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Joan Stavo-Debauge, John Dewey face aux fondamentalismes. Les origines des discours « post-séculiers » et leur antidote

Anthony Pecqueux
John Dewey face aux fondamentalismes
Joan Stavo-Debauge, John Dewey face aux fondamentalismes. Les origines des discours « post-séculiers » et leur antidote, Nancy, PUN - Éditions universitaires de Lorraine, 2024, 340 p., ISBN : 978-2-38451-043-6.
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Texte intégral

  • 1 Pour les plus marquants : Stavo-Debauge Joan, Gonzalez Philippe, Frega Roberto (dir.), Quel âge pos (...)
  • 2 Dewey John, Écrits sur les religions et le naturalisme, recueil de textes traduits et introduits pa (...)

1Le dernier livre du sociologue Joan Stavo-Debauge porte sur la présence et les origines des discours post-séculiers dans l’espace public (à savoir des discours y célébrant un retour des religions, faisant comme si l’âge séculier était dépassé), plus précisément au sein de l’académie, et met en avant une perspective qui a déjà ferraillé avec de tels discours et devrait permettre de s’en prémunir durablement aujourd’hui. Cette perspective est celle défendue par le philosophe américain John Dewey (1859-1952), une des principales figures du pragmatisme qui s’invente aux États-Unis entre les XIXe et XXe siècles. Le livre, issu d’une habilitation à diriger des recherches, fait suite à de nombreux travaux de la part de l’auteur tant sur les discours post-séculiers1 que sur Dewey2, notamment à travers la traduction de textes peu connus mais contribuant à montrer que le philosophe s’engageait concrètement dans les débats politiques et moraux les plus vifs de son époque.

2Même s’il pourrait s’y apparenter, il ne s’agit pas d’un livre d’histoire des idées, mais d’une véritable enquête, rédigée dans une écriture ciselée, sans ambages, touchant le plus souvent juste. Stavo-Debauge est troublé (pour ne pas dire plus) par les discours post-séculiers qui rejaillissent un peu partout et spécialement dans le monde académique ; il se met alors en quête de la méthode la plus efficace pour y répondre et la trouve chez John Dewey – voilà le synopsis de l’enquête de type pragmatiste en question. L’argument central du livre est énoncé dès les premières pages : si Dewey est naturaliste et séculariste, c’est en vertu de sa défense du schème de l’enquête comme schème distinctif des sociétés démocratiques, libres et pluralistes, ce qui en fait des sociétés continuellement ouvertes à l’enquête, aux découvertes, donc aux révisions – ce qui est incompatible avec des doctrines fixes et avec tout système clos de croyances (p. 9-10). C’est donc la défense du pluralisme (démocratique) qui fixe sa seule limite au pluralisme deweyen ; dit autrement encore : le naturalisme deweyen est un anti-surnaturalisme, donc un sécularisme.

3Les trois premiers chapitres forment une première partie de l’enquête, consacrée non seulement à recenser les discours post-séculiers actuels et leurs origines, mais plus encore à clarifier ces discours. Contrairement à certains des auteurs de son corpus, Stavo-Debauge ne se cache pas derrière son petit doigt pour les qualifier : s’ils correspondent à un certain « retour des religions », cela se fait sur des lignes très clairement conservatrices. On y croise des noms connus des sciences humaines et sociales, plus ou moins attendus, et à divers titres : Peter Berger, Talal Asad ou Charles Taylor, Nicholas Wolterstorff, Alvin Plantinga, Jurgen Habermas ou encore en France Roger Pouivet. On découvre en outre que plusieurs de ces discours post-séculiers tirent leur origine et leur fondamentalisme (voire leur créationnisme) du côté de la théologie politique d’Abraham Kuyper (1837-1920 ; p. 39). Cette partie de l’enquête constitue une lecture éprouvante pour qui n’est pas habitué à ce type de « littérature », comme quand on y apprend que pour Kuyper et ses disciples la seule véritable opposition politique se situe entre « les chrétiens et les héritiers des Lumières » (p. 48). Cette traversée en mode « musée des horreurs » fait notamment rencontrer l’affaire Hobby Lobby (p. 89 et suivantes), qui a vu des employeurs évangéliques refuser à leurs salariées de recourir à une assurance santé qui leur aurait remboursé certaines pilules aux effets abortifs (comme la « pilule du lendemain »)… Au sein du monde académique, Stavo-Debauge montre avec brio que ces infiltrations ne concernent pas que le monde supposé non empirique de la philosophie (analytique), mais bien plus largement, jusqu’à certains départements de droit et science politique (p. 108).

