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« Sociétés maritimes et mondes de la pêche », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 78, n° 2, 2023

Mathieu Nicati
Sociétés maritimes et mondes de la pêche
« Sociétés maritimes et mondes de la pêche », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 78, n° 2, 2023, 240 p., Paris, EHESS, ISBN : 978-2-7132-2985-5.
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Texte intégral

1Ce numéro des Annales thématise l’histoire des pratiques halieutiques et des environnements marins anthropisés. Il est construit autour de cinq contributions couvrant la thématique dans une optique trans-périodique et transrégionale. Spécialiste de l’histoire environnementale des écosystèmes marins et de l’anthropologie historique de la pêche, Romain Grancher pointe dès les premières pages de l’introduction le problème définitionnel que pose la pêche à l’historiographie. Il remarque, en effet, que ni les anthropologues – pourtant pionniers sur cette question – ni les historiens n’ont guère formalisé une appréhension holistique de la pêche car ils peinent à proposer une définition globalisante de ce qui s’apparente à une forme d’extractivisme. En effet, ceux-ci ont débattu des différences au lieu de s’accorder sur les similarités entre les différents jalons de la « taxinomie halieutique » (p. 218). Selon Grancher, les dénominateurs communs ne sont pas suffisamment explicités, de sorte que sont envisagées, indépendamment les unes des autres, « pêches artisanales et pêches industrielles, pêches côtières et pêches hauturières, pêches maritimes et pêches en eau douce, pêches de subsistance et pêches de loisir, pêches à visée économique et pêches à visée scientifique ou encore, dans un registre plus technique, entre pêches à pied et pêches en bateau, pêches à la main et pêches outillées, pêches dérivantes et pêches traînantes » (p. 217-218).

2L’introduction pose ensuite les deux grands axes du numéro. Le premier est celui des « perceptions, expériences et rapports à l’environnement marin » (p. 220). Cette triade concerne les acteurs humains tels les juristes et administrateurs étudiés par Romain Grancher dans son propre article, lesquels élaborent une police des pêches préindustrielles à la faveur de connaissances pratiques accumulées par une communauté de pécheurs dunkerquois, et ce dans le but de préserver les ressources halieutiques (p. 231-269). Elle concerne aussi le vécu émotionnel des captifs de la Galatée, restitué par Renaud Morieux (p. 333-373). Le second axe réside dans l’examen de l’agentivité (agency) des « acteurs non-humains » (p. 224). Il oriente notamment le travail de Nadin Hée mené sur la mobilité des bancs de thons rouges pour le XXe siècle (p. 271-296), sachant que ces poissons alternent entre eaux territoriales japonaises et eaux internationales. C’est aussi le cas pour la mobilité des bancs de morues, telle qu’elle est circonscrite par Jack Bouchard au XVIe siècle, les morues se mouvant cette fois-ci dans les étendues liquides fluctuantes de la Terra Nova (p. 297-331).

  • 1 Il s’agit de la carte, un filet trainant à petite maille.

3En plus de signer l’introduction, Romain Grancher développe une réflexion originale thématisant les enjeux praxéologiques et épistémologiques de la pêche en contexte océanique. Son article prend ainsi pour objet la fabrique de la police des pêches du côté français de la Manche entre 1680 et 1860. Il décortique minutieusement, en amorce de son propos, une requête adressée en 1727 par des pêcheurs de Dunkerque au secrétaire d’État de la Marine Maurepas, demandant l’autorisation d’utiliser un certain type de filet de pêche1 (p. 231). Au fil des pages, l’auteur retrace le recours progressif à l’expérience des praticiens de la pêche, parfois tempérée par les expertises des administrateurs de la mer, dans la régulation et la préservation des ressources halieutiques. Romain Grancher, contrairement aux autres auteurs, prend la longue durée comme prisme heuristique. Effectivement, l’intervalle chronologique embrasse d’un même élan le dernier siècle de l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet, la Seconde République et le Second Empire. Cet empan temporel permet de montrer les permanences mais aussi les changements de la politique des pêches au gré de la succession des régimes politiques et des administrations s’y arrimant. Par exemple, l’auteur montre comment la préservation des ressources halieutiques est secondarisée sous la Révolution et l’Empire – deux régimes trop accaparés par les guerres défensives puis offensives – et comment s’organise l’autogestion des ressources par les pêcheurs locaux (p. 245-246).

4Nadin Heé, quant à elle, s’intéresse aux implications géopolitiques de l’industrie de la pêche aux thons dans le bassin indopacifique. Elle avance une notion caractéristique du nouvel ordre mondial établi au XXe siècle en lien avec l’environnement maritime : la territorialité océanique, laquelle influe sur la souveraineté des États. L’autrice reprend ainsi la notion de territorialité des travaux de l’historien Charles S. Maier et la transpose dans une perspective océanique. De manière originale, Nadin Hée caractérise l’océan comme un espace trans-impérial. L’autrice argumente la pertinence de ce terme en démontrant que le bassin indopacifique, et plus spécifiquement la haute mer où se pratique la pêche aux thons, constitue au début du siècle dernier « une zone sensible » à la confluence des zones d’influence japonaise, britannique, néerlandaise, française et américaine (p. 275). Elle propose ainsi de placer dans la même catégorie juridique l’océan, l’exosphère et le sous-sol terrestre.

