 147).

5Le cinquième chapitre continue de traquer les impensés du travail d’inspection en s’intéressant à ce que ce dernier écarte ou dissimule. Cette lecture en négatif du rapport déplace la focale de l’auteur vers le récepteur du texte, lecteur réel ou projeté, dont la figure hante et détermine de ce fait le champ de l’inspectable. Marion Demonteil rappelle que ce champ est restreint : le rapport ne peut, ne doit surtout pas faire de vagues. Rares sont les inspecteurs missionnés sur de grandes institutions nationales (Château de Versailles, Musée d’Orsay), lesquelles, au-delà des considérations budgétaires, tolèrent rarement la critique. Plus qu’il n’en discute les principes, le rapport tend à conforter le modèle en place en s’assurant de « la cohérence des analyses et propositions produites avec les valeurs dominantes de la Culture » (p. 157). L’auteure relate l’exemple éclairant d’une confrontation entre deux systèmes de valeurs lors d’une mission conjointe d’un représentant du ministère de la Culture (IGAC) et d’un inspecteur général des finances : celui-ci, bien décidé à ravir le trésor de guerre des grands musées nationaux, en vient à proposer une hausse drastique du prix du billet du Louvre et remet en cause la loi Aillagon ; arguments balayés par l’inspecteur de l’IGAC au nom de la démocratisation culturelle et de l’importance du mécénat pour le secteur muséal, deux totems constitutifs de l’identité du ministère de la Culture. Les « savoirs inconfortables » (p. 165), soit ces propositions d’inspecteurs contrevenant aux schémas de pensée dominants, sont voués à être écartés. Un inspecteur rapporte ainsi une mission effectuée auprès des fonds régionaux d’art contemporain (FRAC), dont il pointe l’entre-soi des comités d’acquisition et la faible exploitation marchande des collections. En proposant que l’on puisse revendre les œuvres des FRAC, et s’inscrivant en cela contre le principe d’inaliénabilité des collections publiques, l’inspecteur présente à sa hiérarchie un rapport inaudible, donc irrecevable. L’effacement des comptes rendus d’inspection les plus dérangeants participe d’une culture du secret parfois reprochée aux inspecteurs de la rue de Valois.

6Ces exemples de censure sont sans doute les formes les plus radicales de la « fabrique de la neutralité des rapports » (p. 180), formule éloquente qui résume la thèse d’un ouvrage éminemment politique. L’analyse des formes de cette littérature grise et des contraintes pesant sur son écriture ouvre une réflexion plus large sur les conditions de production du discours d’État et la technicisation croissante de la chose publique, au détriment du débat démocratique.

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Notes

1 Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 48.

2 Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Reprise », 2002, p. 82.

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References

Electronic reference

Valère Zysman-Singer, « Marion Demonteil, Inspecter la culture. Une sociologie de l’écriture administrative », Lectures [Online], Reviews, Online since 06 September 2024, connection on 13 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65342 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/129dk

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Valère Zysman-Singer

Ancien élève de l’ENS de Lyon.

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