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Arnault Skornicki, Jérôme Tournadre, La nouvelle histoire des idées politiques

Tim Salzer
La nouvelle histoire des idées politiques
Arnault Skornicki, Jérôme Tournadre, La nouvelle histoire des idées politiques, Paris, La Découverte, 2024, 128 p., ISBN : 9782348082023.
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Texte intégral

1Ce petit ouvrage écrit à quatre mains par Jérôme Tournadre et Arnault Skornicki, respectivement maître de conférences en sciences politiques à Paris Nanterre et chargé de recherche au CNRS, introduit le lecteur de manière accessible à l’état de la recherche sur les « idées politiques » en France, en Italie, en Allemagne ainsi que dans le monde anglo-saxon. Dans le contexte de l’ouvrage, les idées politiques sont définies de manière volontairement large, renvoyant aux « biens symboliques ordonnant les visions du monde social et politique » (p. 112). Qui plus est, Tournadre et Skornicki adoptent une démarche explicitement interdisciplinaire, passant en revue des recherches en histoire aussi bien qu’en sciences sociales. Le domaine de recherche ainsi circonscrit étant particulièrement étendu, l’ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité mais survole plutôt un large nombre de programmes de recherche, en explicitant leur contexte d’émergence et en soulignant leurs spécificités théoriques et méthodologiques.

2L’ouvrage est structuré autour de la présentation de différentes écoles, soit des groupes d’auteurs qui ont en commun une même affiliation institutionnelle, qui ont participé à un même projet éditorial, qui se revendiquent d’une même étiquette ou qui partagent simplement des affinités méthodologiques et théoriques. Ainsi, les deux premiers chapitres se concentrent d’abord sur le contextualisme anglais et ensuite sur différentes approches historiographiques rassemblées sous l’étiquette d’histoire conceptuelle. Ici, la présentation se focalise sur quelques-uns des auteurs habituellement associés à ces approches. Les travaux et considérations méthodologiques de Quentin Skinner et de l’école de Cambridge sont donc introduits de manière relativement détaillée dans le premier chapitre. L’histoire conceptuelle allemande (Begriffsgeschichte) et les travaux de Reinhart Koselleck dominent le chapitre suivant. Celle-ci inclut également une synthèse du tournant linguistique dans le champ de l’histoire des idées politiques, synthèse très utile car centrée sur des travaux empiriques plutôt que théoriques. En même temps sont introduits des travaux moins connus – au moins pour ce lecteur –, par exemple ceux de l’école de Sussex ou d’historiens italiens comme Luigi Firpo et Franco Venturi.

3Comme le soulignent Skornicki et Tournadre, ces différentes écoles se construisent, au moins en partie, dans une prise de distance critique par rapport à une historiographie antérieure qui ignorerait la spécificité historique des idées et concepts. Ainsi, pour Quentin Skinner, la bonne compréhension des idées politiques présuppose avant tout d’analyser l’écriture comme une forme d’action et de se poser la question de savoir ce qu’un auteur cherche à accomplir par l’acte d’écrire dans son contexte historique. La critique de Reinhart Koselleck à l’égard de ses confrères historiens porte surtout sur leur négligence de la temporalité spécifique inhérente au lexique du langage politique moderne.

4En même temps, les auteurs soulignent que cette nouvelle historiographie – incarnée par Skinner et Koselleck – n’a fait preuve que de peu d’intérêt pour la sociologie des producteurs d’idées. Pour cette raison, le troisième chapitre de l’ouvrage présente des travaux ayant cherché à combler de telles lacunes. Dans cette partie du livre, les travaux canoniques d’Émile Durkheim et Karl Mannheim font l’objet d’une brève discussion. Cette présentation est suivie par la présentation de recherches plus récentes qui tentent de dépasser les modèles d’explication quelque peu vagues quant au mécanisme causal qui mène des variables macrosociologiques à la pensée (p. 57). Ce parti-pris permet d’introduire, parmi d’autres, les écrits de Charles Camic et Neil Gross, de Neal et Ellen Meiksins Wood ainsi que de Pierre Bourdieu.

5Si les trois premiers chapitres portent sur des travaux centrés sur la signification historiquement spécifique des idées et sur leurs origines sociales, les deux derniers chapitres donnent leur place aux effets des idées politiques. Ainsi, le quatrième chapitre fournit un aperçu de la vaste discussion qui s’est déployée autour de la notion d’idéologie depuis les écrits de Marx et Engels sur ce sujet, en explorant sa définition, ses origines mais aussi ses conséquences. Au cours du cinquième chapitre sont ensuite résumés différents travaux qui se préoccupent de la « mise en politique des idées ». Dans la filiation de la sociologie de Pierre Bourdieu, la problématique structurante est ici celle de la circulation de biens symboliques à travers différents microcosmes sociaux qui obéissent chacun à leur propre loi. Que se passe-t-il par exemple quand des savoirs scientifiques s’invitent dans le discours des professionnels de la politique ou de militants ?

