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Dominique Lagorgette, Pute. Histoire d’un mot et d’un stigmate

Frédérique Brisset
Pute
Dominique Lagorgette, Pute. Histoire d'un mot et d'un stigmate, Paris, La Découverte, coll. « Petits cahiers libres », 2024, 306 p., ISBN : 9782348075858.
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Texte intégral

  • 1 Paris, Gallimard, 1946.
  • 2 Une recherche sur le site de la librairie en ligne de la FNAC en témoigne, avec 425 références de l (...)

1Le lexique, on le sait, dit beaucoup de celles et ceux qui l’emploient. Il fut un temps où le mot putain était interdit à l’impression en France – il n’est qu’à voir l’exemple fameux de la pièce de Jean-Paul Sartre, La P... respectueuse1. Titrer un ouvrage Pute, comme celui dont on rend compte ici, témoigne donc d’une évolution indéniable quant à ce tabou2. Et pourtant... C’est tout l’objet de ce livre que de retracer le cheminement de ce vocable en diachronie, comme l’explique son sous-titre, et de sonder les connotations qui en sous-tendent l’usage pour décrypter les représentations idéologiques et sociales qu’il véhicule et les enjeux qui en découlent.

2Dominique Lagorgette, professeure en sciences du langage, explore donc le terme et sa portée stigmatisante en historienne de la langue française et en spécialiste de la violence verbale, à laquelle elle a consacré de nombreuses publications. En élargissant l’étude du terme à celle du champ lexical, large et prolifique, qui s’y rattache, elle aborde des questions de fond (censure, insertion dans la culture populaire, via la littérature, la chanson et le cinéma, banalisation, réappropriations actuelles par les mouvements féministes...). Ce panorama se divise en treize chapitres regroupés en quatre parties. La première se penche sur l’étymologie du mot, la deuxième, la plus fournie, sur son évolution diachronique, la troisième sur sa réception, et la dernière sur son extension lexicale, les dérivés et les locutions qui y ont recours.

  • 3 Défini par exemple par Béatrice Fracchiolla, Laurence Rosier, « Insulte », Publictionnaire. Diction (...)
  • 4 La bibliographie, conséquente, est absente de la version papier, qui ne propose, faute de place, qu (...)
  • 5 Sur l’origine des joutes verbales, voir Xavier Daverat, « “Listen You Fuckers!” : trivialité langag (...)

3L’autrice souligne dès l’abord l’ambivalence du terme pute ou putain, « couteau suisse de l’exclamation » (p. 7) qui oscille entre admiration et insulte. Il procède en effet d’un désignatif stigmatisant les prostituées mais aussi, plus largement, les femmes. Ce sexotype3, fondé sur des stéréotypes et marqueur d’idéologies, est un stigmate de genre par excellence, mais aussi de classe, fort souvent. Dominique Lagorgette l’étudie donc comme un révélateur, qui éclaire l’« histoire des mœurs à travers les discours institutionnels comme culturels » (p. 19). En cela, elle mène un projet qui dépasse largement la lexicologie, adossé à de multiples références4 et corpus. La violence verbale trouve en effet sa source dans une conception du monde où la femme n’aurait pas la propriété de son corps. Ces prémisses posées, l’autrice s’attaque à la question de l’étymologie via la morphologie, qui divise les lexicographes : pute résulte-t-il de la troncation de putain par apocope, ou putain est-il une flexion de la déclinaison de pute en ancien français ? L’étymon latin est tout autant discuté, entre le substantif puta (petite fille) et l’adjectif putidus (sale, puant), qui expliquerait les connotations péjoratives liées à la saleté, la laideur, physique ou morale, de préférence congénitale, particulièrement explicites dans les cotextes cités par l’autrice au chapitre 2 et les variantes orthographiques ou mots dérivés qu’il a générés. Le chapitre 3 est consacré aux expressions du « génitif social » (p .70), type fils de, générateur d’insultes « par ricochet » (p. 71), susceptibles également d’une utilisation comme marque de solidarité, voire de jeux verbaux5.

  • 6 Pierre Bourdieu a parfaitement décrit ce processus : « L’insulte, comme la nomination, appartient à (...)
  • 7 Sur les métaphores péjoratives appliquées aux femmes, voir l’ouvrage fondateur de Marina Yaguello, (...)

