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Geoffrey Bowker et Susan Leigh Star, Arranger les choses

Thibault De Meyer
Arranger les choses
Geoffrey C. Bowker, Susan Leigh Star, Arranger les choses. Des conséquences de la classification, Paris, EHESS, coll. « Translations », 2023, 447 p., Traduit de l’anglais et présenté par Vincent Cardon, Éric Dagiral et Ashveen Peerbaye, ISBN : 978-2-7132-2956-5.
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Texte intégral

1Toutes les sociétés humaines (et peut-être même plus fondamentalement tous les êtres vivants) ordonnent le monde en créant des catégories qui leur sont utiles : les aliments et les poisons ; les proies, les prédateurs et les congénères ; les femelles et les mâles… Même si « les gens ont toujours navigué au sein de nombreux espaces de classification […], de nos jours, avec l’émergence de nouvelles infrastructures informationnelles, ces systèmes de classification deviennent de plus en plus densément interconnectés » (p. 400-401). Susan Leigh Star et Geoffrey Bowker, tous deux sociologues, discutent d’un grand nombre de systèmes de classification : classification des virus, classification des causes de décès, classification des espèces… Mais ils en sélectionnent quatre qu’ils étudient plus en détail : la classification internationale des maladies (chapitres 2-4), la classification des différents stades de la tuberculose (chapitre 5), la classification raciale durant l’apartheid en Afrique du Sud (chapitre 6), et la classification des soins infirmiers (chapitres 7-8). Les deux derniers chapitres comparent ces diverses études de cas pour en tirer des conclusions plus générales sur les « conséquences de la classification » (pour citer le sous-titre du livre).

2Pour conduire leur démonstration, les auteurs utilisent principalement deux concepts qui ont beaucoup circulé depuis la parution originale de l’ouvrage en anglais en 1996. D’une part, le concept d’infrastructure les conduit à appréhender les classifications comme facilitant certaines actions au détriment d’autres, de la même façon qu’une autoroute encourage l’utilisation de la voiture par exemple. D’autre part, le concept d’objet-frontière leur permet d’appréhender des objets utilisés par divers groupes sociaux selon des modalités différentes et parfois conflictuelles, comme dans le cas de la catégorisation des soins infirmiers, qui sert aussi bien à la formation des infirmières qu’aux assurances.

3À un premier niveau, les auteurs décrivent chaque système de classification en lui-même. Ils en font une présentation synchronique : quelles catégories en font partie ? Quels sont les critères de classification ? Qu’est-ce qui tombe dans la catégorie « autre » ou la catégorie résiduelle ? Leigh Star et Bowker soulignent que tous les systèmes de classification ont de telles catégories pour contenir les cas complexes. Ce travail qui pourrait sembler purement descriptif nous amène en fait très vite à des considérations théoriques sur les histoires que nous nous racontons à propos des maladies par exemple. Ainsi, les auteurs expliquent que, dans la classification internationale, les maladies sont déliées des contextes sociaux de leur émergence. Même l’âge des patients n’est pas pris en compte. De la sorte, les maladies sont réduites à leur dimension biomédicale. Or une maladie peut être vécue de façon très différente et nécessite des interventions distinctes en fonction de l’âge ou du niveau socio-économique. Mais le système de classification n’oblige pas le praticien à prêter attention aux dimensions socio-biographiques du patient. Dans ce cas-ci, il fonctionne donc comme une infrastructure qui incline les acteurs à penser et à agir d’une certaine façon.

4Les deux sociologues poursuivent cette analyse à un second niveau en se demandant comment les acteurs manipulent les systèmes de classification. Le plus souvent, ces systèmes sont fondés sur une logique stricte : une entité qui satisfait tel ou tel critère fait partie de telle catégorie. Leigh Star et Bowker qualifient cette conception d’aristotélicienne. Malgré ce que les acteurs en disent, les catégories ne sont définies que partiellement : « un système de classification homogène et sans ambiguïté, cela n’existe pas » (p. 397).

5Par ailleurs, pour classifier plus rapidement, les utilisateurs des catégories privilégient la méthode des prototypes (ou des airs de famille) : à la suite de Ludwig Wittgenstein, la psychologue Eleanor Rosch défendait, dans les années 1980, qu’à partir de quelques cas paradigmatiques d’une classe (la pomme parmi les fruits par exemple), nous décidions par comparaison si d’autres entités faisaient ou non partie de cette classe (la tomate n’ayant pas le goût sucré de la pomme, on la classe moins aisément parmi les fruits). Lorsque les médecins diagnostiquent la maladie dont souffre un patient, ils se basent dans un premier temps sur la comparaison prototypique. Ils passent rarement en revue la série des questions qui devraient théoriquement fonder leur diagnostic. Bien qu’ils remplissent un formulaire construit selon un modèle aristotélicien, les médecins manient donc les catégories de manière wittgensteinienne.

