Marie Dejoux (dir.), Reformatio ? Les mots pour dire la réforme à la fin du Moyen Âge
Texte intégral
- 1 Voir par exemple Bénédicte Sère, L’invention de l’Église. Essai sur la genèse ecclésiale du politiq (...)
1L’ouvrage collectif dirigé par Marie Dejoux et le programme de recherche universitaire qui le sous-tendait partent du constat que le concept de réforme, qui sature non seulement notre espace médiatique mais aussi les écrits des historiens sur le Moyen Âge, était marginal dans l’horizon mental des médiévaux. Outre la réforme grégorienne, il est en effet fréquent de lire que Saint Louis fut un roi « réformateur » avec ses enquêtes de 1247 ou son ordonnance de 1254. Or le terme reformatio ou ses dérivatifs sont extrêmement rares dans la littérature juridique ou théologique du Moyen Âge. L’ouvrage entend donc contextualiser ces rares cas d’utilisation et retrouver la manière dont les médiévaux nommaient les entreprises que nous qualifions aujourd’hui de réformatrices. Les auteurs se sont intéressés avant tout à l’espace laïc, le concept de réforme dans les milieux ecclésiastiques ayant déjà fait l’objet de recherches conséquentes1. Pour ce faire, il rassemble onze contributions réparties essentiellement en deux parties.
2La contribution de Nicolas Perreaux ouvre le recueil par une étude statistique sur l’utilisation du lexique réformateur (avec notamment les racines reform-, renov-, corrig-, emand-) dans des bases de textes en lignes qui permettent un travail fin de lexicométrie. Cinq grandes bases de textes en ligne sont exploitées à cette fin : la Patrologie latine de Migne, les Cartae Europae Medii Aevi (CEMA), les OpenMGH, la Vulgate et le Corpus Thomisticum. Il en ressort tout d’abord que les médiévaux utilisaient plus volontiers le lexique de la correction (emando, corrigo) ou du rétablissement (restituo) que celui de la réforme (reformo), qui est avant tout lié à la figure du Christ. En effet, dans les écrits tardo-antiques, ce dernier doit « reformer » l’être humain selon le modèle divin. L’auteur montre par ailleurs que, si le lexique réformateur dans son ensemble existe, il est loin d’être écrasant et représente moins d’un cinquième des corpus. Une étude chronologique des différents lexiques réformateurs dans les CEMA et dans la Patrologie latine permet par ailleurs de tester l’hypothèse du développement d’un lexique réformateur à partir du XIe siècle, qui envahirait le champ séculier depuis le champ ecclésial, notamment dans le contexte de la réforme grégorienne. L’étude lexicométrique ne confirme pas cette hypothèse, puisque Nicolas Perreaux remarque que le vocabulaire de la réforme ne devient plus courant qu’à partir du XIIe siècle, soit bien après la réforme grégorienne. Il conclue sur une idée déjà émise dans l’introduction du volume : la réforme médiévale vise avant tout à reformer quelque chose, c’est-à-dire lui redonner sa forme originale. La réforme médiévale est donc un concept largement conservateur, contrairement au sens qui lui sera donné à partir du XVIIIe siècle.
3La première partie compte cinq chapitres qui s’intéressent à l’utilisation de la racine reform-. Le point commun de ces textes est la reprise de l’idée émise dans l’introduction et dans la contribution de Nicolas Perreaux : ce vocable est relativement rare. Alexandra Beauchamp débute cette partie avec une contribution sur l’utilisation du terme au cours de la réunion des assemblées (cortès) de la Couronne d’Aragon entre la fin du XIIe et du XIVe siècle. Elle note ainsi que le premier usage de ce lexique est lié à la paix, qu’il s’agisse de donner forme à la paix (informare pacis) ou de la restaurer (reformare pacem). La notion de réforme dans un sens plus large et politique ne vient d’ailleurs pas des cortès, mais des légats du pape qui en 1214 sont missionnés pour corriger et réformer le royaume aragonais menacé par une révolte nobiliaire et l’hérésie albigeoise, le tout dans un contexte de minorité de Jacques d’Aragon. Dans les décennies suivantes, le lexique de la réforme, souvent pris dans l’expression « reformare in melius » (réformer en mieux), se développe dans les actes de convocation des cortès, souvent mis en rapport avec la paix et la justice que le souverain se doit d’assurer dans ses terres.
4Deux contributions s’intéressent ensuite à la France. Marie Dejoux propose ainsi le début d’une recherche sur la comparaison entre la France du XIIIe siècle et l’Angleterre des Plantagenêt, qui cherche à renverser la doxa historiographique affirmant que la notion de réforme est brandie dès le XIIe siècle outre-manche alors que le projet réformateur ne commence en France qu’avec le règne de Saint Louis et l’ordonnance de réforme de 1254. Elle souligne ainsi que la notion de réforme est quasi absente du règne de Saint Louis, si ce n’est dans l’ordonnance de 1254 et dans deux textes pour le sud du Royaume. Or ces très rares occurrences de reformatus regni – qui ne renvoient pas à l’idée de reformer mais bien à celle de faire évoluer en mieux (reformare in melius) – s’inscrivent dans un contexte de croisade des Albigeois et de volonté de réformer les sujets pécheurs, non l’organisation du Royaume. Marie Dejoux date du règne de Philippe le Bel (r. 1285-1314) l’apparition de la notion de réforme comme mot d’ordre royal dans un contexte de conflit avec le pape Boniface VIII. Pour l’Angleterre, le vocable reformare concerne avant tout l’Église jusqu’au milieu du XIIIe siècle. Il faut attendre le conflit entre Henri III et ses barons entre 1258 et 1267 pour que l’expression reformatio regni s’impose dans le vocabulaire politique séculier. Amable Sablon du Corail se penche pour sa part sur les politiques royales entre le XIVe et le XVe siècle concernant la création ou la suppression d’offices dans les diverses juridictions royales. Il montre que la Couronne est prise entre l’affirmation d’un pouvoir royal et d’une administration en quête d’efficacité et les plaintes récurrentes quant au coût d’une telle croissance.
