Anne Bellon, L’État et la toile. Des politiques de l’internet à la numérisation de l’action publique
Texte intégral
- 1 L’acronyme renvoie aux plateformes numériques suivantes : Google, Apple, Facebook, Amazon et Micros (...)
1La perception contemporaine de l’internet est modulée par de nombreuses représentations, héritées d’un imaginaire collectif et associées à une rhétorique spécifique. Dans cet ouvrage, Anne Bellon s’emploie à interroger et déconstruire cette vision, en replaçant l’histoire du réseau et ses liens avec l’État dans un contexte social et historique, produit d’une évolution convoquant une pluralité d’acteur·ices aux intérêts communs ou discordants. Ce sont des acteur·ices public·ques : des fonctionnaires, des conseiller·es et des politiques, issu·es des grands corps techniques d’État ou non, mais également des chercheur·ses, des militant·es, appartenant à la sphère privée. On trouve en effet parmi les acteur·ices privé·es des multinationales bien connues (GAFAM1) mais aussi des ancien·nes entrepreneur·ses des télécommunications françaises. L’autrice retrace ainsi les liens souvent étroits qui attestent de la porosité entre ces acteur·ices, déconstruisant le mythe d’une opposition permanente entre l’administration étatique et le réseau internet. Ce faisant, elle restitue dans toute sa complexité l’évolution des relations entre État et réseau qui a mené à la politique numérique actuelle. L’étude s’appuie sur une enquête par entretiens et observation dans les instances ministérielles administratives et auprès des militant·es. Elle est également enrichie d’un examen des textes de loi, des rapports et des sources écrites de l’époque considérée, afin de mettre en perspective les récits des concerné·es, dont la vision rétrospective révèle parfois des déformations et des décalages.
2L’exploration sémantique des termes et expressions associées à internet permet avec justesse d’appréhender l’articulation entre État et internet non comme une instance se saisissant d’un objet, mais comme un mode d’administration et de communication évoluant avec les spécificités du réseau. Le principal obstacle que l’autrice souhaite dépasser est le flou suscité aujourd’hui par la terminologie « numérique », qui renvoie à une multitude d’instances et de modes d’action. Elle défend ici l’idée qu’internet doit être saisi non comme une « catégorie », mais comme l’articulation de trois concepts : la « cause » (perception de l’internet comme objet externe à saisir, questionner et éventuellement contrôler), le « secteur » (transposant les logiques de l’internet à une logique de marché, amenant à une gestion humaine et économique sur le modèle de la plateforme) et l’« instrument » (internet est ici envisagé par son usage, comme mode d’intervention au sein de l’État). Cette composition explique l’évolution et l’hybridation des pratiques étatiques dans la gestion du numérique durant ces vingt dernières années, faisant appel à des expert·es externes afin de penser et s’approprier la cause internet, introduisant l’instrument numérique chez les agent·es adminisratif·ves, ou nouant des partenariats commerciaux afin de développer de nouveaux marchés virtuels. Un tel positionnement nous invite à envisager la révolution numérique comme l’implantation progressive du numérique en tant que nouvelle préoccupation, plutôt qu’à la façon d’un moment historique unique.
- 2 Formé·es dans des écoles d’élites, les dissident·es proviennent d’ailleurs très souvent des mêmes f (...)
3Après avoir détaillé dans un premier chapitre la naissance et le développement du réseau internet aux États-Unis, Anne Bellon examine les effets d’élite et modère ainsi l’idée, défendue par certain·es pionnier·es, selon laquelle les frontières sociales seraient atténuées par la mise en réseau ouvert. À travers des situations détaillées, comme celle opposant les ingénieur·es de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) à celle·ux des Télécoms dans les années 1990, elle fait remarquer que l’ascendant final de l’internet face au Minitel, pourtant défendu par une minorité experte mais marginalisée, n’a pas forcément remis en question le poids décisionnel des corps techniques dans l’administration2. Ainsi, ces dernier·es ont beau défendre le modèle archaïque du Minitel face aux pionnier·es de l’internet, cela ne change pas leur place au sein du gouvernement ni le mode de recrutement des hauts fonctionnaires. Même quand elles convoquent des expert·es extérieur·es, ces luttes au sein de l’État contribuent à façonner des politiques administratives qui ne sont pas univoques mais relèvent plutôt de la somme des échanges et des oppositions internes. Les marges sont donc investies par l’État, s’appropriant les enjeux des expert·es sans que cela perturbe le pouvoir politique en place. La numérisation administrative progressive est également liée à des intérêts économiques et industriels, aux États-Unis comme en France, et certain·es ancien·nes entrepreneur·ses des Télécoms trouvent leur compte dans ce développement du réseau internet.
4L’ouvrage revient ensuite sur le développement de l’internet en France, et son lien avec les réformes administratives politiques de la fin des années 1990 aux années 2000. Si un réseau d’initié·es, militant pour un usage démocratisé et ouvert de la toile, en porte initialement les revendications, le mode de fonctionnement du réseau change également la manière de communiquer et de travailler du personnel administratif dans son ensemble, au fur et à mesure que se diffusent les nouvelles technologies dans la population. Le symbolique discours d’Hourtin prononcé en 1997 par Lionel Jospin (alors Premier ministre), marque le début d’une conversion progressive de l’État aux usages numériques. Les instances administratives se dotent de sites internet, les échanges et les procédures deviennent immatériels (mise en place de boîtes mail au sein des ministères et des collectivités, plan pour la régulation des impôts en ligne…) bien qu’ils ne soient pas tous touchés de la même façon et au même rythme. Dans le cadre d’une gauche plurielle puis d’un régime politique d’alternance, marqués l’une et l’autre par des concurrences internes, le numérique est un enjeu de pouvoir et d’ascension au sein du gouvernement, gouvernement qui n’agit pas seul comme instance directrice et absolue, mais dont les pratiques s’hybrident et se confondent avec celles des entreprises et des chercheur·ses.
