Bram Büscher, Robert Fletcher, Le vivant et la révolution. Réinventer la conservation de la nature par-delà le capitalisme

Texte intégral
1Les débats ouverts par la popularisation du concept d’Anthropocène ont bouleversé les manières de penser la conservation de la nature. Concevoir que l’espèce humaine soit capable de transformer les grandes variables géologiques tel le climat implique de reconfigurer les relations entre humains et non-humains, au niveau épistémologique autant que politique. Les différents pôles construits par ce débat ont dessiné en creux deux alternatives radicales à la conservation de la nature néolibérale dominante, portées d’un côté par les néo-protectionnistes (qui s’opposent au capitalisme) et de l’autre par les nouveaux conservationnistes (qui refusent le dualisme entre nature et culture).
- 1 L’ouvrage est initialement paru en anglais en 2020 : Bram Büscher and Robert Fletcher, The Conserva (...)
- 2 Voir notamment Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere et Wolf Feuerhahn (dir.), Humanités environnemen (...)
2Membres du groupe de sociologie du développement et du changement à l’université de Wageningen, aux Pays-Bas, Robert Fletcher, anthropologue, et Bram Büscher, politologue, se demandent dans Le vivant et la révolution1 à quelles racines sont arrimés ces discours et sur quelles oppositions sous-jacentes ces alternatives se construisent. Pour ce faire, ils entendent renverser l’ordre habituel de la réflexion au sein des humanités environnementales2, où les débats contemporains concrets sont souvent abordés à partir de principes abstraits posés en amont (la nature, la wilderness, etc.). Au contraire, Fletcher et Büscher partent des débats existants sur la conservation de la nature pour remonter aux principes qui sous-tendent leurs contradictions. Ils réactualisent la pensée marxiste dans une perspective dite de political ecology : la « rupture métabolique » entre industrie urbaine et paysannerie rurale, théorisée par Marx, s’intensifie avec le capitalisme, renforçant le dualisme entre nature et culture.
- 3 Andreas Malm, L’Anthropocène contre l'histoire : le réchauffement climatique à l’ère du capital, Pa (...)
- 4 Kathleen McAfee, « Selling Nature To Save It ? Biodiversity and Green Developmentalism », Environme (...)
3Les auteurs soulignent dans un premier temps l’importance de la responsabilité humaine dans le dérèglement climatique. Plutôt que de parler d’Anthropocène, Fletcher et Büscher préfèrent user du concept de « Capitalocène »3 qui présente l’avantage de cibler une période historique et un groupe socio-économique (les propriétaires du capital), et permet ainsi de dénaturaliser l’influence humaine dévastatrice sur son environnement. Dès lors, les auteurs reconstituent la controverse historique autour de la conservation « dominante » de la nature en quatre moments, en cherchant à démontrer puis à déconstruire la relation historique entre conservation de la nature et développement capitaliste. Dès la fin du XIXe siècle, la conservation est majoritairement conçue comme un rempart au développement capitaliste. Puis, dans les années 1950 et 1960, la « conservation forteresse » devient dominante : elle tend à considérer les populations autochtones ainsi que les habitants des parcs naturels comme des menaces pour les ressources conservées. La création d’aires de protection engendre des déplacements de populations locales. Les injustices sociales ainsi provoquées ont été abondamment dénoncées, notamment par les communautés autochtones. Par la suite, des années 1970 aux années 2000, la conservation « flexible » ou « communautaire » intègre pour sa part les intérêts humains à l’objectif de conservation, encourageant l’écotourisme et la création de réserves de biosphère. La conservation est alors considérée comme potentialité de développement pour les populations et comme offrant des ressources à part entière. Enfin, dans la « conservation fictive » qui domine depuis les années 1990, la conservation et le développement capitaliste sont associés, procédant d’une redéfinition des deux termes dans le cadre néolibéral : la conservation de la nature devient une forme de production capitaliste à part entière. Les paiements pour services écosystémiques consistent ainsi à « vendre la nature pour la sauver »4 (tel le marché des quotas carbone), suivant un paradigme néolibéral de privatisation et de marchandisation des ressources.
4Cependant, deux alternatives critiques à la conservation dominante se sont progressivement constituées, dont traitent les deux chapitres suivants. En construisant un espace à deux dimensions, les auteurs distinguent analytiquement l’adhésion au capitalisme d’une part, et l’attachement au dualisme entre la culture humaine et la nature d’autre part. Cette distinction permet d’affiner les débats actuels sur la conservation, en mettant au jour les contradictions internes à ces deux alternatives. D’un côté les néo-protectionnistes critiquent le capitalisme en ce qu’il éloigne de la valeur intrinsèque de la nature. Pourtant, en adhérant au dualisme entre nature et culture, ils ne parviennent pas à remettre radicalement en cause le développement capitaliste. Par exemple, le projet Half Earth porté par le biologiste Edward O. Wilson préconise de réserver la moitié de la surface terrestre à la self-willed nature (la « nature autonome ») mais n’indique rien concernant la « moitié humaine » du globe, qui peut demeurer capitaliste. Autrement dit, la vision dualiste implique d’adhérer de manière sous-jacente au monde capitaliste. Au contraire, les nouveaux conservationnistes, tels le scientifique Peter Kareiva et la journaliste scientifique Emma Marris, prétendent dépasser l’approche dualiste sans remettre en cause le développement capitaliste. Ce faisant, ils subordonnent la valeur des écosystèmes aux services qu’ils rendent aux hommes et échouent à dépasser le dualisme qu’ils refusent. Derrière ces contradictions internes se cristallisent deux représentations de la valeur de la nature. Tandis que les nouveaux conservationnistes accordent une valeur inhérente aux écosystèmes naturels, les néo-protectionnistes s’appuient sur leur valorisation marchande, mettant en avant l’existence d’un « capital naturel ».
