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Collectif, Que sait-on du travail ?

Maud Yaïche
Que sait-on du travail ?
Collectif, Que sait-on du travail ?, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Que sait-on ? », 2023, 608 p., ISBN : 978-2-7246-4190-5.
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Texte intégral

1Passer de la connaissance à la reconnaissance du travail : voilà l’ambitieux objectif de l’ouvrage collectif Que sait-on du travail ? Ce livre de plus de 600 pages réalise un état de l’art pluridisciplinaire des connaissances sur le travail. Des chercheurs et chercheuses en économie, en sociologie du travail, en sciences de gestion, en ergonomie ou encore en science politique résument leurs travaux en de courts textes de vulgarisation. Selon le politiste Bruno Palier, qui introduit l’ouvrage, la thématique du travail est restée longtemps dans l’ombre au profit de thématiques comme la sauvegarde de l’emploi et le chômage. Elle connaît aujourd’hui un regain d’intérêt du fait de « la baisse du chômage, [de] la crise du Covid-19 et des débats suscités par la réforme des retraites en 2023 » (p. 3). Cette compilation de trente-six textes met en lumière le rôle central de l’organisation du travail et du management dans la détérioration actuelle des conditions de travail. L’ouvrage aborde ensuite les défis liés à la digitalisation, aux discriminations et au manque de reconnaissance de professions pourtant considérées comme essentielles.

2La première partie de l’ouvrage offre une analyse approfondie de la « dégradation des conditions de travail » en France. L’article rédigé par Christine Erhel, Mathilde Guergoat-Larivière et Malo Mofakhami explore par exemple « la qualité de l’emploi et du travail en France » grâce à une analyse comparée avec d’autres pays européens. Les conditions de travail apparaissent nettement meilleures ailleurs en Europe, notamment dans les pays du Nord et anglo-saxons (Irlande, Royaume-Uni). Les faibles marges de manœuvre des employé·es pour concilier vie professionnelle et personnelle et le manque de perspectives de carrière ou de formations en emploi peuvent expliquer ces écarts entre la France et les autres pays. Maëlezig Bigi et Dominique Méda défendent alors l’idée d’une « crise du travail en France ». Le fort écart entre les attentes des Français·es et les conditions réelles d’exercice du travail, les contraintes physiques et émotionnelles et la difficulté de concilier travail et vie privée contribuent d’après elles à cette crise. Toutefois, la dégradation du travail n’est pas la même en fonction des classes sociales et des groupes professionnels. D’après Pierre Courtioux, les classes moyennes sont de plus en plus « sous pression » en raison de leur difficulté d’accès à l’emploi et de la nature des emplois qu’elles occupent. Les classes moyennes fragilisées sont en effet plus souvent en CDD ou en intérim. Selon Corinne Perraudin et Nadine Thèvenot, les employé·es des entreprises de sous-traitance ou les intérimaires sont soumis·es à des risques accrus, en particulier d’accidents du travail en raison notamment de la présence d’agents chimiques dangereux, de températures extrêmes et de bruits et vibrations. En arrière-plan de la problématique de « la qualité au travail » émergent des enjeux d’externalisation, de soutenabilité du travail, mais aussi de transition écologique et de santé publique (aménagements des fins de carrière pour les salariés les plus âgés, adaptation du travail aux normes environnementales, développement des « éco-activités », etc.).