4Le chapitre 4 ouvre la deuxième partie par une étude du champ lexical de la prostitution (dont pute n’est in fine qu’un hyperonyme), présent dans toutes les cultures occidentales. Noms composés, termes métaphoriques, argotiques, dérivés, emprunts aux langues étrangères, ce lexique à portée dysphémique ou euphémique, selon les cas, mobilise tous les procédés lexicogénétiques et concerne quasiment exclusivement la femme – la prostitution masculine, taboue, demeurant le plus souvent tue. Dominique Lagorgette montre par ce biais les difficultés à définir la prostitution, notamment au plan réglementaire, du fait des liens présumés entre sexe et argent (on connaît le phénomène des trophy wives outre-Atlantique). La catégorisation s’opère le plus souvent en fonction d’un cadrage social, pour des finalités de santé publique, selon des conceptions religieuses ou des présupposés sur les relations hommes-femmes (p. 85). Le chapitre 5 explore un autre phénomène, sémantique, très productif : la modification de l’extension de certains mots dits génériques en termes péjoratifs, à commencer par fille ou femme, entre autres par leur combinaison avec des adjectifs qualificatifs ou compléments de ces noms : ceux-ci peuvent concerner l’activité, le lieu d’exercice, etc., établissant les prostituées en « groupe social6 » (p. 119). Le chapitre suivant est entièrement dévolu aux métaphores et comparaisons animales7 appliquées à celles-ci (morue, chienne, etc.), emblématiques des rapports systémiques de domination genrée tout autant que sexuelle subis par les femmes dans leur ensemble. Ultime déshumanisation, la réification verbale est l’objet du chapitre 7, via métaphores et métonymies, quand le chapitre 8 analyse un autre processus, celui de la dépersonnalisation par l’antonomase, usage de prénoms génériques et leurs dérivés et composés, tels Madelon ou Marie-couche-toi-là.

5Le chapitre 9, qui débute la partie 3, expose les différents modes de contournement des mots tabous : la censure pure et simple du terme, parfois matérialisée par un bandeau occultant, ou le recours à des artifices orthotypographiques comme les points de suspension signalent une confusion du « tabou linguistique du sens avec le tabou linguistique de la forme (le mot) [...] le signifié avec le signifiant » (p. 200-201). L’autrice résume aussi l’évolution du droit pénal en la matière, à vocation de contrôle social, et, dans le chapitre 10, explore les discours officiels, qu’ils soient religieux, académiques, judiciaires ou journalistiques, sur la prostitution et ses actrices. Elle y conduit une réflexion on ne peut plus pertinente sur les concepts de passivité et d’activité sous-jacents aux différentes désignations : prostituée, participe passé, par sa forme-même, nie toute agentivité de l’individu. Le chapitre 10 s’intéresse donc au lexique émanant des prostitué.es même, avec une attention particulière à « travailleu.r.se du sexe », locution qui explicite une « fonction professionnelle » (p. 238), sujette à débat et par là même marque d’une prise de position politique et sociale sur la question de la prostitution ; elle permet aussi ce que Dominique Lagorgette appelle un « retournement du stigmate » (p. 246) : pute devient alors insulte de solidarité, alors que se poursuit « l’extension quasi sans fin du sens de pute » (p. 256), sujet de la quatrième et dernière partie du volume.

  • 8 Les emplois et synonymes de ces syntagmes sont détaillés par Philippe Normand, Langue de keufs sauc (...)
  • 9 Voir Maï Boiron, Émilie Syssau, « Le sous-titrage et le doublage au cinéma », Traduire, no 243, 202 (...)

6Le chapitre 12 est ainsi dévolu aux locutions figées autour du vocable, où celui-ci est la plupart du temps entendu au sens figuré : alors que « langue de pute, coup de pute8 » sont encore porteurs de jugements implicites sur les femmes, « fils de pute » a « perdu de son sens et sa violence initiale », quand la construction « putain de..., garce de... » s’interprète comme qualificatif négatif dérogatoire (p. 280). L’ultime étape est la désémantisation du terme, transformé en simple juron interjectif (c’est d’ailleurs l’un des syntagmes les plus courants pour rendre l’anglais « fuck » en traduction audiovisuelle9), voire en marqueur de ponctuation dans le Sud de la France Il est éventuellement intégré à des combinatoires de jurons en cascade, intervenant en lieu et place d’interjections blasphématoires dont la portée transgressive s’est effacée au fil de la sécularisation de la société française.

