Roger Ekirch, La grande transformation du sommeil. Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits
Texte intégral
- 1 Glaskin Katie, Chenhall Richard (dir.), Sleep Around the World: Anthropological Perspectives, New Y (...)
- 2 Darmon Muriel, Dulong Delphine, Favier Elsa, « Temps et pouvoir », Actes de la recherche en science (...)
- 3 Léger Damien, Zeghnoun Abdelkrim, Faraut Brice, Richard Jean-Baptiste, « Le temps de sommeil, la de (...)
- 4 Ekirch Roger, « Sleep We Have Lost: Pre-industrial Slumber in the British Isles », The American His (...)
- 5 Ekirch Roger, At Day’s Close: Night in Times Past, New York, W. W. Norton, 2005.
1De prime abord, écrire une histoire du sommeil pourrait paraître étrange, surtout à un lectorat habitué aux sciences sociales. D’une part, le sommeil est physiologique ; l’organisme en a besoin. Puisqu’il l’est et qu’il semble « naturel », nous pourrions penser qu’il vaudrait mieux laisser le sujet aux biologistes ou à d’autres scientifiques apparenté·es. D’autre part, peu de travaux de sciences sociales examinent de près le sommeil1. Si nous prenons les études sur le temps par exemple, objet « classique » en sociologie et discuté depuis longtemps2, le sommeil y est rarement abordé, et ce alors que les individus y passent en moyenne d’un quart à un tiers de leurs journées3. Nous comprenons alors mieux pourquoi s’intéresser au sommeil n’a rien d’évident. C’est pourtant ce que fait l’historien américain Roger Ekirch, qui, en 2001, sort un premier article révolutionnaire sur le sommeil dans les Îles Britanniques à l’époque préindustrielle4, suivi quelques années plus tard par un ouvrage sur la culture de la nuit à la même période5. Révolutionnaires, ses travaux le sont car ils bouleversent les conceptions d’alors du sommeil, en démontrant son caractère culturellement et historiquement situé. En effet, il met en évidence une transformation du sommeil entre le début du XIXe siècle et la fin du XXe siècle, d’un sommeil nocturne biphasique à un sommeil nocturne monophasique. Le présent livre reprend trois de ses articles sur le sujet traduits en français, et comprend une préface et une postface mettant en perspective les écrits de Roger Ekirch et ses résultats.
- 6 Dans le premier article, il n’explique pas précisément comment il a constitué son échantillon d’écr (...)
2À partir de 2001 donc, Roger Ekirch commence à publier des travaux sur la culture de la nuit. Malgré le nombre en apparence limité de sources sur le sujet, il mobilise pour explorer le sommeil et sa structure une variété de documents écrits datant du XVIe siècle au XXe siècle – journaux intimes, revues médicales, œuvres de fiction, dépositions judiciaires –, écrits qui contiennent des références fréquentes au sommeil, souvent succinctes mais néanmoins révélatrices6. Son matériau concerne principalement la société britannique, mais des exemples provenant d’ailleurs en Europe et en Amérique du Nord lui permettent de postuler que ses conclusions doivent pouvoir être étendues au reste du monde occidental, à quelques variations près.
3Dans ses travaux, Roger Ekirch dévoile que l’organisation du sommeil consolidé en un bloc que nous pratiquons aujourd’hui dans les sociétés occidentales n’est pas « naturelle » ; c’est un phénomène récent qui s’est imposé au cours des deux derniers siècles. En effet, avant la révolution industrielle, la plupart des individus d’Europe occidentale divisaient leurs nuits en deux périodes de sommeil, le « premier sommeil » et le « second sommeil », de durées à peu près égales, séparées par une période de veille durant jusqu’à une heure. Entre la fin du XVIIIe siècle et les premières décennies du XXe, le début du premier sommeil a progressivement été repoussé à une heure plus tardive et le premier sommeil s’est allongé, sans que l’heure du lever vers l’aube ne change. Inversement, la période de veille et le second sommeil ont été raccourcis jusqu’à disparaître.