3La deuxième partie du livre s’intéresse aux causes managériales de cette « dégradation du travail ». Tous les articles dont ceux de Jérôme Gautié ou de Juan Sebastian Carbonell mettent en avant les conséquences délétères du « lean management ». Le « lean » est un type de production à flux tendu via l’élimination des stocks, qui permettrait de s’ajuster au mieux à la temporalité du marché. Ce mode de gestion plus flexible favorise d’après les auteurs le surtravail et l’embauche de main d’œuvre intérimaire peu protégée. À cette flexibilité du travail imposée par ce nouveau mode de gestion, s’ajoute un management de plus en plus vertical et peu au fait du travail réel. Un excellent article de Marie-Anne Dujarier insiste sur l’importance prise ces dernières années par le dispositif des « planneurs et planneuses ». Ces personnes prescrivent le travail aux autres employé·es et représentent aujourd’hui 40 % des cadres. Ce mode d’encadrement « sépare la pensée de l’action, l’organisation des tâches de leur réalisation » (p. 227), puisque ces cadres sont loin physiquement de celles et ceux qui réalisent ce travail. Dès lors, il est difficile de les solliciter et de modifier leurs prescriptions : le management devient de plus en plus « désincarné ». Pour faire face à l’intensification du travail, au « management par le stress », de nombreux articles du livre plaident pour des pratiques de gestion dites « apprenantes », plus répandues dans les pays scandinaves. Ce mode de management est caractérisé par une plus grande autonomie au travail et une plus forte participation des travailleur·ses aux décisions concernant leur travail. Pour endiguer cette crise du travail, des articles proposent également la création d’espaces délibératifs sur le sens du travail au sein des organisations ou encore une co-détermination avec les salarié·es des objectifs des entreprises.

4Enfin, les trois derniers chapitres se concentrent sur « les effets de la digitalisation sur le travail », « les défis des inégalités et des discriminations » et le déficit de reconnaissance des « métiers essentiels ». Ces parties permettent de dépasser une vision trop homogénéisante du travail et de mettre en évidence les différences entre les pratiques et les groupes sociaux. L’article de Claudia Senik étudie par exemple la relation entre le télétravail et le bien-être des employé·es. Selon elle, cette pratique entraîne une diminution des démissions, si elle est appliquée à temps partiel. En revanche, le télétravail intégral réduit « le sentiment d’être utile, la concentration, la confiance en soi, le sentiment de joie, la capacité à prendre des décisions et augmente le risque de dépression » (p. 374). Dans la partie sur les discriminations, Haude Rivoal rédige un article intitulé « Les hommes et l’égalité professionnelle : qu’est-ce qui coince encore ? ». Elle explique que les entreprises sont encore « masculines » avec un modèle de carrière standardisé au « masculin-neutre ». Ce schéma favorise un engagement soutenu au travail, laissant ainsi peu de temps pour les responsabilités domestiques. Camille Peugny étudie lui la spécificité du travail des jeunes en évoquant leur situation objective sur le marché de l’emploi et leurs aspirations subjectives. Son article remet en question l’idée d’un nouveau rapport au travail des jeunes, en soulignant que certaines aspirations ne sont pas spécifiques à cette génération. Par exemple, les jeunes aspirent autant que leur ainé·es à l’exercice de responsabilités, à la réalisation personnelle, à la prise d’initiatives ou encore au fait de bien gagner leur vie. En revanche, la réalité de l’emploi des jeunes a bien changé, avec une baisse généralisée des emplois stables comme les CDI pour les dernières générations.

  • 1 Arlie Russel Hochschild, Le prix des sentiments : au cœur du travail émotionnel, Paris, La Découver (...)

5Cet ouvrage collectif offre une vision d’ensemble de la recherche actuelle sur le travail. Toutefois, on peut regretter le manque d’une problématique générale et d’une définition précise du travail. Cette définition aurait permis de comprendre certains choix éditoriaux, notamment celui de ne pas prendre en compte le travail domestique non-rémunéré dans l’analyse. On regrette aussi le manque de référence au travail émotionnel et aux théories d’Arlie Hochschild1, qui permettent pourtant de renouveler le regard sur le travail et ses difficultés. Bien que chaque contribution soit de grande qualité, on notera enfin des répétitions entre les articles en termes de concepts et de thématiques. L’ouvrage répond en revanche à son objectif principal, celui de dessiner un état de l’art sur le travail à la portée des non-spécialistes.

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Notes

1 Arlie Russel Hochschild, Le prix des sentiments : au cœur du travail émotionnel, Paris, La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 2017.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maud Yaïche, « Collectif, Que sait-on du travail ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 février 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/63882 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.63882

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Rédacteur

Maud Yaïche

Élève normalienne en sociologie à l’ENS de Lyon.

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Droits d’auteur

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