Étienne Penissat, Classe

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Publié le 08 décembre 2023
Texte intégral
1Le mot « classe » porte une histoire lourde de sens. C’est au travers d’une étude historique de sa construction, mais aussi d’une exploration de ses potentialités en tant qu’outil dans les combats pour l’émancipation en cours et à venir qu’Étienne Penissat livre une analyse politico-sémantique de l’utilisation de ce mot. Dans la continuité de la collection Le mot est faible – cherchant à se réemparer des mots pour leur redonner sens –, cet ouvrage tente de repolitiser l’usage du vocable de classe et plaide pour sa réappropriation, notamment, par les sciences sociales critiques et les analyses intersectionnelles, afin de « redonner à la classe son tranchant comme concept et comme outil de combat » (p. 7).
2Si l’histoire du mot classe est longue, elle n’en reste pas moins relativement récente. Alors que la notion d'ordre, longtemps utilisée pour subdiviser l’espace social, relève plutôt d'une division hiérarchique naturalisant les inégalités, le développement du vocable de classe, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, permet de penser une division basée sur des dynamiques politiques de production des richesses et de mieux saisir l’essor du capitalisme industriel. Dans un premier temps, la bourgeoisie française tente, après la révolution de 1789, de s’emparer du terme pour construire son opposition symbolique à l’aristocratie en tant que « classe productive et commerciale » (p. 10). Mais c’est Marx qui, en lui donnant un sens fonctionnel et antagoniste, popularisera l’idée d’une « lutte des classes » en tant que moteur de l’Histoire. La classe se teinte dès lors d’une portée révolutionnaire et devient constitutive d’un groupe qui doit, selon Marx, mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme : la classe ouvrière. Étienne Penissat avance que c’est l’apparition et le processus de formation de cette classe ouvrière prenant conscience d’elle-même qui est fondateur de la portée historique du vocable de classe. « Ce langage accompagne l'unification de groupes sociaux divers et leur constitution en sujets politiques » (p. 19). Le processus est double : il se fait par différenciation face à l’exploitation de la bourgeoisie et par regroupement autour d'une culture populaire commune devenant force politique. Jusqu’à présent, les divers groupes ouvriers étaient surtout décrits négativement, par le haut et par leurs attributs de pauvreté et de misère. Avec la révolution industrielle, les ouvrières et les ouvriers s’autodéterminent progressivement en tant que « classe la plus utile » et deviennent ainsi « la classe pivot autour de laquelle s’élabore le langage des classes » (p. 22).
3Une contre-offensive sémantique viendra, notamment, de l’utilisation progressive du mot « patron » dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce mot, qui renvoie à la figure morale du chef de famille « pater », participe d’une tentative de lissage et de dépolitisation des rôles socio-économiques. L’association entre rapports de classes et rapports familiaux tend en effet à renaturaliser les inégalités afin de limiter la politisation permise par l’utilisation du vocable de classe. Pour autant, l’hégémonie de ce vocable se maintiendra jusqu’à son « âge d’or », durant les Trente Glorieuses, entre 1945 et 1960. Les liens du patronat français avec l’occupant nazi laisseront, pendant cette période d’après-guerre, une plus grande liberté politique à la gauche constituée autour du Front populaire. Alors que le début du XXe siècle prépare cette consécration en renforçant les registres d’action de la classe ouvrière autour des syndicats, des manifestations et des grèves massives (notamment dans les années 1930), l’après-guerre institutionnalise la lutte des classes pour la transformer en « compromis de classe » (p. 38). La conquête des conventions collectives traduit dans le droit la représentation classiste du monde du travail, le Parti communiste français (PCF) devient le premier parti de France, le marxisme s’académise dans les universités, l’État planificateur administre l’économie et, ce faisant, nationalise les relations entre les classes autour d’un compromis productif basé sur la promesse d’une croissance sans limites : la classe ouvrière devient moteur d’un « capitalisme national » (p. 39).
- 1 Friot Bernard et Lordon Frédéric, En travail. Conversation sur le communisme, Paris, La Dispute, 20 (...)
