Didier Fassin, George Steinmetz (dir.), The Social Sciences in the Looking Glass. Studies in the Production of Knowledge
Texte intégral
- 1 Entre bien d’autres exemples, se référer à Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire, Pa (...)
1Les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés. S’il ne se vérifie pas forcément dans son acception littérale, l’adage semble en revanche assez adapté aux chercheuses et chercheurs en sciences sociales. Bien qu’elles et ils aient fait profession d’objectiver le monde social, y compris le travail des autres scientifiques1, et malgré leur grande réflexivité, rares sont celles et ceux qui vont jusqu’à prendre leur propre activité comme objet d’étude. C’est à une telle « science sociale des sciences sociales », supposant des « humains étudiant des humains qui sont eux-mêmes en train d’étudier des humains » (p. 3), que convie cet ouvrage collectif coordonné par Didier Fassin et George Steinmetz. Les différentes contributions qu’ils rassemblent constituent selon ces derniers une défense et une illustration d’une science sociale critique alors même que les disciplines rassemblées sous cette étiquette font l’objet d’une offensive sans précédent et venant de plusieurs directions, tant sur le front politique que scientifique. C’est donc un pari osé que de tendre ainsi un miroir aux sciences sociales et d’en ouvrir la boîte noire, mais peut-être justement la meilleure réponse à apporter à leurs détracteurs.
- 2 Voir également Amín Pérez, Combattre en sociologues. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une g (...)
2L’ouvrage est composé de trois parties comprenant chacune cinq contributions. Consacrée aux « disciplines en construction », la première partie débute par un texte de George Steinmetz qui revient sur les ruptures conceptuelles, qu’il propose de qualifier de « séismes conceptuels » (concept quakes en anglais) qui ont permis de passer de l’histoire des sciences de la nature à une socio-histoire des sciences sociales au cours des deux derniers siècles. Un premier séisme est ainsi déclenché par les écrits d’Hegel et de Marx, un deuxième par l’émergence de la sociologie de la connaissance au début du XXème siècle (non sans résistance au nom de l’éthique et d’une croyance en la neutralité axiologique), et enfin un troisième par le développement d’une sociologie historique des sciences sociales. En prenant pour exemples la fondation Rockefeller et le Collegio de Mexico, Àlvaro Morcillo Laiz souligne pour sa part le rôle décisif des financeurs, et notamment des donateurs privés, dans le développement des sciences sociales à des endroits comme l’Amérique centrale et du Sud. On peut alors relever la méthode originale de l’auteur, qui use d’une analyse contre-factuelle en décrivant ce qui serait advenu si un organisme philanthropique n’avait pas été là. Dans un autre texte, Bregje Van Eekelen étudie la « vie sociale des concepts », en prenant appui sur le concept de créativité, sa diffusion et ses transformations, à partir du début des années 1950 aux États-Unis. Elle laisse cependant un certain nombre de questions ouvertes en fin d’article, à commencer par celle du style d’écriture à adopter pour réaliser ce type de « biographie ». Le juriste Carel Smith présente quant à lui les crises épistémologiques qui ont jalonné la théorie du droit jusqu’à nos jours et se traduisent encore par une tension entre déduction et « jugement entraîné » dans la manière dont on se représente le raisonnement juridique. Enfin, Amín Pérez revient sur la conversion de Pierre Bourdieu à la sociologie durant son service militaire en Algérie où il a notamment rencontré Abdelmalek Sayad et où s’est forgé un véritable engagement par et pour la science2.
- 3 Rendu célèbre par sa collaboration avec William Thomas. Voir William Thomas et Florian Znaniecki, L (...)
- 4 Cf. Julie Pagis, Mai 68, un pavé dans leur histoire, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
3Intitulée « du national au global », la deuxième partie débute par une contribution d’Agata Zyslak qui montre « comment la sociologie a façonné la Pologne d’après-guerre et comment la stalinisation [y] a façonné la sociologie ». Elle rappelle notamment le rôle de Florian Znaniecki3 dans la structuration de la discipline dans ce pays, ainsi que celui de l’idéaliste Józef Chałasiński, qui est parvenu à maintenir à flot une discipline perçue comme une science bourgeoise à l’apogée du stalinisme. Chitralekha retrace pour sa part l’essor en Inde d’une anthropologie publique de la violence à partir de 1947 à travers les travaux respectifs de Dipankar Gupta, Veena Das et Rabindra Ray. Quant à Miriam Kingsberg Kadia, elle revient sur le « long moment 1968 » au Japon. Plus d’un cinquième des étudiants du pays s’y sont en effet engagés, ce qui a laissé, comme ailleurs4, non seulement des traces durables dans leurs trajectoires biographiques, mais également dans le monde académique. L’autrice montre ainsi comment cette année mouvementée a ébranlé la foi dans l’objectivité et l’hégémonie intellectuelle de la génération active durant l’entre-deux-guerres, avec l’arrivée de nouveaux universitaires. Les rapports entre engagement politique et production de savoir scientifique traversent en filigrane la quasi-totalité des contributions, mais Kristoffer Kropp les place au cœur de la sienne en revenant sur la genèse de l’European Value Survey. Il met en effet en évidence la convergence de quatre courants dans la conception de cette enquête continentale : un courant lié à l’Église catholique, un courant conservateur préoccupé par la corrosion des valeurs, un courant influencé par la théorie de la modernisation parsonienne, et un courant intéressé par le déploiement des techniques de sondage d’opinion, notamment à des fins commerciales. La contribution de Johan Heilbron n’est pas sans échos à la précédente, puisque ce dernier propose d’analyser la globalisation des sciences sociales à l’aune de la théorie des champs, qui lui permet, au-delà de rappeler l’existence d’une structuration inégalitaire entre un centre – les États-Unis et l’Europe – et des périphéries, de dégager onze thèses à propos de ce champ global.
