Étienne Penissat, Classe

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Publié le 08 décembre 2023
Texte intégral
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- 2 Voir par exemple Amossé Thomas, « Quelle définition statistique des classes populaires ? Propositio (...)
1Un des grands débats académiques de la dernière décennie est sans doute celui de la remise au goût du jour, ou non, d’un langage de classe. L’importance des conflits du travail, par exemple en France ou au Royaume-Uni, une certaine réhabilitation de la grève comme mode d’action, et la thématique du retour des inégalités, laissent à y croire. En sciences sociales, Étienne Penissat participe également à une actualisation des analyses de la structure sociale sous l’angle des classes1, parmi d’autres chercheurs2. L’ouvrage qu’il propose consiste justement à « redonner à la classe son tranchant comme concept et comme outil de combat » (p. 7), dans une perspective qui est ici ouvertement militante. Sans prétention à l’exhaustivité dans ce livre avant tout grand public, l’objectif est aussi de revenir sur l’histoire du mot « classe ». Le raisonnement se divise en dix petites parties dans lesquelles Étienne Penissat nous invite progressivement à articuler le langage de classe avec celui du genre, de la nationalité et de la race.
- 3 Thompson E.P., La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, coll. « Points », 2012 [1 (...)
2Dans le début de son ouvrage, l’auteur revient sur la formation historique de la classe, en tant que concept et base des rapports sociaux. Se substituant à partir du XVIIIe siècle à la notion plus juridique d’ordre, la classe se fonde sur des positions économiques différentes, par exemple pour les physiocrates ou chez Saint-Simon. Mais, simultanément, le concept est utilisé par des groupes antagonistes pour défendre des intérêts matériels ou identitaires. La classe sert ainsi de support à un conflit de légitimité entre noblesse et bourgeoisie, puis est appropriée par les « dominés » (i.e. la classe laborieuse) dans une perspective marxiste. Étienne Penissat montre donc comment ce concept est façonné à la fois par les réflexions théoriques et par des utilisations concrètes dans le monde social, toujours dans la perspective d’un conflit de classes. S’appuyant sur les travaux de l’historien britannique E. P. Thompson3, Étienne Penissat relate comment une « classe laborieuse » s’est progressivement constituée par l’expérience partagée de l’oppression, mais aussi par des formes de sociabilité, sur la base de groupes hétérogènes et bien avant l’avènement de l’industrie. C’est en réaction que les chefs d’entreprises se constituent eux-mêmes en classe, celle du « patronat ». Fin XIXe siècle, la classe laborieuse se stabilise autour de la figure de l’ouvrier d’usine, avec ses organisations et son répertoire d’action ritualisé (la grève comme mot d’ordre et la manifestation qui donne à voir la classe). Et l’auteur de se demander si la période qui va de la Libération aux années 1960 ne constitue pas un « âge d’or » des classes. C’est là, en effet, que le poids numérique de la classe ouvrière est le plus conséquent, avec un Parti communiste premier parti de France. Le modèle industriel y est dominant, et l’État lui-même adopte un langage de classe. On le constate par exemple avec l’adoption de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles, même si ce classement reste bien peu compatible avec une grille de lecture marxiste. Néanmoins cet « âge d’or » est aussi celui d’un « compromis » qui domestique le « péril rouge » en associant croissance, plein-emploi, hausse des salaires et paritarisme (co-gestion de la protection sociale entre employeurs et salariés). Le conflit de classes se retrouve finalement aseptisé. Par ailleurs, Étienne Penissat rappelle que cette période correspond aussi à celle d’une forte marginalisation au sein de la classe ouvrière des femmes, des non-nationaux et des racisés (notamment à partir de la Première Guerre mondiale), par des phénomènes de rejet et d’invisibilisation.
- 4 Cette définition multidimensionnelle de la classe est néanmoins celle à laquelle il adhère lui-même (...)
- 5 Meuret-Campfort Eve, Lutter « comme des mecs ». Le genre du militantisme ouvrier dans une usine de (...)
3Dans une deuxième grande partie de l’ouvrage, le sociologue étudie la perte de sens de la notion de classe à partir des années 1960. La classe ouvrière est finalement dépassée, « diluée » par le phénomène de « moyennisation » de la société. Parmi les travailleurs, les ouvriers perdent leur hégémonie en termes d’effectifs et d’incarnation de la classe au profit de professions plus qualifiées et/ou du secteur tertiaire. L’auteur ne le dit pas directement, mais peut-être était-ce un effet prévisible du « compromis » instauré après-guerre. L’État abandonne son langage de classe pour se focaliser sur celui de l’exclusion, du chômage, de l’immigration ou encore des quartiers sensibles, divisant ainsi les membres d’une même classe. Faisant face à une crise de reproduction, la classe ouvrière se retrouve « ringardisée » et délaissée par les organisations de gauche. Ce mouvement est renforcé par les sciences sociales, qui dans les années 1980 et 1990 disqualifient les références aux classes sociales, l’auteur évoquant classiquement les sociologues Alain Touraine et Henri Mendras. Étienne Pénissat évoque aussi la « redéfinition » de la classe opérée par Pierre Bourdieu, qui en adopte une lecture plus culturelle davantage centrée sur des dispositions communes (l’habitus de classe) que sur le partage d’une conscience de classe, et qui intègre dans la bourgeoisie un certain nombre de salariés favorisés. Il ne nous dit pas cependant si cette redéfinition, vers des « classes populaires » plutôt qu’ouvrières, contribue à affaiblir ou à renforcer le langage de classe4. Sur ces mêmes années, les sciences sociales et les mobilisations des acteurs eux-mêmes mettent en avant des luttes qui peuvent être vues comme alternatives à la classe : classes de sexe, « question raciale » et situation des immigrés. L’auteur documente ce déplacement en citant de manière synthétique les travaux pionniers du mouvement féministe, tels ceux de Christine Delphy et Colette Guillaumin, et de la pensée décoloniale, avec Frantz Fanon et Abdelmalek Sayad. Ces travaux mènent à une double réflexion : une certaine analogie avec la classe, d’une part (thème de l’exploitation, reprise du répertoire d’action de la classe), mais une affirmation du caractère autonome et spécifique des dominations de genre et de race, d’autre part. Étienne Pénissat évoque ensuite des travaux récents qui réhabilitent des luttes féministes et décoloniales au sein de la classe ouvrière elle-même5. Si ces prises de conscience peuvent être vues – et ont été vues – comme une minoration de la classe, le sociologue insiste à raison pour les considérer surtout comme un « enrichissement » du langage de classe. Il s’agit en effet grâce à elles d’« envisager la pluralité des formes de domination qui forment l’expérience à travers laquelle la classe est vécue par les individus concernés » (p. 73-74).
