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Annabelle Allouch, Delphine Espagno-Abadie, Contester Parcoursup. Sociologie d'une plainte

Hector Girard
Contester Parcoursup
Annabelle Allouch, Delphine Espagno-Abadie, Contester Parcoursup. Sociologie d'une plainte, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2024, 279 p., ISBN : 9782724642650.
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Texte intégral

  • 1 Pour une tentative de synthèse de ces travaux, voir Frouillou Leïla, « Parcoursup et la reconfigura (...)
  • 2 Voir par exemple Henri-Panabière Gaële, Court Martine, Bertrand Julien, Bois Géraldine, Vanhée Oliv (...)

1L’introduction de Parcoursup en 2018 a depuis fait l’objet d’une littérature florissante en sociologie de l’éducation1. Dans leur ouvrage, la sociologue Annabelle Allouch et la juriste Delphine Espagno-Abadie font le pari d’appréhender cette réforme de l’enseignement supérieur sous l’angle original des usages du droit. Précisons-le d’emblée, le titre de l’ouvrage ne rend pas justice à l’ampleur du travail des deux autrices puisque le livre porte non seulement sur Parcoursup mais aussi sur deux autres réformes qui ont récemment transformé les modalités d’accès aux formations universitaires, avec en 2017 le passage de la sélectivité de la deuxième année de master à la première et en 2020 la réforme de l’accès aux études de santé. Au croisement de la sociologie de l’enseignement supérieur et de la sociologie du droit, l’ouvrage part des plaintes des usager·ères pour analyser l’effet de ces réformes sur les relations entre l’institution scolaire, les étudiant·es et leurs familles. Il repose sur une vaste enquête qualitative de cinq ans, qui a bénéficié de l’accès aux réclamations envoyées au Défenseur des droits ainsi qu’à l’ensemble des jugements des tribunaux administratifs liés à l’entrée dans l’enseignement supérieur depuis 2016 (complété par une analyse de bases de données juridiques). S’y ajoutent 80 entretiens auprès d’étudiant·es, de leurs parents mais aussi de professionnel·les du droit et des universités, permettant de faire le lien entre trajectoires judiciaires et trajectoires scolaires. L’articulation des matériaux d’enquête conduit les autrices à nuancer l’hypothèse selon laquelle la mise en place de Parcoursup aurait permis la « revanche du premier recalé » en autorisant certain·es étudiant·es à contester juridiquement le verdict de l’institution scolaire. Au contraire, les réformes de l’accès à l’enseignement supérieur, en renforçant l’incertitude des procédures de sélection, placeraient les familles dans une situation d’« impossibilité calculatoire » qui viendrait remettre en cause les modes traditionnels de reproduction sociale des familles de classes moyennes et supérieures reposant sur l’anticipation stratégique de l’avenir2.

2Le premier chapitre revient sur le contexte institutionnel dans lequel s’inscrit cette hausse des contentieux judiciaires. Tout en uniformisant les modalités d’accès aux différentes formations par le biais de plateformes numériques standardisées, les réformes ont conduit chaque établissement à appliquer des critères de sélection différenciés qui se sont traduits dans les faits par des pratiques très hétérogènes. Là où la sélection est considérée comme relevant de l’évidence dans certains établissements (à l’image des UFR de médecine), d’autres ont manifesté leur opposition vis-à-vis de ce fonctionnement jugé inégalitaire, en particulier dans les universités à recrutement local. L’opacité des procédures de sélection s’est vue renforcée par la mise en œuvre de pratiques informelles de régulation des flux, comme dans certaines UFR où le droit au redoublement en troisième année de licence a été autorisé pour limiter les flux entrants en master. Le manque de cadrage des réformes a de ce fait alimenté la défiance de certains personnels mais aussi des usager·ères à l’encontre des nouveaux dispositifs de sélection.

  • 3 Sur la manière dont les rapports à l’école s’articulent à des rapports à l’État, voir Barrault-Stel (...)

