Véronique Miguel Addisu et Isabelle Maillochon (dir.), Vivre et parler avec de jeunes enfants en crèche. Situations langagières, postures professionnelles, formation

Texte intégral
- 1 Voir à ce sujet Genette Christophe, « EDU-CARE. Vers une approche globale de l'enfant qui (ré)conci (...)
1Si la crèche est considérée comme un lieu de care où il s’agit de prendre soin de l’enfant, elle est également, de plus en plus, pensée comme un lieu éducatif, d’apprentissage, où il s’agit également de concourir au bon développement de ce dernier. Cette approche hybride, portée notamment par les politiques publiques de la petite enfance, s’inscrit dans une vision pédagogique dite educare1 (contraction de education et care), qui nous invite à penser l’accueil du jeune enfant comme une entreprise globale de prise en charge, d’accompagnement et d’éducation. Se retrouvant investie de missions proprement éducatives, la crèche devient, à l’image de l’école, un lieu où mérite d’être pensée et posée la question des inégalités sociales et socio-langagières.
- 2 Mis en place au Havre depuis 2011, ce dispositif a également été appliqué dans d’autres villes et a (...)
2C’est dans ce cadre que s’inscrit l’ouvrage collectif dirigé par Véronique Miguel Addisu et Isabelle Maillochon. Les contributeur·rices se proposent ici d’analyser, sous l’angle des pratiques et de la formation professionnelles, la place des inégalités dans l’acquisition des compétences linguistiques de l’enfant en interaction avec les professionnel·les et avec ses pairs au sein des Établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE). Les contributions sont en grande partie le fruit du projet de recherche-action « Vivre et parler avec le jeune enfant en EAJE » (Vipaje), initié en 2018 au Havre et au sein duquel ont collaboré des chercheur·ses des universités de Rouen et du Havre ainsi que des professionnel·les de la petite enfance de trois EAJE aux profils sociaux différents. Ce projet avait pour but de mettre à l’étude l’influence du dispositif « Parler Bambin ». Ce dispositif, conçu et déployé pour lutter contre les inégalités sociales précoces, est un programme de formation continue centré autour de l’acquisition du langage chez les jeunes enfants, et dédié aux professionnel·les travaillant dans des EAJE. L’objectif du dispositif est qu’ils et elles développent des postures et des pratiques professionnelles qui favorisent la socialisation langagière des jeunes enfants2.
3La proposition des chercheuses s’ancre dans un cadre interactionnel qui place l’enfant et le·la professionnel·le en interaction au cœur de l’analyse. La démarche se veut également pluridisciplinaire et fait résonner des approches ancrées en sciences de l’éducation, en sociolinguistique ou encore en psychologie. L’ouvrage se structure en trois parties thématiques.
4La première partie (chapitres 1, 2 et 3) rassemble des contributions théoriques autour de la question de l’appropriation langagière. À ce titre, le chapitre 1 rédigé par Régine Delamotte donne le ton de l’ouvrage et nous invite à adopter une approche moins adulto-centrée. L’enjeu, pour elle, est de se détacher des modèles normatifs, qui justifient l’évaluation des productions langagières du jeune enfant, pour reconnaître l’existence d’une culture langagière enfantine spécifique, qui relève plus du langage en devenir que du langage incomplet. Le chapitre de Véronique Miguel Addisu revient ensuite sur les programmes de prévention des inégalités sociales dans le domaine de la petite enfance, notamment « Parler Bambin », en adoptant une approche critique. Elle reconnaît que la socialisation au langage dans les crèches favorisée par de tels dispositifs « contribue à prévenir les effets des inégalités sociales » (p. 79) en permettant à ceux et celles issu·es de milieux défavorisés d’acquérir des compétences langagières valorisées dans la suite de leur parcours, notamment scolaire. Pour autant, ces dispositifs peuvent contribuer à renforcer les « tensions normatives » (p. 78) autour du langage et peuvent être perçus comme des programmes de dressage ou de sur-stimulation langagière qui reconduisent les rapports dominant/dominé. Afin d’affiner l’évaluation du déploiement des programmes de ce type, elle soutient que l’on ne peut s’abstraire d’une étude in situ pour analyser la manière dont les professionnel·les s’approprient et mettent en œuvre les outils en situation d’interaction, ce qui fera l’objet de la deuxième partie. Enfin, la contribution de Mehmet-Ali Akinci permet de rouvrir le débat autour du bilinguisme précoce. En présentant les mécanismes sociaux et cognitifs d’acquisition langagière en situation de contact entre le français et une autre langue « première » parlée dans le cadre familial, il renverse la vision « soustractive » et illégitime du bilinguisme des jeunes enfants issus de familles immigrées. Il soutient au contraire qu’un environnement bilingue est toujours bénéfique en ce qu’il permet une ouverture vers l’altérité ainsi qu’une plus grande conscience du langage qui facilite la reconnaissance des propriétés structurales des systèmes linguistiques. Fort de ce constat, il invite à une meilleure reconnaissance et prise en compte de ce bilinguisme.La deuxième partie (chapitres 