Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2024Gregory Hanlon, Death Control in ...

Gregory Hanlon, Death Control in the West 1500–1800. Sex Ratios at Baptism in Italy, France and England

Rayan Dequin
Death Control in the West 1500–1800
Gregory Hanlon, Death Control in the West 1500–1800. Sex Ratios at Baptism in Italy, France and England, Abingdon, New York, Routledge, 2022, 328 p., ISBN : 9781032267586.
Haut de page

Texte intégral

1L’infanticide néonatal, défini comme l’acte par lequel des parents tuent leurs nouveau-nés, est généralement considéré comme un crime odieux dont la rareté n’a d’égale que la monstruosité. Pourtant, il s’agissait autrefois d’une routine, mais d’une routine dépendante de conditions particulières. C’est le coup de force de l’ouvrage de Gregory Hanlon qui nous propose, à l’aide d’une méthodologie particulièrement rigoureuse, de retracer les configurations des actes néonaticides en Europe de l’Ouest de 1500 à 1800. Analysant des registres baptismaux d’Italie, de France et d’Angleterre sur une période de 300 ans, l’historien démographe compare le sexe-ratio « naturel » des sociétés humaines (environ 105 garçons pour 100 filles) à celui identifiable pour les villes de l’époque et leur périphérie. En corrélant les écarts significatifs au sexe-ratio naturel à des crises historiques particulières, mais aussi aux classes sociales concernées par ces déséquilibres, Gregory Hanlon parvient à faire émerger les schémas généraux du contrôle des naissances en Europe moderne.

2L’historien nous offre ainsi une image vivante des comportements parentaux et des effets qu’ont sur eux les contextes économiques, sociaux et environnementaux. L’acte infanticide est étudié en fonction des activités professionnelles, du statut socio-économique, de la distribution géographique de ses occurrences, des périodes de famines et de guerre, et des cadres temporels : avant, pendant ou après les crises où sont perpétrés les infanticides. La période qu’il traite, du XVIe à l’aube du XIXe siècle, est également marquée par le Petit Âge de Glace (XIVe-XIXe siècle) et le Minimum de Maunder (un épisode de réduction de l’activité solaire, de baisse des températures, de sécheresses et de volatilité météorologique). Ce dernier fait de l’intervalle 1645-1715 une succession de catastrophes pour l’Europe, l’Afrique, l’Asie et les deux Amériques. Dans ce contexte climatique particulier, les épisodes de famine répétés peuvent être corrélés aux déséquilibres dans le sexe-ratio au baptême et permettent ainsi d’éclairer les schémas du contrôle des naissances : lorsque manquent les ressources alimentaires, le coût d’une bouche à nourrir s’accroît pour les plus pauvres à tel point que certains sont contraints d’abandonner ou de tuer leurs nourrissons.

  • 1 Le terme « patrilocal » renvoie aux sociétés où le couple réside chez le père de l’époux. Le terme (...)

3L’ouvrage est divisé en trois parties, chacune se concentrant sur une aire régionale spécifique. La première partie, consacrée aux provinces septentrionales de l’Italie (la Toscane, la Lombardie, Parme et la Province de Plaisance), est la plus copieuse et celle qui nous permet le mieux d’entrer dans le quotidien des familles ayant recours à l’infanticide néonatal. On y découvre la façon dont les classes supérieures italiennes repoussaient le baptême de leurs enfants de plusieurs semaines ou de plusieurs années afin d’ajuster leur « investissement parental » au cas où il conviendrait de se débarrasser d’un enfant ; on suit les classes paysannes dont la résidence patrilocale1 faisait des fils de meilleurs « investissements » puisqu’ils resteraient travailler la terre de leurs parents, ne coûteraient pas de dot, et aideraient leurs mères dans leurs vieux jours. La richesse joue ici un rôle central : les dots et l’héritage sont au cœur des stratégies patrimoniales qui orientent les comportements parentaux dans des contextes où les famines, la guerre et la fluctuation du prix du grain font de chaque enfant un investissement coûteux. Pour autant, et c’est un schéma qui n’avait à notre connaissance jamais été décrit en dehors des sociétés matrilocales, Hanlon montre que dans certains contextes les filles étaient préférées aux garçons. Dans une société patriarcale, on attendrait en effet le contraire. Mais lorsque des cités italiennes comme Parme ont au cœur de leur économie une industrie textile employant principalement des femmes – du plus jeune âge au mariage, et lorsque des suppléments de dot sont offerts aux filles baptisées en ville ou accueillies en hospice, il est parfois préférable pour des parents d’élever une fille dont les opportunités d’ascension sont mieux assurées. Dans les registres baptismaux de Parme et de ses alentours, le déséquilibre ne trompe pas : pour l’ensemble du XVIIe siècle, le sexe-ratio au baptême est significativement déséquilibré en faveur des filles.

  • 2 Mariage d’une femme avec un homme d’une classe supérieure à la sienne, requérant ainsi la constitut (...)