  • 3 Dewey John, Une foi commune, traduit par Patrick Di Mascio, Paris, La Découverte, coll. « Les empêc (...)

4Les trois chapitres suivants sont la seconde partie de l’enquête, consacrée à l’examen de l’antidote à ces discours post-séculiers, d’abord à travers les réactions que Stavo-Debauge trouve « timorées » de la part des pragmatistes contemporains face à cette résurgence post-séculière, même s’il concède à l’historien David Hollinger son « agacement grandissant » (p. 123) face à la volonté de certains de re-christianiser le monde académique nord-américain. Mais à côté de cela, on peut lister plusieurs complaisances, comme celles de Hans Joas (p. 128-129) dans sa lecture étonnante tant d’Une foi commune de Dewey que des Variétés de l’expérience religieuse de William James3. Joas manque par exemple de comprendre que lorsque Dewey concède du positif au religieux (et non à la religion), cela a trait à la « qualité religieuse de l’expérience », que Dewey conçoit comme « un élargissement et un approfondissement des intérêts qui transforment la vie de quiconque » (Eldridge, cité par Stavo-Debauge, p. 145).

  • 4 Dewey John, Tufts James H., Éthique, traduit par Patrick Di Mascio, Paris, Gallimard, coll. « Bibli (...)

5L’enquête de Stavo-Debauge se resserre autour de John Dewey, et de l’opposition que celui-ci fait vivre entre une méthode qui serait celle de l’autorité et une autre, de l’enquête, où (contrairement à la première méthode) « [t]outes nos croyances sont sujettes à la critique, à la révision, voire à l’élimination définitive » (Dewey, p. 136). Cette opposition sera également centrale dans Ethics4 pour la résolution des conflits moraux (p. 223), en faisant valoir la reconstruction permanente des valeurs dans la confrontation active avec des situations problématiques, et non un calquage sur la vie morale de quelques règles immuables comme les dix commandements.

  • 5 Dewey John, Le Public et ses problèmes, traduit par Joëlle Zask, Pau, Publications de l’Université (...)

6L’enquête se re-déploie régulièrement, au gré notamment des usages contemporains de Dewey, qui croient pouvoir s’en réclamer pour défendre une hospitalité aux croyances religieuses – comme Judith Green en réponse à Philip Kitcher (p. 153 et suivantes). Pour montrer en quoi de telles références à Dewey sont non seulement indues mais plus profondément qu’elles diluent de manière dommageable son naturalisme, Stavo-Debauge reconstitue patiemment le fil de ses arguments. Dans le cas de Green, qui s’appuie sur Le public et ses problèmes5, cela signifie remonter aux textes par lesquels Dewey a préparé ce livre, notamment une série de textes sur le mouvement fondamentaliste pour The New Republic. Ce chantier permet d’en ouvrir un autre, celui de l’évêque Brown, du fait d’un procès en hérésie qui lui est intenté entre 1924 et 1925, et plus largement d’ouvrir le dossier des nombreuses croisades antiévolutionnistes en ce début de XXe siècle – désormais que la Grande Société (sous l’effet du développement de la presse et des moyens de communication, ainsi que de la scolarisation) est moins tenue à l’écart des débats ouverts par les travaux de Darwin. Ce sont plusieurs affaires qui se tiennent d’ailleurs à cette époque, tant et si bien qu’au moment de rédiger Le public et ses problèmes en 1929, les croisades antiévolutionnistes y figureront comme l’exemple type des narrow publics, les publics « étroits d’esprit » (p. 179).