5Quant à Jack Bouchard, il démontre à travers une analyse philologique que le syntagme Terra Nova équivaut à un espace de pêche fluctuant dans l’Atlantique Nord du XVIe siècle (p. 302). D’autre part, le syntagme comporte une acception immatérielle et cognitive commune à l’ensemble des pêcheurs qui se rendent dans la région. Il s’agit là d’une véritable « carte mentale » (p. 320), d’un savoir empirique et orientationnel issu de l’expérience de navigation. En distinguant le syntagme Terra nova, émique, des termes étiques comme Newfoundland, l’auteur déjoue tant l’anachronisme que la téléologie. Il restitue ainsi la conception de cet espace à laquelle souscrivent les contemporains de l’époque retenue, conception qui s’avère moins politique que naturelle (p. 300). Contrairement aux deux contributions précédentes, la focale méthodologique se situe plutôt sur le plan géographique et expérienciel et non pas sur le plan juridique.

6L’article de Renaud Morieux porte sur un corpus de septante-cinq lettres manuscrites adressées aux marins de l’équipage de la Galatée (p. 335), une frégate française capturée lors de la guerre de Sept ans (1756-1763). Ces lettres émanent des familles des captifs. Ici, l’analyse concerne les dynamiques sociales, les modalités d’expression émotionnelle et les liens familiaux cristallisés autour de documents produits dans le contexte d’une guerre maritime. Pour ce faire, l’auteur reprend et adapte le concept de « communauté épistolaire » forgé dans le cadre des études littéraires (p. 351). Il s’intéresse ainsi aux conditions sociales d’émission, de circulation et de réception des lettres tout en restituant le spectre émotionnel qu’elles matérialisent, lequel va de l’amour à la tristesse en passant par l’inquiétude. L’analyse de la captivité est donc menée au niveau des acteurs, au ras de leurs sensibilités. N’oublions pas de souligner l’attention de l’auteur aux dynamiques de genre. En effet, l’article met en exergue la place des femmes au sein des sociétés maritimes, en l’absence des hommes : « les lettres que ces femmes adressent à leurs maris, fils ou frères [captifs] ne sont pas que des gages d’amour ; ce sont aussi des transactions économiques qui montrent la variété des rôles qu’elles occupent en temps de guerre comme en temps de paix, tels que d’assurer la gestion du patrimoine familial ou la négociation avec les créditeurs » (p. 372-373). Seul texte à laisser de côté les enjeux halieutiques, l’article de Renaud Morieux s’intègre néanmoins parfaitement au dossier puisqu’il propose une entrée « par le bas » dans une communauté maritime.

  • 2 Selon l’anthropologue français « le triangle d’or des sciences sociales » indispensable à la compré (...)

7À l’heure où les préoccupations écologiques et les questions liées à l’exploitation des animaux émergent de plus en plus dans le champ politique, il s’avère primordial d’envisager aussi ces sujets dans le champ scientifique. Or, la pêche, dont l’impact environnemental est pourtant conséquent, a longtemps fait l’objet d’un intérêt moindre comparée à l’agriculture, à l’élevage ou à la chasse, et ce aux plans politique et scientifique. Le simple fait que la revue des Annales y consacre un numéro entier est déjà signe que les choses sont en train de changer. Des trois disciplines couramment qualifiées de « triangle d’or des sciences sociales »2 par Maurice Godelier, l’histoire favorise la compréhension du monde social à travers le temps. Un tel numéro permet donc d’historiciser et de déplier les problématiques relatives à la captation, gestion et commercialisation (p. 215) des ressources halieutiques ainsi que certaines perceptions et conceptions de l’environnement marin encore en vogue aujourd’hui. En guise d’ouverture et d’approfondissements, vingt-trois ouvrages liés au thème du numéro sont recensés en fin de volume (p. 375-435). À noter encore la présence de plusieurs types d’images au sein des contributions (cartes, gravures, dessins, photographies), qui favorisent une appréhension plus incarnée et concrète des différents sujets. En somme, un dossier solide sur une thématique qu’il s’agit dorénavant de considérer comme importante.

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Notes

1 Il s’agit de la carte, un filet trainant à petite maille.

2 Selon l’anthropologue français « le triangle d’or des sciences sociales » indispensable à la compréhension du monde actuel se compose de l’économie, de l’anthropologie et de l’histoire. Il emploie cette expression percutante à l’occasion d’une conférence prononcée à l’université de Genève en janvier 2017 et intitulée « Penser la société autrement – Regard d’un anthropologue », conférence disponible en ligne à l’adresse suivante : https://mediaserver.unige.ch/play/99595.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathieu Nicati, « « Sociétés maritimes et mondes de la pêche », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 78, n° 2, 2023 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 juin 2024, consulté le 02 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/64947 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11uzb

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Rédacteur

Mathieu Nicati

Mathieu Nicati est assistant-doctorant en histoire moderne à l’université de Genève. Sa thèse, placée sous la direction de Marie Houllemare, thématise l’impact symbolique et effectif de la mort violente dans les campagnes d’évangélisation menées au nom du royaume de France lors du second XVIIe siècle en Nouvelle-France et au Levant.

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