Sarah Barrières, Abir Kréfa, Saba Le Renard (dir.), Le genre en révolution. Maghreb et Moyen-Orient, 2010-2020

Texte intégral
- 1 Abir Kréfa, Sarah Barrières (dir.), « Genre et crises politiques : apports analytiques et possibles (...)
1En 2019, un numéro d’Ethnologie française dirigé par deux des codirecteur·ices de l’ouvrage proposait un programme théorique liant sociologie du genre et sociologie des crises1. Parmi les dix articles, six concernaient le Maghreb et le Moyen-Orient. Le genre en révolution en constitue un parallèle analytique qui resserre la focale sur un espace et une temporalité : les événements qualifiés de printemps arabes depuis 2010. L’introduction rappelle la dimension gender-blind des travaux classiques sur les crises politiques (Michel Dobry, Charles Tilly, Haïm Burstin). Elle en recontextualise les raisons historiques et détaille ce qui continue à faire obstacle à une telle problématisation, en particulier pour le Maghreb et le Moyen-Orient. Les stéréotypes qui présentent les femmes arabes comme exclues, plus qu’ailleurs, de l’engagement politique expliquent pourquoi un certain nombre de recherches réduisent encore aujourd’hui l’analyse du genre en révolution à une mise en lumière de femmes militantes. L’ouvrage a une ambition plus large puisqu’il conçoit le genre comme l’ensemble des processus de différenciation et de hiérarchisation entre les hommes et les femmes et ne se satisfait pas de montrer que les femmes, elles aussi, participent. À partir de cette définition, les auteur·ices défendent l’utilisation du genre comme catégorie d’analyse des différentes étapes du processus révolutionnaire comme son déclenchement et sa répression, mais aussi sa dynamique propre et ses effets à long terme. Chacune des onze contributions étant centrée sur un ou deux cas géographiques et abordant simultanément ces différents points, la structure de l’ouvrage est avant tout chronologique. Aux huit textes de chercheur·es s’ajoutent trois textes écrits par des militantes.
- 2 Sur la notion de protagonisme, voir Quentin Deluermoz, Boris Gobille (dir.), « Protagonisme et cris (...)
- 3 Sur le concept de « travail émotionnel », voir Arlie Russell Hochschild, Le prix des sentiments. Au (...)
- 4 Le principe du concept de « désectorisation » est que les crises émergent à la faveur de la mobilis (...)
2Un premier groupe de chapitres porte sur les crises qui, au Yémen, en Syrie et au Bahreïn, ont éclaté en 2010-2011 et qui ont abouti à conflits armés. Mélodie Breton-Grangeat, dans son étude sur le cas du Yémen, adapte le concept de « désobjectivation des rapports sociaux » de Michel Dobry aux rapports de genre grâce à celui de « défatalisation de l’ordre sexué ». En effet, parce que les rapports de genre s’immiscent dans l’intime, ils ne répondent pas au critère d’impersonnalité qui définit l’objectivation des rapports sociaux en conjoncture ordinaire. En revanche, la révolution yéménite conduit bien à dénaturaliser certaines normes de genre qui allaient auparavant de soi. La chercheuse questionne les modalités d’un protagonisme des femmes de classes populaires, qui s’exprime sous une forme plus discrète que les interventions directes dans la vie publique des hommes décrites par Haïm Burstin2. Ce protagonisme passe notamment par le « travail émotionnel3 » de soutien aux proches. Les proches peuvent cependant jouer un rôle central dans le processus de re-sectorisation4 des révolutions. Maria Alabdeh et Joseph Daher montrent ainsi comment en Syrie la répression du régime de Damas et des organisations islamiques s’appuie sur la mise à l’écart des prisonnières par leurs familles, amis et voisins. Alors que la prison constitue parfois un certificat de respectabilité pour les hommes, pour les femmes, elle est considérée comme une rupture de l’exclusivité familiale sur leur corps et comme une honte collective.
- 5 Expression de Michel Dobry, la notion de « régression vers les habitus » véhicule l’idée paradoxale (...)
3Un deuxième groupe de textes analyse au prisme du genre les situations révolutionnaires d’Égypte et de Tunisie, qui ont également commencé en 2010-2011 mais ont été réprimées par des coups d’État. Comparant les deux pays, Florie Bavard et Abir Kréfa décrivent le processus de formation, d’actualisation et de transformation des dispositions contestataires chez les femmes. Les situations révolutionnaires « s’accompagnent de la dévaluation des ressources coercitives parentales » (p. 127) : le contrôle des familles, frein à l’engagement en situation ordinaire, se desserre. Ainsi, pour les militantes, le temps de la révolution est celui de l’ouverture des possibles : leurs dispositions sont modifiées par de nouvelles expériences, notamment sexuelles et de politisation des enjeux de genre. Cette socialisation de transformation se heurte néanmoins à un antiféminisme qui se renouvelle chez des hommes au sein des groupes militants, en opposition aux régimes autoritaires qui ont fait du droit des femmes une source de leur légitimation. Les entretiens avec Shahinaz Abdel Salem, militante égyptienne, et Maha Abdelhamid, militante tunisienne, illustrent la reconversion des dispositions contestataires dans le champ associatif LGBT et féministe et montrent par-là que la crise n’est pas qu’un moment de « régression vers les habitus5 » mais d’incorporation ou de renforcement de dispositions qui résistent au retour des conjonctures routinières. Enfin, les textes de Sarah Barrières et Maha Abdelhamid, qui portent tous deux sur la Tunisie, articulent rapports de genre et rapports de race et de classe. Maha Abdelhamid revient sur la difficile politisation de la lutte contre le racisme envers les Noir·es en Tunisie avant et après la révolution. Grâce à l’étude des mobilisations syndicales menées par des ouvrières de deux usines de textile en 2016, Sarah Barrières constate comment les différences locales dans l’intensité révolutionnaire et les configurations sociales préexistantes au sein des entreprises expliquent les effets différenciés de la révolution tunisienne : transformation des rapports de genre dans un cas et absence de renégociation dans l’autre. La répression s’effectue moins par l’intermédiaire de la police ou de l’armée que par celle du patron et du mari corroborant l’idée d’une re-sectorisation de la révolution qui passe par la réassignation des femmes au travail, domestique et salarié.