3Dans le deuxième chapitre, les deux autrices entrent dans le détail des plaintes déposées par les familles. L’analyse des dossiers judiciaires donne à voir la provenance sociale de ces saisines, majoritairement initiées par des familles de classes moyennes et supérieures à fort capital économique et en interaction régulière avec les agent·es de l’institution scolaire. Les plaintes reflètent ainsi avant tout une incertitude liée à la maîtrise entravée de l’institution scolaire chez celleux qui la maîtrisaient pourtant le mieux. À l’appui de preuves matérielles (bulletins de notes et notamment comparaison des bulletins avec ceux d’autres élèves), ces familles tentent de démontrer le « mérite scolaire » de leurs enfants pour contester les refus d’admission de ces derniers dans les filières souhaitées. Les deux autrices relèvent très justement que ces rapports conflictuels avec l’institution scolaire peuvent alors devenir le support d’une crise de confiance envers l’École, et plus largement l’amorce d’une politisation3, pour des familles habituellement « en maîtrise » des institutions, qui vivent l’expérience du recours comme une forme de déclassement.

  • 4 Spire Alexis, Weidenfeld Katia, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalité (...)

4À partir des entretiens menés auprès d’étudiant·es inséré·es dans ces contentieux juridiques, le troisième chapitre permet quant à lui de faire le lien entre les plaintes et les trajectoires scolaires des étudiant·es concerné·es. Si les études de cas présentées rendent compte de l’importance du « capital procédural »4 dans la capacité différenciée des familles à passer du sentiment d’injustice à la plainte, la trajectoire scolaire antérieure aide à saisir la signification du passage à l’acte. Pour Arthur, dont les deux parents sont médecins, la non-admission au concours d’entrée de médecine à la suite de la réforme des études de santé est d’autant plus vécue comme un échec insupportable que son parcours dans l’enseignement secondaire a été excellent. Pour Enzo, dont les deux parents sont cadres du privé, la mobilisation des espaces de négociation ouverts par Parcoursup vise à compenser un dilettantisme scolaire qui l’empêche d’intégrer les filières désirées. Si les réformes de l’enseignement supérieur renforcent le poids des ressources économiques, scolaires et procédurales dans la capacité à contester le verdict de l’institution scolaire, leur contestation s’accommode donc de trajectoires scolaires diverses.

  • 5 Lipsky Michael, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Services, New York, (...)

5Les deux derniers chapitres de l’ouvrage empruntent enfin une perspective de sociologie de droit en s’intéressant au travail des professionnel·les de la justice. Les avocat·es tout d’abord, dont l’intervention fait basculer la plainte d’un·e usager·ère vers le litige. Inséré·es dans un marché de niche, ces avocat·es spécialisé·es dans le droit de l’éducation adoptent des postures diverses, certain·es s’inscrivant dans une démarche militante de lutte contre la sélection à l’université quand d’autres adoptent une posture commerciale par la standardisation du traitement des dossiers et la massification des litiges. Le litige ne devient cependant contentieux qu’à la suite de l’intervention des juges administratifs, dont le travail est étudié dans le cinquième et dernier chapitre du livre à partir de l’analyse d’une base de données de 232 jugements et d’entretiens. Les effets du travail des juges sur l’application des réformes apparaissent ambigus. Si d’un côté, les juges tendent à renforcer l’autonomie des universités en refusant de se prononcer sur les évaluations des dossiers des candidat·es et sur leur « mérite », ils participent à réguler les effets des réformes en censurant les dispositions trop rapidement rédigées ou en se faisant les interprètes de lois parfois imprécises. En cela, les juges s’apparentent en partie à des « street-level bureaucrats »5 qui participent pleinement à la mise en forme (et pas seulement à la mise en œuvre) des politiques publiques.

  • 6 Duvoux Nicolas, L’Avenir confisqué, Paris, PUF, 2023.
  • 7 Frouillou Leïla, Pin Clément, van Zanten Agnès, « D’APB à Parcoursup. Deux conceptions de l’affecta (...)
  • 8 Ces contentieux semblent d’ailleurs rester très marginaux puisque d’après les autrices 78 réclamati (...)