6L’ouvrage sert de synthèse mais révèle aussi une ambition programmatique en appelant à la convergence des recherches dans ce domaine, à travers ce que les auteurs nomment une « sociologie de la pensée politique » (p. 112). Par moment, cette convergence semble déjà chose faite, puisque l’attention au contexte dans lequel s’élaborent et circulent les idées politiques ainsi que le rejet d’explications purement idéalistes ou matérialistes pourraient bien servir de point de ralliement pour les différents courants présentés au fil de l’ouvrage. En même temps, Skornicki et Tournadre soulignent aussi que la notion même de « contexte » renvoie à des réalités bien différentes en fonction des auteurs qui en font l’usage (p. 111). Ainsi, les clivages entre différentes classes sociales, les facteurs démographiques, l’existence ou non d’un champ de production de biens symboliques relativement autonome et l’état des rapports de force en son sein, les conjonctures intellectuelles, les relations sociales et identités personnelles des intellectuels sont par moment mobilisés comme facteurs contextuels. La présente synthèse a le grand mérite de mettre en évidence ces différences sémantiques en juxtaposant des travaux qui figurent rarement dans une même revue de littérature, invitant de futures recherches à manier la notion de « contexte » avec plus de précision et réflexivité.

  • 1 Eyal Gil, Buchholz Larissa, « From the Sociology of Intellectuals to the Sociology of Interventions (...)
  • 2 On peut à ce titre citer l’ouvrage de Paul Edwards (A Vast Machine: Computer Models, Climate Data, (...)

7C’est donc l’un des avantages indéniables de la notion « l’idée politique » que de permettre la juxtaposition de travaux très divers, permettant à des lecteurs venant de divers horizons de découvrir des recherches en dehors de leur domaine de spécialisation. En même temps, le concept d’« idée politique » peut aussi susciter quelques réserves. D’abord, du fait de son extension presque infinie, la notion créera nécessairement des frustrations quant à l’absence de certains travaux qui auraient très bien pu être inclus dans une synthèse sur ce sujet. Le lecteur venant des sciences sociales déplorera peut-être que la présente édition n’intègre pas davantage les discussions en sociologie et sciences politiques qui se sont déployées depuis sa première publication en 2015. Ainsi, le renouveau de la sociologie des intellectuels et de l’expertise inspiré par les travaux de Gil Eyal1 ou les recherches sur le conditionnement mutuel entre infrastructures d’information et politiques publiques – voire sur la matérialisation des idées politiques en général2 – ne font pas l’objet de présentations au fil de l’ouvrage.

  • 3 Lizardo Omar, « An Analytical Approach to Culture », Philosophy of the Social Sciences, n° 53, vol. (...)

8Qui plus est, le lecteur critique se demandera peut-être à quel point « l’idée » (ou le synonyme de choix des auteurs, le « bien symbolique ») est une catégorie analytique utile, tant les idées semblent difficiles à observer empiriquement, ne se confondant décidément pas avec un simple mot ou une simple phrase. L’observation d’idées devient particulièrement difficile dès lors que l’on tente de suivre leur circulation à travers l’espace social et géographique, circulation qui donne toujours lieu à de multiples transformations et domestications inattendues, comme le remarquent les auteurs eux-mêmes. Plutôt que d’étudier des idées, on pourrait donc argumenter avec le sociologue américain Omar Lizardo que la recherche en la matière gagnerait à privilégier des unités symboliques plus facilement identifiables et donc observables empiriquement, tels que des ouvrages, des technologies, des modèles mathématiques, ou encore des indicateurs statistiques précis3.

9En somme, le livre offre une excellente introduction à la recherche sur les idées politiques et leur évolution historique, présentant de manière claire et accessible différents courants et écoles de pensée.

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Notes

1 Eyal Gil, Buchholz Larissa, « From the Sociology of Intellectuals to the Sociology of Interventions », Annual Review of Sociology, n° 36, vol. 1, 2010, p. 117–37 ; Eyal Gil, « For a Sociology of Expertise: The Social Origins of the Autism Epidemic », American Journal of Sociology, n° 118, vol. 4, 2013, p. 863–907.

2 On peut à ce titre citer l’ouvrage de Paul Edwards (A Vast Machine: Computer Models, Climate Data, and the Politics of Global Warming, Cambridge et Londres, MIT Press, 2010) qui porte sur la construction des infrastructures technologiques qui ont permis de mesurer le climat à l’échelle planétaire et qui ont par là joué un rôle fondamental dans l’émergence de politiques de lutte contre le réchauffement climatique. Un autre exemple en la matière serait les recherches de Daniel Hirschman sur le rôle du système de comptabilité nationale dans la marginalisation du sujet des inégalités économiques dans le débat politique jusque très récemment : Hirschman Daniel « Rediscovering the 1 % : Knowledge Infrastructures and the Stylized Facts of Inequality », American Journal of Sociology, n° 127, vol. 3, 2021, p. 739–86.

3 Lizardo Omar, « An Analytical Approach to Culture », Philosophy of the Social Sciences, n° 53, vol. 4, 2023, p. 281-302.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Tim Salzer, « Arnault Skornicki, Jérôme Tournadre, La nouvelle histoire des idées politiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 juin 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/64840 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11rek

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Rédacteur

Tim Salzer

Doctorant en sociologie et en histoire (JLU Gießen, Germany & EHESS, Paris). Membre du centre collaboratif de recherche « SFB138 : Dynamics of Security » (Justus-Liebig Universität Gießen, Phillips-Universität Marburg, Heider Institut Marburg, Universität Bamberg).

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