5La contribution d’Émilie Rosenblieh, – la seule qui porte sur le milieu ecclésiastique –, traite quant à elle du procès d’Eugène IV durant le concile de Bâle, dans la décennie 1430. Dans un contexte de fin de Grand Schisme d’Occident (1378-1417) et de multiplication de projets de réformes ecclésiales, le concile de Bâle fit la promotion d’une réforme de la tête de l’Église qui réduisait les pouvoirs du souverain pontife aux profits de l’assemblée conciliaire. Eugène IV s’opposa à ces projets, ce qui mena à sa mise en accusation par le concile. Le vocabulaire réformateur est cette fois-ci abondamment utilisé, puisque c’est le refus d’accepter les réformes qui fondent l’accusation aboutissant à la déposition du pape et l’élection de Félix V.
6Enfin, Carole Mabboux propose la seule contribution sur la péninsule italienne, avec une étude des productions écrites dans l’espace de l’Italie communale entre le XIIIe et le XIVe siècle. Après avoir rappelé que la racine reform- renvoie jusqu’au XIIIe siècle aux notions évoquées précédemment (reformare pacis ou évolution des individus vers le modèle christique), elle note qu’à partir du XIIIe siècle, dans le langage notarié, reformare prend le sens de « délibérer » et les reformationes désignent les délibérations d’une assemblée communale. Cela entraîne une importance de la racine dans les sources italiennes sans commune mesure avec le reste de l’Occident chrétien. En parallèle, elle souligne que les figures réformatrices ne se présentent jamais ainsi dans les sources, la réforme ou l’évolution institutionnelle n’étant pas dites. À l’inverse, les puissants de l’Italie communale se présentent davantage comme les conservatores de la commune, du peuple ou de la paix. Un reformator, dans ce contexte, est avant tout quelqu’un qui a rétablit la concorde au sein de la commune, se rattachant par là même au lexique ancien de reformare pacis.
7La deuxième partie rassemble quatre chapitres qui, partageant le constat de la rareté des termes construits sur la base « reform », cherchent néanmoins à saisir comment les acteurs de la fin du Moyen Âge parlaient des évolutions qui marquaient leur époque. À partir d’une étude lexicométrique, François Foronda met en avant l’importance du lexique de l’amélioration dans les textes produits au XIIIe siècle dans le royaume de Castille. Anne Lemonde s’intéresse quant à elle au cas du Dauphiné et aux politiques réformatrices. Elle montre dans sa contribution que, entre 1310 et 1350, les enquêtes de réforme du pays s’accompagnent de la notion « d’apaisement des clames » et cherchent avant tout à surveiller les officiers dauphins. La période valoise voit au contraire un arrêt de cette pratique. Elle montre que cette variation d’actions politiques a une contrepartie dans la culture politique, les premiers dauphins mettant en avant la figure du bon roi et du bon pasteur quand les Valois prônaient l’image du roi curateur.
8La dernière partie de l’ouvrage est constituée d’une conclusion de Claude Gauvard qui reprend les thèmes essentiels du livre et d’une contribution de Gisela Naegle qui revient sur le concept de Reichsreform dans l’historiographie allemande, et non à partir de sources du Saint Empire du fait du nombre de textes numérisés qui n’est pas assez important pour permettre une étude lexicométrique.
9L’ouvrage marque certes la conclusion d’un programme de recherche, mais il est peut-être plus pertinent de le considérer comme le début d’une réflexion – dont il montre la nécessité – sur la manière dont les médiévaux pensaient les évolutions politiques et sociales auxquels ils aspiraient dans le champ laïc. À ce titre, l’ouvrage est intéressant et sans aucun doute stimulant. Il permet aussi de se consoler de ce qui manque et qui en réalité est un nouveau champ à couvrir : les auteurs se sont avant tout concentrés sur des textes juridiques ou administratifs (ce qui s’explique par la nécessité de disposer de textes numérisés de telle sorte à ce qu’ils puissent faire l’objet d’une étude lexicométrique) ; manquent donc les textes littéraires, de morale, les discours, etc. Par ailleurs, on peut regretter l’absence de l’espace germanique ou la sous-représentation de l’espace italien. À ce propos, la note historiographique dans l’espace germanique invite à reproduire l’exercice sur les autres traditions historiographiques. L’ouvrage est donc un intéressant appel à de nouvelles recherches et de nouveaux programmes de travail.
Notes
1 Voir par exemple Bénédicte Sère, L’invention de l’Église. Essai sur la genèse ecclésiale du politique, entre Moyen Âge et Modernité, Paris, Presses universitaires de France, 2019.
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Référence électronique
Jean-David Richaud-Mammeri, « Marie Dejoux (dir.), Reformatio ? Les mots pour dire la réforme à la fin du Moyen Âge », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 août 2024, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65282 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/127fs
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