7Dans le faisceau d’éléments se nouant autour de ces croisades (prégnance du Ku Klux Klan, développement de l’anticommunisme…), la question de l’éducation n’est pas en reste (p. 183) ; c’est l’association même entre éducation et religion que Dewey récuse dans la mesure où cette dernière ne reconnait pas la « méthode de l’enquête libre ». Dans ce cadre, l’évêque Brown, lecteur de Darwin et Marx, intéresse particulièrement Dewey : comme s’il incarnait la trajectoire exemplaire d’une « reconstruction réussie » (p. 195), celle qui mène d’un sur-naturalisme (religieux) à un naturalisme guidé par l’enquête puisque cette trajectoire ne consacre pas un abandon de la foi mais un déplacement de celle-ci en direction d’une méthode.

8En somme, le lecteur est prêt pour conclure avec John Shook : « Parce qu’elle protège délibérément le pluralisme, la démocratie de Dewey ne peut tolérer quiconque refuse les bienfaits de l’intelligence sociale, nie l’égalité morale universelle ou entrave le progrès du bien-être humain. Pour les théoriciens à la recherche d’une politique libérale si inclusive qu’elle satisfasse le fanatique religieux ou l’égoïste intéressé, la démocratie de Dewey apparaitra irrémédiablement inadéquate » (p. 244). Ce constat récapitulatif ouvre le septième et dernier chapitre qui pourrait faire croire à un retour en arrière – quitter la saine compagnie du démocrate Dewey pour retourner dans des contrées moins amènes, post-séculières. Le chapitre s’arrête notamment sur Talal Asad et ses élèves comme l’anthropologue Saba Mahmood, pour qui l’agentivité est censée venir du fait que des femmes « habitent pleinement les normes auxquelles elles souscrivent » : c’est-à-dire une agentivité issue de la « soumission à l’autorité religieuse » devenue « instinctive » (p. 251 – citations de John Laidlaw). Ce n’est pas le moindre des paradoxes que des auteurs censément « post-coloniaux » endossent un « agenda théologico-politique extrêmement proche de celui du mouvement évangélique et de la Droite chrétienne américaine » (p. 257). Mais ce dernier chapitre n’est pas un retour en arrière, car les deux arguments (résurgence du post-séculier dans le monde académique et méthode deweyenne de l’enquête comme antidote) finissent par se rejoindre, notamment dans l’utilisation (abusive) de Dewey pour faire place à du post-séculier, ou dans la tentative de concilier Dewey et Mahmood, comme Anne-Sophie Lamine s’y est essayée. Ce sera la conclusion, implacable : toujours plus et mieux se réclamer de Dewey et de sa méthode.

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Notes

1 Pour les plus marquants : Stavo-Debauge Joan, Gonzalez Philippe, Frega Roberto (dir.), Quel âge post-séculier ? Religions, Démocraties, Sciences, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2015 ; Stavo-Debauge Joan, Le loup dans la bergerie : le fondamentalisme chrétien à l’assaut de l’espace public, Genève, Labor & Fides, 2012.

2 Dewey John, Écrits sur les religions et le naturalisme, recueil de textes traduits et introduits par Joan Stavo-Debauge, Genève, Éditions IES, coll. « Le geste social », 2019 ; Stavo-Debauge Joan, John Dewey et les questions raciales. À propos d’une controverse actuelle, La bibliothèque de Pragmata, 2023, disponible en ligne à l’adresse suivante : https://bibliothequepragmata.wordpress.com/les-livres/volume-2-j-stavo-debauge/.

3 Dewey John, Une foi commune, traduit par Patrick Di Mascio, Paris, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 2011 (1934) ; James William, The Varieties of Religious Experience, New York, Longmans, Green and Co, 1902.

4 Dewey John, Tufts James H., Éthique, traduit par Patrick Di Mascio, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2021 (1932).

5 Dewey John, Le Public et ses problèmes, traduit par Joëlle Zask, Pau, Publications de l’Université de Pau, Farrago, Léo Scheer, 2003 (1927).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anthony Pecqueux, « Joan Stavo-Debauge, John Dewey face aux fondamentalismes. Les origines des discours « post-séculiers » et leur antidote », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 août 2024, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65254 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1276t

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Rédacteur

Anthony Pecqueux

Chargé de recherche CNRS au Centre Max Weber.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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