Jean-François Bert, Jérôme Lamy (dir.), Les cartes à jouer du savoir. Détournements savants au XVIIIe siècle

Texte intégral
1Cet ouvrage collectif rassemble les contributions de huit auteurs, conservateurs de collections de musées et de bibliothèques et historiens, autour de l’étude d’une archive étonnante : les cartes à jouer détournées de leur fonction ludique. En effet, aux XVIIe et XVIIIe siècles, ces cartes peuvent porter, sur leur dos blanc, des « interventions de toutes sortes, le plus souvent des écritures, rendant la carte impropre à son usage initial » (p. 27).
- 1 Jean-François Bert, Qu’est-ce qu’une archive de chercheur ?, Marseille, OpenEdition Press, 2014, co (...)
2Comme le souligne Claire Bustarret, « jusqu’à une date récente, il allait de soi pour les spécialistes que ces emplois courants des cartes hors-jeu devaient être considérés comme anecdotiques. […] Ce n’est qu’en l’intégrant à l’étude d’une “culture matérielle” […] que cette façon de faire a pu recevoir l’attention qu’elle méritait » (p. 29). Gwenael Beuchet, attaché de conservation du patrimoine au Musée français de la Carte à jouer d’Issy-les-Moulineaux, relève des signes de ce trop long désintérêt pour l’usage détourné des cartes à jouer : pendant longtemps, ces détournements n’ont pas constitué un argument d’acquisition pour le musée et le nombre de cartes à dos détourné est d’ailleurs difficile à établir, car beaucoup de cartes sont aujourd’hui encadrées (sous maries-louises), les inscriptions sur leur dos étant ainsi inaccessibles et également passées sous silence dans les registres d’inventaires. C’est donc tout récemment que les institutions, les conservateurs et les chercheurs ont commencé à s’intéresser aux détournements et transformations des cartes à jouer, les considérant désormais comme de véritables archives historiques. Les contributions de l’ouvrage participent ainsi à consacrer les cartes à dos détournés en tant qu’archives non seulement légitimes, mais aussi abondantes et majeures de la période moderne. Nos auteurs poursuivent ainsi un travail déjà amorcé par Jean-François Bert sur la diversité de ce qui peut faire archive1.
3Un autre intérêt de l’ouvrage est de déterminer l’ampleur du phénomène de détournement et de transformation des cartes à jouer ainsi que de l’expliquer. Nos auteurs présentent la diversité de ces usages seconds : fiche, fichier, étiquette de justice, jeu pédagogique, facture, reconnaissance de dette, monnaie locale, billet d’entrée, tract publicitaire, ordonnance, étiquette scientifique, etc. C’est toute une « société de la récupération » (p. 29) et « de l’écrit ordinaire qui s’empare de ces cartes » (p. 25). Ils cherchent aussi à établir la continuité entre les usages ordinaires, commerciaux, lettrés ou savants de ces cartes. Si ces usages sont si diversifiés, c’est que, en tant qu’objets détournés, les cartes à jouer sollicitent un art qui n’est pas encore devenu complètement standard.
- 2 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
4Les cartes à jouer sont notamment un outil de la créativité littéraire, philosophique et scientifique. Claire Bustarret situe ces cartes dans la panoplie du matériel d’écriture courant à l’ère des Lumières et en étudie l’usage, en tant que technique d’écriture, par Jean Jacques Rousseau. Georges-Louis Le Sage, physicien genevois, retient l’attention de Jean-François Bert, qui cherche à étudier comment l’usage des cartes à jouer répond matériellement à certains problèmes cognitifs, mais en génère aussi de nouveaux. Pour pallier aux problèmes de mémoire et de mise en ordre des informations et des idées, ainsi que pour appuyer la créativité intellectuelle, les cartes mobiles permettent d’opérer « des connexions multidimensionnelles, des arborescences, des nœuds entre des éléments qui n’ont pas a priori un lien évident entre eux » (p. 98). Mais si un instrument ouvre à certains usages, il peut aussi entraîner des « pathologies » caractéristiques. En une sorte de manie combinatoire, Le Sage se retrouve, par exemple, à « composer-décomposer-recomposer » sans cesse l’ordre de son fichier de cartes, faisant « perdre à son dispositif toute véritable capacité heuristique » (p. 104), à la recherche d’un ordre qui se décompose sans cesse, rendant impossible l’émergence d’un sens stable, comme les aphasiques décrits par Michel Foucault dans la préface des Mots et les choses2 (nous faisons le rapprochement).
- 3 Ann Blair, Tant de choses à savoir. Comment maîtriser l’information à l’époque moderne, Paris, Le S (...)