- 5 Edward Saïd, L’Orientalisme, Paris, Seuil, 1980 [1978].
- 6 Cf. Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie, Paris, Gallimard, 2021 [1948-1951] ; compte ren (...)
4La troisième partie de l’ouvrage propose enfin d’explorer les frontières (« borders and boundaries ») des sciences sociales. Jean-Louis Fabiani commence par s’y interroger sur l’existence d’une exception française dans la constitution d’un champ des humanités critiques. Pour ce faire, il revient à son tour sur le moment 1968, en pointant la tension entre le cercle formé autour de Bourdieu, soucieux de bâtir une nouvelle science sociale, et l’humeur anti-institutionnelle régnant notamment à l’université de Nanterre autour de figures comme Henri Lefebvre. Il montre ensuite comment les trajectoires respectives d’Althusser, Foucault et Bourdieu ont contribué, notamment par leurs manières de construire leurs objets de recherche, à maintenir un brouillage des lignes disciplinaires. Puis, dans un dernier temps, il revient sur la réception contrastée de L’Orientalisme d’Edward Said5. Dans sa contribution, Peter Thomas retrace l’essor du champ des subaltern studies, non sans souligner le paradoxe auquel est confronté ce programme de recherche interdisciplinaire, avec d’un côté un succès d’audience international, mais de l’autre une forte crise de confiance à l’égard du projet original. À partir d’une analyse généalogique des Carnets de prison d’Antonio Gramsci6, il propose alors de dissiper ce paradoxe en pointant ce qui y a été forclos dans les usages ultérieurs. La contribution de John Lardas Modern traite ensuite de la manière dont les spécialistes de cognition abordent la religion, à travers notamment le concept de système hyperactif de détection d’agents (Hyperactive Agency Detection Device) développé il y a une vingtaine d’années et aujourd’hui devenu dominant pour expliquer l’origine des croyances en des forces surnaturelles, mais qui n’en pose pas moins certaines questions sur la nature même du cerveau humain. Dans sa contribution, Nicolas Langlitz relate quant à lui les polémiques entre primatologues à propos de la place de la coopération et de l’agressivité dans ces sociétés animales, polémiques redoublées par une querelle sur les méthodes entre études de laboratoire et observations in situ. Didier Fassin enfin dépeint pour sa part la nouvelle galaxie post-humaniste et ses divers astres, de Peter Singer à Donna Haraway en passant par Bruno Latour, Jane Bennet et bien d’autres, dont les diverses variantes sont plus ou moins douces ou dures. Tout en leur reconnaissant le mérite de braquer l’attention sur le péril que représente l’Anthropocène, il détaille les trois démons de ces travaux : la réification, l’altérisation et la dépolitisation.
5En fin de compte, quoique cet ouvrage n’échappe pas à l’écueil de la plupart des ouvrages collectifs, dont les liens entre certaines contributions semblent parfois ténus, il ouvre de nombreuses pistes et offre de riches exemples pour approfondir la nécessaire réflexivité des sciences sociales.
Notes
1 Entre bien d’autres exemples, se référer à Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire, Paris, La Découverte, 1988 [1979].
2 Voir également Amín Pérez, Combattre en sociologues. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964), Marseille, Agone, 2022 ; compte rendu de Daniel Mesa Villegas pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57400.
3 Rendu célèbre par sa collaboration avec William Thomas. Voir William Thomas et Florian Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d’un migrant, Paris, Nathan, 1998 [1918-1920].
4 Cf. Julie Pagis, Mai 68, un pavé dans leur histoire, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
5 Edward Saïd, L’Orientalisme, Paris, Seuil, 1980 [1978].
6 Cf. Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie, Paris, Gallimard, 2021 [1948-1951] ; compte rendu de Billy Casamia pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.54179.
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Référence électronique
Igor Martinache, « Didier Fassin, George Steinmetz (dir.), The Social Sciences in the Looking Glass. Studies in the Production of Knowledge », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 février 2024, consulté le 15 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/63700 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.63700
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