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Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, L’agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides

Lise Kayser
L'agriculture empoisonnée
Jean-Noël Jouzel, Giovanni Prete, L'agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2023, 286 p., ISBN : 978-2-7246-4145-5.
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Texte intégral

  • 1 Milena Jakšić, « Devenir victime de la traite », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 198 (...)

1Le 16 novembre 2023, la Commission européenne autorisait pour dix années supplémentaires l’utilisation du glyphosate – faisant fi de la haute dangerosité du produit et encourageant le maintien d’un modèle agricole fondé sur les pesticides. Ce contexte institutionnel de négligence des risques compte parmi les nombreux obstacles qui entravent la prise de conscience et la mobilisation des travailleurs agricoles intoxiqués. L’ouvrage de Jean-Noël Jouzel et de Giovanni Prete revient sur cette difficile construction d’un mouvement de malades des pesticides en France et montre que se considérer comme victime ne va pas de soi. D’abord, malgré les avancées récentes de l’épidémiologie, il n’est pas évident d’établir une causalité entre l’exposition professionnelle aux pesticides et les pathologies chroniques lourdes qui en découlent (maladies neurodégénératives et cancers). Ensuite, les malades sont souvent des patrons à la tête d’exploitations en culture intensives. Responsables de leurs conditions de travail et de celles de leurs éventuels salariés, ils font davantage figure d’« empoisonneurs » que d’« empoisonnés ». Enfin, la porosité entre vie professionnelle et vie domestique propre à la production agricole place les membres de la famille aux premiers rangs de l’exposition aux pesticides, générant des victimes en dehors du cadre de travail. Pour ces différentes raisons, l’action collective des agriculteurs malades à cause des pesticides semble a priori improbable. En se focalisant sur le cas de l’association Phyto-victimes, créée en 2011, Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete entendent rendre compte des ressources sur lesquelles les agriculteurs engagés dans ce mouvement ont pu s’appuyer pour « devenir des victimes1 ».

2Le propos s’appuie essentiellement sur une enquête par entretiens débutée par la collecte des récits de vie des agriculteurs qui ont fondé Phyto-victimes. L’enquête a ensuite été étendue aux différents intermédiaires qui ont joué un rôle dans la création de l’association, « les proches familiaux, certains médecins, des acteurs syndicaux, des militants environnementalistes, des professionnels de la science, du droit ou des médias » (p. 18), portant le nombre total d’entretiens réalisés à une centaine. Des documents d’archives ont aussi été récupérés pour alimenter le corpus (tracts, décisions judiciaires, articles de presse, livres ou films). Enfin, les auteurs ont observé le fonctionnement routinier de l’association Phyto-victimes, lors de ses manifestations publiques mais aussi dans ses temps d’organisation internes. L’ouvrage s’organise en trois parties, chacune composée de trois chapitres, et précédées d’un prologue. Ce dernier retrace d’un point de vue historique l’épidémie provoquée par les pesticides et son invisibilisation répétée. La première partie s’attelle ensuite à rendre compte de la fondation de Phyto-victimes. La seconde partie s’intéresse quant à elle aux conditions de possibilité du maintien dans la durée de l’association. Enfin, la troisième partie détaille les tensions autour de la définition du statut de victime qui ont traversé l’histoire de l’association.

3Dans le prologue, Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete expliquent que les dangers des pesticides ont longtemps été considérés comme des risques professionnels acceptables. Après la Seconde guerre mondiale, l’utilisation massive de produits phytosanitaires devient la clé de voûte d’un système agricole désormais fondé sur l’exploitation intensive des terres. Si les effets sur la santé sont connus, les politiques de prévention ne remettent pas en cause le recours à ces produits mais prescrivent plutôt un usage contrôlé des pesticides, dont la responsabilité revient aux agriculteurs. Mais la production de nouvelles données épidémiologiques à partir des années 1990, suivie par les évolutions du droit à la reconnaissance des maladies professionnelles pour les exploitants agricoles, font sortir de l’ombre les maladies provoquées par les pesticides et ouvrent la voie à de possibles mobilisations.

  • 2 Yannick Barthe, Les retombées du passé : le paradoxe de la victime, Paris, Seuil, 2017.