5Ainsi, les cartes à jouer sont étudiées en tant que solutions matérielles à des problèmes cognitifs historiquement situés. Jean-François Bert et Jérôme Lamy se réfèrent notamment aux travaux d’Ann Blair3 – qui postface d’ailleurs l’ouvrage – pour mettre en avant les problèmes cognitifs spécifiques de cette période : la « grande configuration socio-épistémique » (p. 5) du XVIIIe au XIXe siècle est caractérisée par l’abondance et la variété d’informations qui conduisent à l’émergence d’un problème structurel, « comment maîtriser l’information à l’époque moderne ? », rendant nécessaire l’invention de « techniques de gestion de l’information ». Ainsi, « à partir de la Renaissance, la quantité de données disponibles rend caducs les dispositifs […] ordinaires » hérités « de l’Antiquité et renouvelés au Moyen Âge » (p. 7). Les différents usages des cartes à jouer sont présentés comme autant de réponses techniques à ce problème émergent de la gestion de l’information et comme appartenant à la diversité des techniques modernes de « mise en fiche », et même de « pensée par fiche » (p. 14).
- 4 Jean-François Bert, Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science, Paris, An (...)
- 5 Ibid., p. 11.
6Si l’ouvrage Les cartes à jouer du savoir est si riche malgré l’archive minuscule qu’il étudie, c’est par sa perspective épistémologique : celle de l’histoire et de l’anthropologie des savoirs. Dans un ouvrage antérieur, Jean-François Bert et Jérôme Lamy définissent cette perspective comme le fait de « s’occuper des pratiques savantes dans leurs déploiements les plus infimes, cernant leurs spécificités jusque dans les gestes les plus communs, revenant à chaque fois aussi au local et au singulier »4. Sans hiérarchiser les savoirs mais en faisant un « usage élargi du terme », ils proposent d’étudier « dans un même mouvement interprétatif toutes celles et tous ceux dont l’activité est de produire des “heuristiques”, de chercher, d’expliquer rationnellement le monde »5, en étant attentif à la variété des méthodes et à l’hétérogénéité des procédures de véridiction.
7L’autre spécificité de leur méthode est de saisir le travail intellectuel dans son rapport aux gestes, aux objets et aux instruments, de réaliser une histoire matérielle du savoir pour qui les actes cognitifs ne sont pas seulement mentaux, mais aussi pleinement matériels. Voilà donc le cadre de cette étude originale sur les cartes à jouer détournées de leur usage ludique, et considérées par les savants des Lumières comme « l’une des surfaces privilégiées du savoir en construction » (p. 5). Ainsi tous les auteurs de l’ouvrage s’évertuent à identifier les caractéristiques matérielles de ce support du savoir afin de les mettre en relation avec un certain nombre de gestes corporels et mentaux du travail intellectuel moderne : trier, réduire, synthétiser la masse des informations, transporter sur un support nouveau, mémoriser, compiler selon un ordre choisi, ouvert et toujours remaniable. Il s’agit de comprendre les possibilités que les cartes offrent, notamment en comparaison avec le carnet de notes qui, en tant qu’ensemble de feuilles reliées, implique « une certaine rigidité dans l’ordonnancement des informations » (p. 13). Au contraire le papier de la carte à jouer est fort, solide, au format défini, on peut y écrire sans le support du bureau, et le verso des cartes est blanc, libre pour recevoir une écriture. La carte est surtout mobile, elle peut être glissée dans un carnet, crochetée à des manuscrits, assemblée à d’autres pour former un système recomposable à loisir, « comme autant d’éléments d’un puzzle intellectuel » (p. 18).
8On peut enfin signaler que cet ouvrage collectif est le premier de la nouvelle collection « Heuristique », dirigée par Jean-François Bert et Jérôme Lamy, dont on peut espérer qu’elle livrera d’autres études sur l’art d’inventer des savants, envisagé « dans ses ramifications les plus subtiles – cognitives, physiques, émotionnelles, artéfactuelles » (p. 245), dans ses modalités concrètes, somatiques et matérielles.
Notes
1 Jean-François Bert, Qu’est-ce qu’une archive de chercheur ?, Marseille, OpenEdition Press, 2014, compte rendu d’Émilien Schultz pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.15604.
2 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
3 Ann Blair, Tant de choses à savoir. Comment maîtriser l’information à l’époque moderne, Paris, Le Seuil, 2020.
4 Jean-François Bert, Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science, Paris, Anamosa, 2021, p. 10, compte rendu de Serge Martin pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.53152.
5 Ibid., p. 11.
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Référence électronique
Anna Kandel, « Jean-François Bert, Jérôme Lamy (dir.), Les cartes à jouer du savoir. Détournements savants au XVIIIe siècle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/65055 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11x4o
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