5 L’État semble alors s’inspirer des modèles d’entreprises privées, intégrant des enjeux de productivité et de modernité. Ce mouvement s’accompagne d’un changement de dynamiques de travail dans les ministères et d’une volonté de « corégulation » de la circulation des données sur le réseau. Cet élan est notamment perceptible sous le gouvernement de Nicolas Sarkozy, et ne fera que s’intensifier au cours de politiques toujours plus tournées vers le libéralisme. On peut ainsi constater un alignement entre les nouvelles formes de gouvernance administrative et la place de plus en plus importante accordée à la gestion du réseau internet par le gouvernement. Un cas détaillé dans l’ouvrage, emblématique de l’entremêlement des instances et des nouvelles problématiques administratives, est celui des projets de loi « Droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information » (Dadvsi) et « Internet et création » (dite Hadopi). Les deux projets de loi abordent en effet la politique de droits d’auteurs et la réponse juridique à la question de la diffusion du contenu culturel sur internet. Ces ambitions mobilisent le ministère de la Culture et présentent également au personnel administratif expert en juridiction une opportunité de réaffirmer leur place au sein du gouvernement. En suivra une certaine désillusion de la part des internautes militant·es face à la volonté d’application des lois nationales sur un système de réseau ouvert. Cela ne se fait pas soudainement, et la question de l’encadrement juridique des pratiques de partage en ligne va créer des ambiguïtés administratives, comme dans le cas de l’amendement discuté lors des premiers débats à l’Assemblée nationale de la loi Dadvsi. La droite et la gauche s’accordent alors pour voter un amendement permettant le partage de pair-à-pair, qui sera ensuite réifié lors du second vote de la loi Dadvsi. Ce débat entraine une mobilisation des citoyen·nes, à présent tous·tes plus ou moins concerné·es par les enjeux numériques, mais également des industries culturelles avec lesquelles le ministère de la Culture entretient des liens étroits.
6En somme, comme l’autrice le développe dans son dernier chapitre, internet fait désormais partie intégrante de la société et n’est plus l’objet d’un débat homogène, de même qu’il n’est plus lié, au sein de l’État, à un seul domaine d’action, mais se fractionne au contraire et trouve un écho dans les différentes instances gouvernementales. Elle caractérise ce rapport à la toile par l’expression digital mainstreaming, faisant ainsi écho à la capacité de diffusion du numérique dans des instances administratives publiques ayant chacune leurs propres enjeux (par exemple, les problématiques de cybersécurité au ministère de l’Intérieur, la gestion de la sélection en université par des algorithmes dans l’enseignement supérieur…). Dans le cadre d’une politique libérale généralisée, tournée vers les partenariats avec les géants du web, la vision d’État de l’internet est alors ancrée sur le modèle de la plateforme : c’est sous ce prisme qu’il faut lire les politiques numériques actuelles. La start-up nation voulue par Emmanuel Macron prend tout son sens dans cet environnement.
- 3 Sur les politiques en matière de data et leur commercialisation, voir Zuboff Shoshana, « Le capital (...)
7 Cet ouvrage est particulièrement éclairant dans le contexte actuel, marqué par la répression, soutenue par l’usage des technologies numériques, des révoltes urbaines de l’été 2023. Il invite ainsi à une réflexion sur le pouvoir d’action et de surveillance politique à l’égard des populations, ainsi qu’au sujet des collaborations entre l’État et les GAFAM3. On comprend que l’État fonctionne avec internet et que les politiques numériques sont le reflet de politiques structurelles qui, comme démontré, ne sont pas univoques et peuvent traduire des dissensions internes et des luttes de pouvoir au sein du gouvernement. Il décrit une politique de contrôle inscrite dans une ère libérale et capitaliste, où les politiques sont toujours plus en lien avec les gros acteurs économiques. L’usage des réseaux sociaux et des applications, tout comme les dynamiques de concurrence entre les pays (entre les États-Unis et la Chine par exemple, comme en témoigne l’affrontement des groupes Meta et ByteDance, ce dernier possédant le réseau social TikTok) pourraient faire l’objet d’un nouveau développement pour une compréhension plus fine des dynamiques transnationales.
Notes
1 L’acronyme renvoie aux plateformes numériques suivantes : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
2 Formé·es dans des écoles d’élites, les dissident·es proviennent d’ailleurs très souvent des mêmes filières que les pouvoirs en place, comme l’école Polytechnique et l’ENA. Pour aller plus loin sur le sujet : Pasquali Paul, Héritocratie : Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), Paris, la Découverte, 2021.
3 Sur les politiques en matière de data et leur commercialisation, voir Zuboff Shoshana, « Le capitalisme de la surveillance. Un nouveau clergé », Esprit, n° 5, 2019, p. 63-77.
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Référence électronique
Juliette Kazandjian, « Anne Bellon, L’État et la toile. Des politiques de l’internet à la numérisation de l’action publique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 octobre 2023, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/62283 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.62283
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