5La conceptualisation marxiste adoptée par les auteurs permet dès lors de promouvoir une révolution de la conservation de la nature. Penser séparément le capitalisme d’un côté et le dualisme de l’humanité et de la nature de l’autre revient à dissocier rétrospectivement deux réalités co-dépendantes. En effet, Marx conceptualise la « rupture métabolique » entre le fonctionnement biologique des êtres humains et celui des êtres non-humains (la « nature »). Or, cette rupture est la condition de possibilité biologique du développement capitaliste, rupture que ce dernier accentue fortement en retour. « L’aliénation » des hommes séparés du reste du monde vivant est produite par le dualisme : désormais exacerbée par le capitalisme, elle justifie donc la nécessité d’une révolution de la conservation. En effet, Fletcher et Büscher entendent dépasser la critique adressée au capitalisme par David Harvey et Andreas Malm : réserver des espaces d’autonomie à la nature « n’est qu’une manière de déplacer le problème de l’aliénation, qui ne résout en rien l’insoutenabilité structurelle du capitalisme » (p. 115).
- 5 Ivan Illich, Tools for Conviviality, Richmond, Calder & Boyars, 1973.
6En somme, tout mode de conservation de la nature intégrant le dualisme ou bien le capitalisme manque son propre projet, en ce que l’adhésion à l’un empêche de se défaire radicalement de l’autre. Fletcher et Büscher enjoignent ainsi à intégrer la conservation à une démarche révolutionnaire, valorisant « l’engagement démocratique commun » (p. 214), la décroissance et le partage des richesses. Dès lors, les auteurs explorent le sillon ouvert par la political ecology pour penser une conservation de la nature postcapitaliste et non-dualiste, tout en prélevant certains éléments vertueux dans le néo-protectionnisme (l’urgence de la critique du capitalisme) et dans le nouveau conservationnisme (la vision antidualiste et socialement inclusive). Fletcher et Büscher plaident pour la refonte du capital naturel en une « valeur intégrée » de la nature, qui associe cette dernière au monde humain sans la soumettre au marché, sur laquelle puisse se fonder une « conservation conviviale ». Celle-ci est inspirée de la définition donnée par Ivan Illich à la convivialité, comme « l’inverse de la productivité industrielle »5. La conservation conviviale pensée comme un « vivre avec » préserve la séparation entre l’humanité et la nature non-humaine, qui justifie la responsabilité de l’espèce humaine à l’égard des milieux, sans être proprement dualiste. Fletcher et Büscher différencient finalement les degrés de responsabilité écologique par la position socio-économique occupée par les acteurs au niveau mondial (les populations aisées des États du Nord ayant les modes de vie les plus polluants). Les auteurs suggèrent ainsi d’interpeller les acteurs politiques de niveau supérieur pour combiner de façon révolutionnaire un réformisme radical sur le court terme et un changement systémique sur le long terme, en partant des espaces économiques alternatifs d’initiative citoyenne. Ils préconisent donc des réparations historiques pour dédommager les populations rurales précaires des injustices subies (redistribution des ressources, cogestion des terres) et un « revenu d’existence pour la conservation » (p. 232) pour aider les habitants proches des aires protégées à développer des modes de vie écologiques sans entrer dans la compétition sur le marché mondial. Ces solutions permettraient de fonder une « coalition mondiale pour la conservation conviviale » associant les acteurs à tous niveaux. Deux horizons temporels sont ainsi intégrés pour concilier justice sociale et radicalité écologique : la conservation conviviale aspire à alimenter un « océan d’alternatives » déjà existant, tout en s’intégrant à une perspective révolutionnaire par la redistribution globale des ressources et de la propriété.
7Fletcher et Büscher signent ainsi un ouvrage doublement radical. Au niveau épistémique, ils remontent aux racines des positions tenues sur la conservation de la nature depuis les années 2000. Du point de vue politique, ils proposent de construire un nouveau paradigme de la conservation. Si l’ouvrage est riche de propositions, une clarification de la « distinction non-dualiste » entre nature humaine et nature non-humaine permettrait encore d’éclairer les bases théoriques de cette conservation conviviale. Par ailleurs, bien que les auteurs revendiquent de présenter une « théorie du changement » volontairement ouverte, l’idéal de conciliation démocratique des acteurs et des différents niveaux de gouvernance institués (gouvernements, collectivités locales, associations d’habitants, etc.) gagnerait à être développé sur le plan pratique, notamment à l’aide d’exemples concrets.
Notes
1 L’ouvrage est initialement paru en anglais en 2020 : Bram Büscher and Robert Fletcher, The Conservation Revolution : radical ideas for saving nature beyond the Anthropocene, New York, Verso, 2020.
2 Voir notamment Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere et Wolf Feuerhahn (dir.), Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017.
3 Andreas Malm, L’Anthropocène contre l'histoire : le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017 et Jason W. Moore, Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, Binghamton, PM Press/Kairos, 2016.
4 Kathleen McAfee, « Selling Nature To Save It ? Biodiversity and Green Developmentalism », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 17, n° 2, 1999, p. 133-154.
5 Ivan Illich, Tools for Conviviality, Richmond, Calder & Boyars, 1973.
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Référence électronique
Ursuline Barthet, « Bram Büscher, Robert Fletcher, Le vivant et la révolution. Réinventer la conservation de la nature par-delà le capitalisme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 mai 2024, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/64755 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11plu
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