Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2023Pauline Seiller, Un monde ouvrier...

Pauline Seiller, Un monde ouvrier en chantier. Hiérarchies ouvrières dans l’industrie contemporaine

Lise Kayser
Un monde ouvrier en chantier
Pauline Seiller, Un monde ouvrier en chantier. Hiérarchies ouvrières dans l'industrie contemporaine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2023, 178 p., ISBN : 978-2-7535-9359-6.
Haut de page

Texte intégral

  • 1 Lucas Tranchant, « Les nouveaux emplois des ouvrières et des ouvriers : des OS du tertiaire ? », Co (...)
  • 2 Les ouvriers qualifiés de l’industrie comptent encore pour 20 % des effectifs ouvriers (p. 10)

1Le déclin de l’industrie à partir des années 1970 a entraîné un déplacement des emplois ouvriers depuis le secteur secondaire vers le secteur tertiaire1, balayant les représentations traditionnelles de la classe ouvrière. Les restructurations successives et les fermetures d’usines sont allées de pair avec une fragilisation des conditions de travail et d’emploi, en particulier dans les segments les moins qualifiés du groupe ouvrier. Les bastions industriels n’ont pourtant pas tous disparu, et il y demeure un noyau stable d’ouvriers qualifiés2. À partir du cas des chantiers navals de Saint-Nazaire, l’ouvrage de Pauline Seiller entend saisir « ce qu’il reste » de cette fraction emblématique de la classe ouvrière, relativement épargnée par les processus de recomposition et de déstabilisation qui agitent le monde ouvrier, mais néanmoins affectée à son échelle par les transformations de l’industrie et du travail.

2Le propos s’appuie sur une enquête ethnographique qui combine plusieurs méthodes. L’autrice mobilise essentiellement des entretiens, pour la plupart menés avec des ouvrières et ouvriers dits « maison » (c’est-à-dire embauchés par l’entreprise donneuse d’ordre), mais le personnel de la sous-traitance et les ouvriers étrangers sous le statut de travailleurs détachés ont aussi été interrogés – dans l’optique de saisir les relations de travail entre stabilisés et précaires. Des observations ont également été réalisées dans les espaces de travail, dans la ville, et dans les lieux fréquentés par les ouvrières et ouvriers. Enfin, les documents d’entreprise et la presse locale ont été analysés.

3Le premier chapitre dessine les contours de « l’aristocratie ouvrière » travaillant dans les chantiers navals de Saint-Nazaire. Cette frange est composée des ouvrières et ouvriers maison qui exercent des métiers qualifiés de la métallurgie, dont l’activité est peu standardisée et dont le savoir-faire est reconnu. À l’opposé, les employé·e·s de la sous-traitance réalisent les tâches les plus dévalorisées dans la division du travail, c’est-à-dire des tâches d’exécution concentrées sur l’aménagement des navires. Le personnel maison bénéficie également de conditions d’emploi plus favorables et moins précaires que dans la sous-traitance. Recrutement en CDI, temps plein, treizième mois et primes contribuent à cliver le monde ouvrier des chantiers navals entre un noyau stabilisé, qui ne doute pas de la pérennité de son emploi, et sa périphérie, dont le rapport à l’avenir est plus incertain. Le maintien d’une fraction conservant les attributs d’une aristocratie ouvrière ne semble ainsi possible que parce qu’une partie croissante du monde ouvrier occupe des positions disqualifiées et instables, et ce sur le même site industriel.

4Le second chapitre analyse le rapport que les ouvrières et ouvriers maison entretiennent aux dangers de leur travail. Si la forte pénibilité est soulignée, elle est aussi à la source d’une fierté professionnelle, par la construction d’un éthos de l’effort et de l’engagement du corps au travail. Toutefois, cette valorisation de la force physique se conjugue surtout au masculin : les femmes sont exclues des activités considérées comme des travaux d’hommes (en particulier la charpente métallique). L’investissement de normes viriles pour faire face aux conditions de travail est cependant moins intense chez les personnes passées par des métiers du secteur tertiaire ou diplômées du supérieur, qui sont donc plus distantes du monde des ouvriers de l’industrie par leur parcours.