4La première partie interroge la manière dont les fondateurs de Phyto-victimes en sont venus à créer l’association. Premièrement, Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete montrent que la prise de conscience est lente et laborieuse, en raison notamment des difficultés des médecins à établir un lien entre l’exposition aux produits phytosanitaires et les différentes pathologies. En l’absence de conseil médical efficace, ce sont les appuis familiaux (conjointes et parents) qui mettent les agriculteurs malades sur la piste des pesticides. Deuxièmement, une fois les causes de la maladie identifiées, activer le droit à la réparation des maladies professionnelles requiert ici encore le soutien des épouses, qui jouent un rôle décisif pour suivre la procédure et assurer le travail administratif. Les agriculteurs qui n’obtiennent pas satisfaction auprès de leur régime de protection sociale ont le sentiment d’être confrontés à un droit opaque et arbitraire, ce qui alimente leur volonté d’entrer dans une démarche politique pour revendiquer une meilleure reconnaissance. Troisièmement, l’action collective des agriculteurs malades se construit sous l’influence d’intermédiaires « victimisateurs2 », qui les enjoignent à se présenter publiquement comme des victimes des pesticides. Il s’agit de journalistes d’investigation (qui médiatisent la cause et mettent les agriculteurs en contact), d’acteurs politiques et syndicaux (en particulier l’association Générations futures, qui cadre la mobilisation en dénonçant les firmes de la phytopharmacie, l’État censé évaluer les risques, et les coopératives qui distribuent les pesticides) et enfin d’avocats (qui engagent un travail de la preuve dans la sphère juridique).

5La seconde partie se penche sur la progressive autonomisation de Phyto-victimes vis-à-vis des acteurs qui ont contribué à mettre en mouvement les agriculteurs atteints de pathologies imputables aux pesticides. Phyto-victimes s’éloigne d’abord des militants écologistes avec qui l’association ne partage pas la dénonciation du productivisme agricole. Malgré la maladie, les membres de Phyto-victimes plébiscitent un usage raisonnable des pesticides et refusent pour la plupart de se convertir au biologique. Phyto-victimes fait ensuite le choix de concentrer son action sur la reconnaissance des maladies professionnelles et l’évolution législative du droit à la réparation. Cette focalisation sur l’aspect juridique donne aux professionnels du droit une place de plus en plus centrale dans l’association, qui s’accompagne d’une proximité croissante avec les institutions qui ont en charge le contrôle des risques professionnels induits par les pesticides. Enfin, après une période d’éloignement vis-à-vis des scientifiques accusés de produire des savoirs biaisés, Phyto-victimes adopte progressivement une position plus conciliante, en même temps que l’épidémiologie devient plus favorable aux victimes des pesticides.

6La dernière partie analyse les débats internes qui travaillent la figure de la victime défendue par l’association. La composition de Phyto-victimes donne en premier lieu à voir la place centrale des exploitants agricoles dans le collectif. Ces derniers sont en effet plus susceptibles que les salariés d’entamer une procédure de reconnaissance en maladie professionnelle et disposent de plus de ressources pour s’engager. De plus, les discours des salariés agricoles mobilisés, critiques sur la responsabilité des employeurs, rendent leur position au sein de Phyto-victimes compliquée et entraîne souvent des prises de distance, voire des défections, bien que l’association démontre une attention croissante à leurs problématiques. En deuxième lieu, si Phyto-victimes a d’abord exclu les riverains malades de son champ d’action, l’association a progressivement inclus l’enjeu des expositions hors du champ professionnel. Phyto-victimes défend un positionnement qui consiste à domestiquer la cause des riverains, en encourageant les collectifs qui la représentent à ne pas se montrer trop radicaux et en invitant les organisations agricoles à prendre en compte leurs revendications. En dernier lieu, les proches familiaux occupent une position mouvante au sein du collectif. Les épouses d’agriculteurs sont par exemple des porte-voix décisifs au moment de la création de l’association, mais elles perdent du poids à mesure que Phyto-victimes s’institutionnalise.

7Pour conclure, la mobilisation a priori improbable des victimes de pesticides au sein de Phyto-victimes a été possible grâce à une coalition inédite entre divers acteurs. Mais l’association n’a pu se maintenir dans le temps qu’en se distanciant de certains de certains d’entre eux et en choisissant la voie de l’institutionnalisation. Cette évolution est allée de pair avec une redéfinition du statut de victime des pesticides, au prix de nombreuses luttes internes. À travers le cas de Phyto-victimes, l’ouvrage de Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete retrace avec une grande précision la manière dont un scandale d’intoxication en est venu à être internalisé par les institutions de santé au travail, qui ont réduit l’enjeu de la maladie professionnelle à des nécessaires ajustements à la marge, sans que le modèle productif ne soit remis en cause.

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Notes

1 Milena Jakšić, « Devenir victime de la traite », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 198, 2013, p. 37‑48.

2 Yannick Barthe, Les retombées du passé : le paradoxe de la victime, Paris, Seuil, 2017.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lise Kayser, « Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, L’agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 février 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/63755 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.63755

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