4Roger Ekirch détaille les étapes de cette transformation du sommeil, qui n’a pas été uniforme au sein de la population. Elle a d’abord concerné les classes aisées dans les villes, chez qui les allusions au sommeil segmenté se sont faites plus rares le plus tôt, avant de s’étendre au reste de la société. En particulier, l’absence de référence au sommeil segmenté devient évidente pour ce premier groupe lorsque l’éclairage artificiel se répand et que des heures plus tardives entrent conjointement dans les mœurs dans les environnements urbains. Ainsi, au début du XIXe siècle, les adultes de ce groupe restent éveillés une heure ou deux de plus après l’heure de coucher classique de neuf ou dix heures du soir, qui caractérisait la plupart des foyers à l’époque préindustrielle. À partir du milieu du XIXe siècle, alors qu’avant les deux sommeils avaient la même durée – trois heures à trois heures et demie chacun – la première période de sommeil s’étend jusqu’à durer cinq à six heures, au détriment du second sommeil. Selon Roger Ekirch, le développement de l’éclairage artificiel a été le facteur le plus décisif dans le processus de consolidation du sommeil. Avec l’érosion de l’obscurité dans les villes, des activités se mettent à avoir lieu à des heures plus avancées. Les hameaux ruraux, eux, ne sont transformés par le gaz puis l’électricité qu’à partir de la Première Guerre mondiale. Des discours contre le second sommeil et pour un lever matinal circulent également. Dans une société en train de s’industrialiser, préoccupée par l’accroissement de la production et l’usage du temps, certains articles présentent le sommeil comme un impératif biologique dont les habitudes peuvent être modifiées. Ces écrits indiquent que les individus devraient préférentiellement dormir la nuit d’une traite et soulignent le temps gagné en renonçant à une partie du temps de sommeil. À partir du début du XXe siècle, la plupart des personnes ont adopté le sommeil unique, et les expressions « premier sommeil » et « second sommeil » disparaissent de la langue anglaise et des représentations collectives des sociétés occidentales.
5Si ces apports sont sans doute les plus marquants, les travaux de Roger Ekirch nous renseignent plus généralement sur le sommeil et les pratiques nocturnes à différentes époques. Nous y apprenons par exemple qu’à la période préindustrielle, les individus ordinaires souffraient d’un manque de sommeil chronique et que faire la sieste pendant la journée était chose habituelle. La majorité des personnes avaient en effet un sommeil de médiocre qualité du fait de perturbations de différentes natures troublant leur repos – maladies, insectes, odeurs, températures –, en particulier chez les pauvres. À l’heure du coucher, les individus avaient des rituels pour se prémunir contre les dangers induits par l’état de vulnérabilité pendant le sommeil. Par exemple, pour prévenir les vols, les classes aisées bouclaient leurs habitations, verrouillaient leurs volets et lâchaient leurs chiens dehors, tandis que tous·tes gardaient des armes à proximité du lit. Pendant la période de veille entre les deux sommeils, les individus s’occupaient avec différentes activités, comme uriner, fumer ou rendre visite à leurs voisins pour ceux·celles qui quittaient leur lit, faire l’amour, prier ou encore méditer sur le contenu des rêves précédant leur réveil pour ceux·celles qui y restaient. Les rêves jouaient un rôle important dans la vie des personnes, qui consacraient du temps à les interpréter.
- 7 Birolini Christophe, Chamboredon Audrey, Olivier Alice, van Zanten Agnès, « “Même mes pauses consis (...)
- 8 Birolini Christophe, « Un temps bien investi en classe préparatoire scientifique et dans une grande (...)
- 9 Wolf-Meyer Matthew, « Natural Hegemonies: Sleep and the Rhythms of American Capitalism », Current A (...)
- 10 Pour un exemple: Nettleton Sarah, Neale Joanne, Pickering Lucy, « Techniques and transitions: A soc (...)
- 11 À ce propos, voir aussi: Schwartz Barry, « Notes on the Sociology of Sleep », The Sociological Quar (...)