  • 10 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 100.

7Au terme de cette étude extensive très stimulante, on retiendra que, malgré une relative évolution des mœurs, le terme pute cristallise toujours et encore idéologies et fantasmes sur les femmes comme nul autre, révélateur du sexisme et de la violence de notre société patriarcale. Comme l’écrivait Bourdieu, « le mot ou, a fortiori, le dicton, le proverbe et toutes les formes d’expression stéréotypées ou rituelles sont des programmes de perception10 ». En soi, ce n’est donc pas une surprise, de nombreuses recherches sociolinguistiques ont déjà fait état de la relation entre langue, pouvoir et genre, mais cet ouvrage a le grand mérite d’aborder la question en combinant les angles, historique, juridique, sémantique, pragmatique, discursif, linguistique, lexicographique, notamment, pour montrer que toutes les approches convergent quant à ce lexique stigmatisant toujours actif, dont la circulation s’amplifie même à l’heure des réseaux sociaux. Bien sûr, Dominique Lagorgette le rappelle, « chasser les mots ne suffit pas à détruire les idées qu’ils rendent tangibles » (p. 292), mais ce livre extrêmement documenté, écrit dans un style vivant, clair, accessible, est aussi un outil militant, en ce qu’il offre des clés pour réfléchir et des arguments pour débattre et avancer sur le terrain des inégalités de genre.

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Notes

1 Paris, Gallimard, 1946.

2 Une recherche sur le site de la librairie en ligne de la FNAC en témoigne, avec 425 références de livres incluant putain dans leur titre, tant au sens propre que comme explétif, même si la liste comprend des doublons. (https://www.fnac.com/SearchResult/ResultList.aspx?PageIndex=3&SDM=list&Search=putain&sft=1.)

3 Défini par exemple par Béatrice Fracchiolla, Laurence Rosier, « Insulte », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, 2019, https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/insulte/.

4 La bibliographie, conséquente, est absente de la version papier, qui ne propose, faute de place, qu’une liste des sources principales, p. 293-294, mais elle est accessible en ligne : https://hal.science/hal-04544339v1.

5 Sur l’origine des joutes verbales, voir Xavier Daverat, « “Listen You Fuckers!” : trivialité langagière dans le cinéma américain contemporain », in Anne-Marie Paquet-Deyris, Dominique Sipière (dir.) Le cinéma parle ! Études sur le verbe et la voix dans le cinéma anglophone, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2012, p. 293.

6 Pierre Bourdieu a parfaitement décrit ce processus : « L’insulte, comme la nomination, appartient à la classe des actes d’institution ou de destitution plus ou moins fondés socialement, par lesquels un individu, agissant en son propre nom ou au nom d’un groupe [...], signifie à quelqu’un qu’il a telle ou telle propriété, lui signifiant du même coup d’avoir à se comporter en conformité avec l’essence sociale qui lui est ainsi assignée », Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 100.

7 Sur les métaphores péjoratives appliquées aux femmes, voir l’ouvrage fondateur de Marina Yaguello, Les mots et les femmes, Paris, Payot, 1992 [1978], p. 150-162. On retrouve ces constructions lexicales dans maintes langues, à commencer par l’anglais : « Metaphors available to describe women include an extraordinary high number of deragotary images [such as] animal imagery, food imagery [...] », Janet Holmes, Nick Wilson, An Introduction to Sociolinguistics, Londres/New York, Routledge, 2017 [1992], p. 347.

8 Les emplois et synonymes de ces syntagmes sont détaillés par Philippe Normand, Langue de keufs sauce piquante, Paris, Le Cherche Midi, 2014, p. 362.

9 Voir Maï Boiron, Émilie Syssau, « Le sous-titrage et le doublage au cinéma », Traduire, no 243, 2020, p. 7-19, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/traduire.210.

10 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 100.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Frédérique Brisset, « Dominique Lagorgette, Pute. Histoire d’un mot et d’un stigmate », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 juillet 2024, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65193 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/123rh

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Rédacteur

Frédérique Brisset

Maîtresse de conférences honoraire, Université de Lille, CECILLE, Centre d’études en civilisations, langues et lettres étrangères, ULR 4074.

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Droits d’auteur

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