- 6 L’expression est employée dans l’article de Michel Dobry, « Les causalités de l’improbable et du pr (...)
4Enfin, le dernier groupe de textes porte sur les révolutions ayant eu lieu en 2018-2019 en Algérie, au Liban et en Syrie. Enquêtant lors du hirak en mai 2019 à Alger et à Béjaïa, Abir Kréfa décrit la place du genre dans les calculs tactiques des acteurs. Elle montre comment les mobilisations s’appuient sur des réseaux masculins (mosquées, supporters de football) et sont alimentées par « un affront aux masculinités » (p. 197). Les protestataires décrivent en effet comme une humiliation leur représentation par Bouteflika, dont le corps mourant et en fauteuil roulant est qualifié d’impuissant. En outre, surnommé la « révolution du sourire », le hirak encourage la présence des femmes comme une preuve du « consensus de non-violence6 » entre manifestant·es et autorités. La chercheuse montre également comment le mouvement féministe s’autolimite et participe ainsi à l’inertie des rapports de genre. Les associations féministes sont majoritairement dirigées par des militantes déjà engagées pendant la guerre civile algérienne en 1988-1992. Leur mémoire des violences de l’État algérien et des groupes armés islamistes est mobilisée pour dissuader les militantes des générations nouvelles de politiser les violences de genre. Enfin, le genre est aussi utilisé comme coup politique par le régime par exemple en obligeant les militant·es à se dénuder lors des arrestations ou en les qualifiant publiquement de pervers et d’homosexuels, remettant ainsi en cause leur féminité et leur masculinité. L’utilisation du registre de la déviance sexuelle et le rappel à la norme hétérosexuelle comme moyens d’affaiblir les révolutions avaient déjà été soulignés dans la première partie par Frances H. Hasso. La chercheuse explique comment lors de la révolution dite de la Perle au Bahreïn, les rumeurs de débauche sexuelle diffusées par le gouvernement par l’intermédiaire des médias ont alimenté des discours racistes envers les chiites, renforcé les frontières catégorielles entre chiites et sunnites et de ce fait brisé la solidarité entre activistes.
5L’ouvrage se termine par une mise en regard avec les révolutions françaises, russe, iranienne, portugaise, cubaine et nicaraguayenne afin de questionner les spécificités culturelles, aréales et temporelles des transgressions et des retours à l’ordre de genre observés. On retiendra particulièrement l’une des pistes de recherche les plus stimulantes et transversales aux contributions : l’élargissement des concepts classiques de science politique de désectorisation et de resectorisation aux institutions que sont la famille, le couple et l’hétérosexualité pour expliquer les dynamiques des processus révolutionnaires.
Notes
1 Abir Kréfa, Sarah Barrières (dir.), « Genre et crises politiques : apports analytiques et possibles empiriques », Ethnologie française, vol. 49, n° 2, 2019, p. 213-227.
2 Sur la notion de protagonisme, voir Quentin Deluermoz, Boris Gobille (dir.), « Protagonisme et crises politiques », Politix, n° 112, 2015 ; compte rendu de Federico Tarragoni pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20795.
3 Sur le concept de « travail émotionnel », voir Arlie Russell Hochschild, Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, Salomé Fournet-Fayas, Cécile Thomé (trad.), Paris, La Découverte, 2011 [1983].
4 Le principe du concept de « désectorisation » est que les crises émergent à la faveur de la mobilisation conjointe de secteurs de la société habituellement séparés. Inversement, la resectorisation désigne la fin de la crise, lorsque les secteurs recommencent à fonctionner de manière autonome. Voir Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 [1987].
5 Expression de Michel Dobry, la notion de « régression vers les habitus » véhicule l’idée paradoxale que c’est en période de crise que les individus se reposent le plus sur leurs dispositions, leurs socialisations.
6 L’expression est employée dans l’article de Michel Dobry, « Les causalités de l’improbable et du probable : Notes à propos des manifestations de 1989 en Europe centrale et orientale », Cultures & Conflits, n° 17, 1995.
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Référence électronique
Inès Baude, « Sarah Barrières, Abir Kréfa, Saba Le Renard (dir.), Le genre en révolution. Maghreb et Moyen-Orient, 2010-2020 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 mars 2024, consulté le 30 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/64319 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.64319
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