6À un troisième niveau d’analyse, Leigh Star et Bowker continuent en relatant l’histoire de l’invention et de la mise en œuvre de chaque système envisagé, ceci à l’appui d’archives et d’entretiens avec les responsables des comités de coordination. En rappelant les hésitations et les désaccords, les auteurs s’opposent à la naturalisation des catégories. Leur travail de sociologues est alors envisagé comme une forme de résistance par rapport à nos usages quotidiens : habituellement, nous n’interrogeons ni le bien-fondé des catégories, ni les imperfections inhérentes à toute classification. Nous les considérons comme allant de soi, et nous les utilisons tout simplement.

7À un quatrième et dernier niveau d’analyse, les auteurs se demandent comment les catégories sont utilisées par une diversité d’acteurs, au-delà de leur manipulation pour classer les entités. De fait, la classification des soins infirmiers permet le travail des infirmières, ainsi que le remboursement des soins, mais elle a connu des mouvements de résistance, car cette opération de visibilisation permet aussi un contrôle accru des corps et des temps d’occupation des infirmières. Comme tout objet-frontière, ce système de classification est donc utilisé par divers acteurs de manière différente et, parfois, contradictoire.

  • 1 Les auteurs utilisent ici le concept de torsion au sens anglais du verbe « torque » afin de décrire (...)

8Les patients, eux aussi, « jouent » avec les catégories médicales. Leigh Star et Bowker résument ainsi un passage de La montagne magique de Thomas Mann qui raconte le cas fictif d’une patiente qui avait vécu si longtemps dans un sanatorium pour tuberculeux qu’elle ne voulait plus en sortir : « elle tentait d’empêcher tout diagnostic de guérison, lorsque les médecins prenaient sa température, elle plongeait subrepticement le thermomètre dans l’eau chaude pour faire croire qu’elle avait encore de la fièvre » (p. 77). Cette patiente « tord » donc le système de classification1, et contraint les médecins à inventer un thermomètre sans indication de température.

9Alors que les sciences sociales se sont montrées très critiques des catégories en tout genre, cet ouvrage a une posture beaucoup plus positive à leur égard. Si les auteurs discutent des classifications des maladies, s’ils montrent leurs limites et les rapports de pouvoir qu’elles cachent (notamment dans le rapport entre patients et corps médical), ils précisent que « cela ne fait pas pour autant selon nous de la [classification internationale des maladies] un outil malveillant et oppressif » (p. 130). À l’instar des savoirs situés de Donna Haraway, ils considèrent que les catégories peuvent être bonnes, mais à condition qu’on sache rendre compte de leur situation d’émergence, et qu’on n’oublie jamais les conflits que leur naturalisation rend invisibles. Pour eux, la sociologie doit être un outil d’aide à la conception des classifications : les « études ethnographiques et historiques, approfondies et au long cours, consacrées aux systèmes d’information en usage » (p. 398) permettent d’indiquer et de garder à l’esprit les points de tension et les possibilités de transformation des systèmes de classification. C’est à cette condition, et donc en situant ces systèmes, que l’on devient en mesure de les transformer. Pour reprendre la dernière phrase du livre : « la seule bonne classification est une classification vivante » (p. 401).

10Dans la postface à l’édition française, Bowker (en seul auteur, car Leigh Star est décédée en 2010) insiste à nouveau sur l’importance politique de pouvoir compter sur des catégories, au risque sinon de tomber dans un ultralibéralisme où « la société n’existe pas » (p. 411), où seuls existent des individus n’ayant aucune force de résistance. Cette posture, critique de certaines catégories (le système de l’apartheid par exemple) sans toutefois rejeter en bloc tous les projets classificatoires, est probablement la posture la plus subtile, tant d’un point de vue sociologique (nous obligeant à prêter attention aux effets de chaque système de classification in situ) que d’un point de vue politique.

11Inévitablement, certains choix de traduction pourraient être questionnés. Ceci dit, la traduction française est fluide et conserve l’humour caractéristique des écrits de Leigh Star. Le titre lui-même, Sorting things out, n’était en soi pas simple à traduire, et la solution des traducteurs est convaincante : Arranger les choses. Dans le paragraphe introductif de cette recension, j’ai néanmoins modifié légèrement la traduction, pour maintenir d’une part la métaphore de la navigation, et parce que je préfère d’autre part traduire « people » par « les gens » plutôt que « les individus », dans la mesure où Leigh Star et Bowker n’utilisent presque jamais « individuals », à dessein à mon avis, car ce concept sous-entend que les « individus » ont une identité préexistante aux relations sociales, ce que les auteurs remettent en cause dans l’ouvrage. Ces quelques remarques n’enlèvent absolument rien au mérite de la traduction de Vincent Cardon, Éric Dagiral et Ashveen Peerbaye, qui rend accessibles au public francophone les riches réflexions de Susan Leigh Star et Geoffrey Bowker.

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Notes

1 Les auteurs utilisent ici le concept de torsion au sens anglais du verbe « torque » afin de décrire l’influence mutuelle des biographies, des instruments de mesure et des systèmes de classification.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thibault De Meyer, « Geoffrey Bowker et Susan Leigh Star, Arranger les choses », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 mars 2024, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/64245 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.64245

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Rédacteur

Thibault De Meyer

Enseignant-chercheur en philosophie à l’université de Namur. Auteur de Qui a vu le zèbre ? L’invention de la perspective animale (Les Liens qui Libèrent, 2024).

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