6Pour les autrices, en renforçant l’incertitude des procédures d’admission, le principal effet des réformes récentes de l’enseignement supérieur serait donc de « confisquer »6 l’avenir des usager·ères en limitant leur capacité à se projeter, et ce « quelles que soient leurs ressources initiales » (p. 242). L’assimilation de ces réformes à une remise en cause (au moins ressentie) des modes de reproduction sociale tranche ici par son originalité, tant les divers travaux sur la question ont plutôt souligné la contribution renouvelée de ces nouveaux dispositifs au renforcement des inégalités socio-scolaires7. À la lecture, il n’est d’ailleurs pas toujours évident de saisir en quoi le remplacement, pour l’accès à certaines formations, du tirage au sort par des procédures de classement des candidats sur des critères scolaires et de présentation de soi augmenterait l’incertitude des classes moyennes et supérieures. En prenant les plaintes comme porte d’entrée pour étudier les effets des réformes de l’enseignement supérieur, les autrices choisissent certes un angle original et stimulant mais se voient contraintes de travailler avant tout sur les détenteur·ices d’un « capital procédural », ce qui revient à ne pas saisir pleinement les effets différenciés des réformes suivant l’origine sociale des élèves et notamment leurs retombées subjectives sur les étudiant·es les plus vulnérables. Plus largement, l’angle des contentieux judiciaires8 n’épuise pas les modalités plus ordinaires de contestation de Parcoursup, qui passent aussi par le choix de formations privées ou étrangères non intégrées dans Parcoursup, un angle mort d’une enquête qui se focalise sur les formations publiques et universitaires. Ces quelques remarques, loin de remettre en cause la grande qualité de l’ouvrage, sont avant tout une invitation à prolonger cette perspective de recherche stimulante qui part de l’expérience subjective des familles pour mieux analyser les effets des réformes de l’enseignement supérieur.

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Notes

1 Pour une tentative de synthèse de ces travaux, voir Frouillou Leïla, « Parcoursup et la reconfiguration des inégalités dans l’enseignement supérieur français », Diversité, vol. 202, n° 1, 2023.

2 Voir par exemple Henri-Panabière Gaële, Court Martine, Bertrand Julien, Bois Géraldine, Vanhée Olivier, « La montre et le martinet. Structuration temporelle de la vie familiale et inégalités scolaires », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 226-227, n° 1-2, 2019, p. 16-30.

3 Sur la manière dont les rapports à l’école s’articulent à des rapports à l’État, voir Barrault-Stella Lorenzo, Bongrand Philippe, Hugrée Cédric, Siblot Yasmine, « Les rapports à l’école comme rapports à l’État », Politix, vol. 130, n° 2, 2020, p. 7-22.

4 Spire Alexis, Weidenfeld Katia, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural », Droit et société, vol. 79, n° 3, 2011, p. 689-713.

5 Lipsky Michael, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Services, New York, Russell Sage Foundation, 1980.

6 Duvoux Nicolas, L’Avenir confisqué, Paris, PUF, 2023.

7 Frouillou Leïla, Pin Clément, van Zanten Agnès, « D’APB à Parcoursup. Deux conceptions de l’affectation post-bac et leurs effets sur les inégalités », in Melchior Simioni et Philippe Steiner (dir.), Comment ça matche. Une sociologie de l’appariement, Paris, Presses de Sciences Po, 2022, p. 61-99.

8 Ces contentieux semblent d’ailleurs rester très marginaux puisque d’après les autrices 78 réclamations relatives à Parcoursup avaient été recensées par le Défenseur des droits fin 2023.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hector Girard, « Annabelle Allouch, Delphine Espagno-Abadie, Contester Parcoursup. Sociologie d'une plainte », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 juin 2024, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/64845 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11rsr

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Rédacteur

Hector Girard

Étudiant en sociologie à l’ENS Paris-Saclay & agrégé de Sciences économiques et sociales.

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