4Parallèlement à la construction des « institutions du salariat » chères à l’économiste Bernard Friot en tant qu’éléments d'un communisme déjà-là1, ce sont donc paradoxalement les prémices d’un capitalisme libéralisé qui se dessinent avec l’institutionnalisation de la lutte des classes. La conflictualité sociale ne disparait pas, mais cette institutionnalisation des rapports de classe esquisse sa « défaite » sémantique à partir des années 1970. Déjà, l’auteur note que l’avènement de l’utilisation des catégories socio-professionnelles (CSP), produites par l’INSEE dès 1954, « transforme le langage des classes en classement d’État » (p. 38). Le langage n’est alors plus produit par les dominé·es eux-mêmes. Par ailleurs, différents phénomènes socio-économiques mettent à mal l’unité de la classe ouvrière : tertiairisation de l’économie, éclatement des formes d'emploi, féminisation du travail, accès à la société de consommation et à la propriété du logement, massification scolaire, etc. Autant de changements participant de la dilution du monde ouvrier, alors que la période est au libéralisme économique et à la mondialisation. C’est l’avènement de la « classe moyenne » qui n’a de classe unifiée que le nom et qui va participer du détricotage progressif du concept. Le vocable de classe s’érode, la figure ouvrière se « ringardise » et la gauche électoraliste laisse progressivement de côté le référentiel de la lutte des classes pour accepter une vision déconflictualisée du monde social promue par le libéralisme. Enfin, Étienne Penissat montre que si, durant cette période, les sciences sociales critiques ne cessent de complexifier la vision du monde social – notamment grâce aux apports de Bourdieu, qui cherche à ne pas réduire la classe à la seule position dans les rapports de production –, le marxisme académique est progressivement marginalisé, tout comme, plus généralement, l’utilisation du vocable de classe. Sa force sémantique paraît, dans l’analyse d’Étienne Penissat, suivre une courbe de Gauss : montée en puissance progressive, âge d’or, puis décadence. Cependant, l’ouvrage montre aussi que l’histoire du concept est toujours en train de s’écrire.
5Son apport principal est effectivement d’ouvrir des perspectives en faisant entrer l’intersectionnalité – c’est-à-dire la prise en compte simultanée de plusieurs formes de stratification, de domination ou de discrimination – dans la continuité historique de la lutte des classes et, surtout, dans son renouveau potentiel. En effet, l’auteur note que l’avènement de la classe s’est historiquement fait au détriment tant des femmes que des personnes racisées : la classe ouvrière est blanche et masculine. Les femmes n’ont pas leur place dans l’Internationale communiste, alors que les « travailleurs coloniaux » constituent un sous-prolétariat discriminé et exclu de l’idéal ouvrier. Pour autant, les apports du féminisme et de la pensée décoloniale sont notables dans le retravail du langage des classes. D’un côté, la prise en compte des rapports de domination de genre, grâce, notamment, aux autrices mobilisées dans l’ouvrage (Christine Delphy, Colette Guillaumin, Danièle Kergoat, Christelle Avril, Haude Rivoal, Fanny Gallot et Eve Meuret-Campfort), vient enrichir la notion de classe lorsque, par exemple, est mis en lumière le travail vital et invisibilisé des femmes dans la reproduction de la force de travail de la classe ouvrière masculine, travail qui « constitue les femmes en une classe utile et productive » (p. 57). De l’autre, l’intégration dans l’analyse des rapports de domination de race, grâce notamment aux écrits de Franz Fanon, d’Abdelmalek Sayad et de Laure Pitti, vient également enrichir la notion de classe en permettant de penser, par exemple, la manière dont les travailleurs et travailleuses immigré·es prennent en partie la place des ouvrières et des ouvriers, à la fois dans les usines, mais aussi dans les nouveaux emplois de services subalternes, pour constituer un « capitalisme racial » à partir des Trente Glorieuses.
6Enfin, même si l’ouvrage est limité par son franco-centrisme, il montre bien que l’intersectionnalité, « loin de désarmer la classe […] lui redonne visibilité et […] vitalité » (p. 88). Le nouvel âge d’or du vocable de classe que l’auteur semble appeler de ses vœux est encore loin. Néanmoins, les analyses intersectionnelles, combinées à la montée en puissance des enjeux attenants aux « inégalités sociales », paraissent capables, selon lui, de redonner un nouveau souffle à la classe en tant qu’outil de combat dans les luttes d’émancipation. Classe, d’Étienne Penissat, démontre en tout cas que la classe n’est pas le résultat mécanique de la description linéaire d’une organisation sociale, mais bien le fruit d’un travail historique de production politique et que, à ce titre, le concept de classe, en tant qu’outil de lutte, peut tout aussi bien faire partie de notre passé que de notre avenir.
Notes
1 Friot Bernard et Lordon Frédéric, En travail. Conversation sur le communisme, Paris, La Dispute, 2021.
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Référence électronique
Loup Ducol, « Étienne Penissat, Classe », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 décembre 2023, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/63078 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.63078
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