4La seconde partie traite principalement de l’Agenais-Condomois (sud-ouest de la France), une région au cœur des guerres de religion et des rébellions contre les politiques d’imposition qui traversent le règne de Louis XIII (1610-1643). Dans les paroisses rurales entourant Saint-Sermin, les résultats sont similaires à ceux de Parme : au cours du XVIIe siècle, les perspectives d’un travail en ville dans l’industrie textile, de la constitution de sa propre dot et d’un mariage hypergynique2 rendaient les filles beaucoup plus attrayantes que les garçons (exception faite des périodes où le besoin de main-d’œuvre masculine se faisait sentir). Pour ce qui est des naissances jumelées, la France offre le même schéma que l’Italie et l’Angleterre. Durant le règne de Louis XIV à Marmande, on observe plusieurs années durant lesquelles aucune paire de jumeaux n’a été baptisée. Si quelques années sans jumeaux ne sont pas impossibles, la correspondance avec les famines qui touchèrent la région ne trompe pas : c’est « étonnamment » en période de crise alimentaire que les jumeaux disparaissent des registres baptismaux. De façon très intéressante, c’est aussi en étudiant le Sud-Ouest français et en comparant les populations huguenotes et catholiques qu’Hanlon prouve que les configurations de l’infanticide ne diffèrent pas en fonction des croyances religieuses, malgré les distinctions notables qui existent entre les conceptions luthérienne et calviniste de la famille et celles de l’Église Catholique. Protestant ou catholique, l’infanticide néonatal est un acte aux enjeux matériels beaucoup plus que culturels, et ses variations ne peuvent être distinguées d’une confession à l’autre.

5La dernière partie de l’ouvrage, consacrée à l’Angleterre, est la plus courte et, se concentrant principalement sur Leeds et Dorchester, ajoute son lot de preuves. Qu’il s’agisse des jumeaux, du rôle des famines ou de la préférence masculine générale, le schéma des infanticides correspond très exactement aux données du continent et rappelle une fois de plus que les croyances religieuses sont bien moins significatives que les variables matérielles et de genre dans la réalisation de l’infanticide.

6L’infanticide était donc massif en Europe moderne : à Parme, 20 % des nouveau-nés en étaient la cible. Qu’il s’agisse de jumeaux trop coûteux, de naissances illégitimes ou d’un sexe rendu moins « rentable » par le contexte socio-économique, l’infanticide était un moyen routinier de contrôle des naissances. On voit l’importance qu’a eue le phénomène en Europe, car il s’agit là d’un moyen de contrôle démographique, de gestion patrimoniale et de planification des trajectoires familiales. Les sociologues, historiens et démographes trouveront donc dans cet ouvrage un aspect central et inattendu de la parentalité européenne. Par ailleurs, si les cas d’infanticide perpétrés par des femmes mariées avec ou sans enfants sont rares dans le registre historique européen (la plupart étant commis par des femmes célibataires), il est probable que ce ne soit que le résultat d’un biais des autorités en faveur de celles-ci. Pour Hanlon, cet état des sources en dit plus sur le traitement qui était fait de l’infanticide et sur la tolérance octroyée aux couples mariés qui y avaient recours qu’à ce que les données baptismales révèlent : les familles avaient toutes la même inclination – mais pas toutes les mêmes raisons – à tuer des nouveau-nés.

  • 3 Schème de classification hiérarchique commun aux sociétés humaines et plaçant les femmes et le fémi (...)

7Cet ouvrage fera certainement date dans les recherches consacrées à l’histoire, à la sociologie et à la démographie de la famille. L’ouvrage est très clair quant à l’ubiquité de la préférence masculine que l’on retrouve non seulement en Asie et dans un nombre considérable de sociétés prémodernes, mais aussi en Europe. Les filles ont des chances beaucoup plus importantes d’être tuées à la naissance pour les raisons matérielles évoquées plus haut, mais aussi du fait de la valence différentielle des sexes3 qui en fait, pour des raisons symboliques, de « moindres » personnes. De même, les preuves montrant la déviation de ce schéma en fonction de l’état de la division du travail seront d’une grande utilité pour les chercheurs s’intéressant aux comportements parentaux et aux effets du genre sur les structures familiales : lorsque les filles ont de meilleures perspectives d’avenir et que la demande en main-d’œuvre masculine n’est pas critique, elles seront préférées aux fils. Finalement, comme pour le reste des sociétés humaines, l’Europe ne déroge pas à la tragédie macabre : ce sont les mères, parfois stratégiquement, parfois poussées par leur mari ou leur famille, qui accompliront l’acte et en subiront les peines juridiques, morales et émotionnelles.

Haut de page

Notes

1 Le terme « patrilocal » renvoie aux sociétés où le couple réside chez le père de l’époux. Le terme « matrilocal », à l’inverse, renvoie aux sociétés où le couple réside chez la mère de l’épouse.

2 Mariage d’une femme avec un homme d’une classe supérieure à la sienne, requérant ainsi la constitution d’une dot importante que le patrimoine familial des plus pauvres ne pouvait assurer. Le travail en ville offrait parfois une alternative, permettant de constituer sa dotation grâce au salaire.

3 Schème de classification hiérarchique commun aux sociétés humaines et plaçant les femmes et le féminin du côté de l’inférieur.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Rayan Dequin, « Gregory Hanlon, Death Control in the West 1500–1800. Sex Ratios at Baptism in Italy, France and England », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 mai 2024, consulté le 14 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/64577 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11n9k

Haut de page

Rédacteur

Rayan Dequin

Doctorant en sociologie à l’École Normale Supérieure de Lyon, membre du Centre Max Weber.

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search