4, 5, 6) permet de revenir plus en détail sur le déroulement et les résultats de la recherche-action Vipaje. En analysant plusieurs situations d’interactions quotidiennes et ritualisées telles que les repas, les changes, les temps libres ou encore les ateliers d’éveil, les auteur·rices interrogent l’impact du dispositif de formation « Parler Bambin » sur les pratiques professionnelles. Du point de vue méthodologique d’abord, les chapitres reviennent tour à tour sur la démarche et les spécificités de la recherche collaborative, sur les méthodes d’enregistrement vidéo des interactions sur le terrain, ainsi que sur la grille d’analyse retenue selon une conception multimodale du langage (prise en compte des énoncés, des silences, mais également des gestes). Malgré une difficulté à évaluer les performances langagières de l’enfant, les principaux résultats tendent à montrer qu’aucun effet de sur-stimulation langagière n’a été observé et que la formation « Parler Bambin » n’a pas d’effet négatif, voire a un impact plutôt positif sur la qualité des interactions entre enfants et professionnel·les. Cette affirmation semble particulièrement vraie lors des ateliers d’éveil où les professionnel·les privilégient les scripts de jeux-langage, dits playing_verbal, sur les scripts de jeux-actions, dits playing_action. Les repas et les changes sont également l’occasion pour les professionnel·les de créer des situations d’interactions multimodales, caractéristiques de la dyade mère-enfant. Ces situations sont l’occasion de mettre en application les outils préconisés par « Parler Bambin », notamment en utilisant les pronoms « je » et « tu » plutôt que le pronom « on », par souci de clarté et de personnalisation des interactions nécessaire entre autres au développement de la conscience de l’identité et de l’altérité. Les analyses des temps libres viennent nuancer ce panorama et montrent que les enfants qui savent déjà manier le langage bénéficient souvent d’une plus grande attention de la part des professionnel·les formé·es au « Parler Bambin » ce qui peut contribuer, en fonction du profil langagier de l’enfant, à « transformer en inégalités des différences préexistantes » (p. 117). En faisant le constat d’une mobilisation inégale voire assez aléatoire des outils du dispositif par les professionnel·les, l’ensemble des contributions relève enfin la nécessité d’un suivi et d’une meilleure formation continue pour ancrer les bonnes pratiques de manière durable dans les EAJE.
5La troisième partie (chapitres 7, 8, 9) permet justement d’engager une réflexion sur la formation professionnelle. Les chapitres 7 et 8 mettent à l’étude des projets alliant recherche et formation continue. Les deux contributions montrent les bénéfices associés à l’accompagnement des professionnel·les par une équipe de recherche, notamment dans le renforcement de leurs compétences réflexives et dans la conscientisation de leurs pratiques professionnelles. Dans la continuité de ces résultats et faisant le constat du manque de contenu sur le langage dans les référentiels de formation initiale, Caroline Masson et Tiphanie Bertin reviennent, dans le dernier chapitre, sur la construction, les apports et les limites des dispositifs de recherche-action-formation. L’intérêt de ce chapitre réside en partie dans le fait que les autrices prennent le soin de détailler la démarche de construction de ces collaborations en précisant les modalités pratiques (nécessité de recenser les attentes des deux parties, temps de déploiement de la formation, réflexion sur la posture de chercheur/accompagnant) mais également les obstacles auxquels peuvent être confrontés de tels projets (manque de temps des professionnel·les, lien entre savoirs pratiques et théoriques).
6L’ouvrage, très précis mais néanmoins très accessible, saura sans aucun doute intéresser un public de professionnel·les et de chercheur·ses spécialistes du domaine de la petite enfance. Étant donné les nombreuses contributions réflexives et méthodologiques sur les recherches en situation d’interactions langagières, et sur les enjeux associés aux recherches collaboratives, il pourra également intéresser un public plus large de chercheur·ses intéressé·es par et/ou investi·es dans le même type de démarche.
Notes
1 Voir à ce sujet Genette Christophe, « EDU-CARE. Vers une approche globale de l'enfant qui (ré)concilie soin et apprentissage ? », Des concepts pour repenser les pratiques, 1, 2022.
2 Mis en place au Havre depuis 2011, ce dispositif a également été appliqué dans d’autres villes et a fait l’objet de plusieurs travaux et controverses. Pour en savoir plus, voir notamment Ben Soussan Patrick, Rayna Sylvie, Le programme « Parler bambin » : enjeux et controverses, Toulouse, Érès, 2018.
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Référence électronique
Félicia Gouy, « Véronique Miguel Addisu et Isabelle Maillochon (dir.), Vivre et parler avec de jeunes enfants en crèche. Situations langagières, postures professionnelles, formation », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 juillet 2024, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65065 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xag
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