4Ainsi, dans la fin de l’ouvrage, Étienne Pénissat aborde la possibilité d’un retour en force du langage de classe, revitalisé par une perspective intersectionnelle. Le début du XXIe siècle constituerait un tournant où « le capitalisme est de nouveau ciblé, pour ses violences sociales et écologiques, et désigné, par ses formes et ses visages » (p. 75). Ceci avec un retour des références à la classe « aussi bien dans les sciences sociales que dans l’espace public » (p. 75). Ce retour, alimenté par le creusement des inégalités et le démantèlement des conquis sociaux, reste toutefois mesuré : comme le reconnaît l’auteur, les luttes sont défensives et ne s’expriment pas directement au nom d’une classe populaire mobilisée. Par ailleurs, la pluralité des inégalités et des luttes fondées sur des dominations différentes ne facilite pas l’unité de classes populaires qui se sentent encore trop hétérogènes. La multiplication des contrats précaires participe également à cette division. En outre, Étienne Pénissat s’inquiète de la tentation des partis de gauche à mettre en avant un clivage implicitement raciste, par exemple en employant un discours « peuple versus élite » qui n’est pas si différent de celui de l’extrême-droite. Finalement, le propos en appelle à une « lutte des classes intersectionnelle » qui adopte une vision moins nationaliste, racialiste et masculiniste de la classe, tout en admettant que les formes de domination ne sont jamais totalement indépendantes de celle de classe. Les classes populaires doivent à la fois s’emparer des outils efficaces du mouvement ouvrier (syndicats, grèves) et légitimer les formes spécifiques de mobilisation contre les dominations raciales et de genre (par exemple les groupes non-mixtes). Seule cette perspective intersectionnelle pourrait assurer la « capacité à se lier » (p. 94), principale ressource des dominés. L’auteur termine sur l’importance symbolique du langage, celui de la classe étant associé tant à la lutte qu’à la remise en cause de l’ordre capitaliste, et invite donc les sciences sociales à jouer leur rôle pour alimenter ce langage.
5En définitive, l’ouvrage d’Étienne Pénissat constitue un convaincant appel à adopter une grille de lecture critique et intersectionnelle, tout en donnant des éléments essentiels sur l’histoire et le sens du mot classe. L’ouvrage navigue entre bilan scientifique et manifeste politique, tout en faisant la part des choses entre les deux domaines. Le propos est concis mais riche, et semble tout à fait accessible à un public non-universitaire. En contrepartie, il ne propose qu’un tour d’horizon assez réduit des différentes conceptions théoriques des classes sociales. Surtout, la mention des « frontières de classes » interroge certes la question des femmes, des non-nationaux et des racisés, mais pas celle des catégories moyennes et supérieures de travailleurs – qui pourraient pourtant, dans certaines perspectives, être intégrées au sein d’une classe laborieuse. On se demande alors pourquoi l’analyse de classe n’est focalisée que sur les catégories populaires, qui auraient l’apanage de la lutte de classe et de l’incarnation des travailleurs. Se pose alors d’autant plus la question de la place du chercheur qui se situe bien ailleurs dans l’espace social.
Notes
1 Hugrée Cédric, Penissat Étienne et Spire Alexis, Les classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Marseille, Agone, coll. « L’ordre des choses », 2017. L’ouvrage montre comment les classes dépassent (en partie) les cadres nationaux. On en trouvera un excellent résumé ici : http://ses.ens-lyon.fr/articles/les-classes-sociales-en-europe-entretien-avec-cedric-hugree.
2 Voir par exemple Amossé Thomas, « Quelle définition statistique des classes populaires ? Propositions d'agrégation des situations socioprofessionnelles des ménages », Sociétés contemporaines, 114, 2019, p. 23-57.
3 Thompson E.P., La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, coll. « Points », 2012 [1988].
4 Cette définition multidimensionnelle de la classe est néanmoins celle à laquelle il adhère lui-même dans ses travaux où il distingue des classes populaires, moyennes et supérieures.
5 Meuret-Campfort Eve, Lutter « comme des mecs ». Le genre du militantisme ouvrier dans une usine de femmes, Vulaines-sur-Seine, Editions du Croquant, coll. « Sociopo », 2021 ; Pitti Laure, Politiser le travail. Condition de subalterne dans la France (post)impériale, santé au travail, médecine sociale, Habilitation à diriger des recherches en sociologie, Université Paris-Saclay, 3 volumes, 2023.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Antoine Dumont, « Étienne Penissat, Classe », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 décembre 2023, consulté le 30 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/63089 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.63089
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