6Un intérêt majeur des travaux de Roger Ekirch est de redonner une historicité au sommeil qu’il n’avait pas jusqu’alors. La société pèse sur l’organisation du sommeil, et les individus travaillent pour se conformer à certaines normes qui l’entourent. Il est par exemple possible de l’observer chez les étudiant·es préparant les concours d’entrée dans les filières de santé à l’université7 ou les concours d’entrée des grandes écoles dans les classes préparatoires8, étudiant·es qui régulent leur sommeil par rapport aux attentes institutionnelles afin qu’il soit suffisant pour pouvoir bien travailler sans être excessif afin de ne pas empiéter sur leur temps de travail. Autre illustration, l’anthropologue et historien américain Matthew Wolf-Meyer montre comment, dans les sociétés occidentales contemporaines, les individus recourent à un ensemble de substances allopathiques et de traitements médicalisés pour aligner leurs sommeil et état de fatigue sur le rythme capitaliste dominant de la vie sociale, ainsi que pour traiter des états définis et perçus socialement comme « pathologiques » car en décalage avec ce rythme-là9. En remettant en question la supposée naturalité de l’organisation hégémonique du sommeil, ces travaux aident à repenser les soi-disant « problèmes » de sommeil comme des constructions sociales. En particulier, et comme l’explicite Roger Ekirch, en observant l’histoire du sommeil, les réveils nocturnes semblent plus la norme que l’exception, ce qui peut rassurer les personnes souffrant d’insomnies au milieu de la nuit et les aider à relativiser leur condition. En effet, alors que l’insomnie de milieu de nuit est la plus courante aux États-Unis aujourd’hui, elle semble avoir été un problème rare jusqu’à la fin du XIXe siècle, parce que justement les individus trouvaient normal de se réveiller pendant la nuit. Comme l’explique Matthew Wolf-Meyer, avec l’émergence du capitalisme industriel dans les pays du nord de l’Atlantique, des forces historiques et collectives ont conduit à définir les sommeils en contradiction avec l’organisation sociale comme des troubles10, faisant de certains individus des sujets pathologiques exigeant un traitement médical. Toutes ces études permettent de battre en brèche l’orthodoxie de la naturalité supposée du sommeil nocturne consolidé d’un bloc. Enfin, les travaux de Roger Ekirch invitent à considérer le sommeil comme un objet digne d’investigations en sciences sociales tout autant qu’un autre11. Ils ont déjà inspiré des études ; nous ne pouvons qu’espérer que le présent ouvrage contribuera à en susciter d’autres.
Notes
1 Glaskin Katie, Chenhall Richard (dir.), Sleep Around the World: Anthropological Perspectives, New York, Palgrave Macmillan, coll. « Culture, Mind, and Society », 2013. Voir notamment l’introduction de cet ouvrage pour une discussion sur ce sujet.
2 Darmon Muriel, Dulong Delphine, Favier Elsa, « Temps et pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 226-227, n° 1-2, 2019, p. 7-15, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/arss.226.0006.
3 Léger Damien, Zeghnoun Abdelkrim, Faraut Brice, Richard Jean-Baptiste, « Le temps de sommeil, la dette de sommeil, la restriction de sommeil et l’insomnie chronique des 18-75 ans : résultats du Baromètre de Santé publique France 2017 », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 8-9, 2019, p. 149-160, disponible en ligne : http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2019/8-9/2019_8-9_1.html.
4 Ekirch Roger, « Sleep We Have Lost: Pre-industrial Slumber in the British Isles », The American Historical Review, vol. 106, n° 2, 2001, p. 343-386, disponible en ligne: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1086/ahr/106.2.343.
5 Ekirch Roger, At Day’s Close: Night in Times Past, New York, W. W. Norton, 2005.
6 Dans le premier article, il n’explique pas précisément comment il a constitué son échantillon d’écrits. Pour le second, il indique avoir recouru à des bases de données électroniques de publications.
7 Birolini Christophe, Chamboredon Audrey, Olivier Alice, van Zanten Agnès, « “Même mes pauses consistent à réviser” : les “à-côtés” des études en première année d’études de santé », Agora débats/jeunesses, n° 96, 2024, p. 115-130, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/agora.096.0115.
8 Birolini Christophe, « Un temps bien investi en classe préparatoire scientifique et dans une grande école d’ingénieurs », Les Politiques Sociales, vol. 80, n° 3-4, 2020, p. 45-58, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/lps.203.0045.
9 Wolf-Meyer Matthew, « Natural Hegemonies: Sleep and the Rhythms of American Capitalism », Current Anthropology, vol. 52, n° 6, 2011, p. 876–895, disponible en ligne: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1086/662550; Wolf-Meyer Matthew, The Slumbering Masses: Sleep, Medicine, and Modern American Life, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2012.
10 Pour un exemple: Nettleton Sarah, Neale Joanne, Pickering Lucy, « Techniques and transitions: A sociological analysis of sleeping practices amongst recovering heroin users », Social Science & Medicine, vol. 72, n° 8, 2011, p. 1367-1373, disponible en ligne: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1016/j.socscimed.2011.02.040.
11 À ce propos, voir aussi: Schwartz Barry, « Notes on the Sociology of Sleep », The Sociological Quarterly vol. 11, n° 4, 1970, p. 485-499, disponible en ligne: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1111/j.1533-8525.1970.tb01320.x; Williams Simon J., « The Social Etiquette of Sleep: Some Sociological Reflections and Observations », Sociology, vol. 41, n° 2, 2007, p. 313-328, disponible en ligne: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1177/0038038507074977.
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Référence électronique
Christophe Birolini, « Roger Ekirch, La grande transformation du sommeil. Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 août 2024, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65286 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/127hm
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