5Le troisième chapitre explore les manières dont les ouvrières et ouvriers perçoivent les postes d’encadrement. Tout d’abord, en raison de l’individualisation des carrières et de la réduction du poids de l’ancienneté pour évoluer dans l’entreprise, les possibilités d’ascension professionnelle sont minces. Les personnes qui parviennent à occuper des positions de monitorat (qui consiste à faire l’intermédiaire entre le travail de bureau et le travail ouvrier) sont celles qui mettent à distance la culture ouvrière. En revanche, la plupart des enquêté·e·s, plus proches du monde ouvrier du fait de leur socialisation familiale, professionnelle ou politique, décrivent plutôt un refus d’accéder aux postes d’encadrement et stigmatisent leurs collègues devenus chefs – s’ajustant par là à l’étroitesse des chances de mobilité professionnelle. Les relations avec les supérieurs hiérarchiques sont par ailleurs impactées par les reconfigurations du management. Si les agents de maîtrise auparavant ouvriers continuent à entretenir des rapports de proximité avec les ouvriers et ouvrières qu’ils supervisent, ces derniers valorisant leur connaissance du métier et leurs compétences techniques, les figures du management plus distantes socialement, recrutées sur des postes d’encadrement en raison de leur diplôme, sont perçues comme opposées aux ouvrières et ouvriers. Ceci est particulièrement vrai pour les cadres, réputés ne pas avoir de connaissance empirique du travail.

6Le quatrième chapitre s’intéresse aux effets des réorganisations du travail sur le groupe ouvrier. Depuis le début des années 2000, les méthodes de travail sont marquées par un processus croissant de responsabilisation : injonction à la polyvalence et à la flexibilité, développement des autocontrôles du travail, incitations individualisées au respect des règles de sécurité. Ces nouveaux principes de management contribuent à fragiliser le groupe ouvrier car ils agissent surtout comme une sujétion supplémentaire dans le travail et participent à l’individualisation des carrières. La mise en concurrence des ouvrières et ouvriers provoque aussi des conflits, notamment autour de l’enjeu salarial. Si les plus anciens peinent à s’adapter aux nouveaux critères d’évaluation et restent attachés à la culture d’atelier, les plus jeunes tirent mieux parti des mutations du travail. Ce clivage générationnel est toutefois à relativiser, dans la mesure où il est moins marqué sur les chantiers navals de Saint-Nazaire que sur d’autres terrains industriels.

7Le cinquième chapitre se penche enfin sur ce que la sous-traitance fait aux ouvrières et ouvriers maison, dans un contexte où près de 80 % de la production d’un navire est sous-traitée à environ 600 entreprises. Si la configuration du travail implique une nécessaire coopération entre ouvrières et ouvriers maison et sous-traitants, celle-ci est complexifiée par des difficultés de communication entre personnes de nationalités variées (la sous-traitance employant beaucoup de travailleurs détachés) ainsi que par le vol d’outils dont sont accusés les ouvrières et ouvriers de la sous-traitance. Les relations de travail sont ainsi teintées de conflictualité. Les ouvrières et ouvriers maison jouissent d’une position de domination par rapport aux sous-traitants, en particulier quand ces derniers sont étrangers : il leur est reproché d’avoir une vitesse d’exécution trop rapide qui nuit à la qualité du travail mais aussi de faire peser une menace sur l’emploi des ouvrières et ouvriers maison. À l’inverse, les ouvrières et ouvriers extérieurs dévalorisent le travail du personnel de l’entreprise donneuse d’ordres, estimant que leur cadence est insuffisante.

8En conclusion, l’ouvrage de Pauline Seiller décrit avec une grande clarté ce que sont devenus les segments ouvriers « d’hier », qui ont longtemps incarné le cœur du monde ouvrier, et dont la stabilité de l’emploi et la qualification les maintiennent au sommet de la hiérarchie ouvrière. Ces franges les mieux loties sont cependant elles-mêmes fragilisées par les transformations qui touchent l’industrie. Les modes contemporains de gestion de la main-d’œuvre, qui combinent sous-traitance et individualisation des carrières, produisent des segmentations qui ont des effets même sur les plus stables. Porter le regard sur les chantiers navals de Saint-Nazaire, qui ont « tenu » face à la désindustrialisation, permet ainsi de questionner la déstabilisation des stables et d’éclairer la reconfiguration de la condition ouvrière dans les bastions industriels.

Haut de page

Notes

1 Lucas Tranchant, « Les nouveaux emplois des ouvrières et des ouvriers : des OS du tertiaire ? », Connaissance de l’emploi, n° 164, 2020, p. 1-4.

2 Les ouvriers qualifiés de l’industrie comptent encore pour 20 % des effectifs ouvriers (p. 10)

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Lise Kayser, « Pauline Seiller, Un monde ouvrier en chantier. Hiérarchies ouvrières dans l’industrie contemporaine », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 décembre 2023, consulté le 22 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/63176 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.63176

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search