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Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires

Alexandra Devilers
Théorie queer et cultures populaires
Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires, Paris, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2023, 207 p., Traduit de l'anglais par Sam Boursier, préface de Pascale Molinier, postface de Maxime Cervulle, ISBN : 978-2-84303-330-8.
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Texte intégral

  • 1 Maxime Cervulle est professeur à l’université de Paris 8 Vincennes – Saint-Denis en sciences de l’i (...)

1Publié et traduit pour la première fois en 2007, l’ouvrage de Teresa de Lauretis est à présent un classique de la théorie queer. Celui-ci a en effet mis en lumière la pensée de l’autrice en France, et a permis de fonder la compréhension de la subjectivité queer ; sa réédition seize ans plus tard s’insère avec un impact tout aussi important dans l’actualité. Cette nouvelle édition est en effet agrémentée d’une postface inédite de Maxime Cervulle1 qui rappelle aux lecteurs et aux lectrices les nécessités auxquelles la première édition répondait, tout en nous montrant l’intérêt de s’y replonger. Dans l’ensemble, l’ouvrage présente la notion de théorie queer telle que l’entend Lauretis à travers la récollection de trois de ses textes, qui posent le contexte de studies dans lequel la théorie queer s’insère ; détaillent ce qu’elle apporte aux domaines théoriques déjà établis et exemplifient l’outil qu’elle forme pour comprendre la représentation de genre dans la culture populaire.

2Le premier texte se focalise sur la notion foucaldienne de « technologie de sexe » et élargit la pensée de Foucault pour la sortir de l’androcentrisme. Lauretis reprend la base de sa pensée selon laquelle le genre, comme la sexualité, n’est pas la propriété d’un corps en tant que tel, mais le produit d’un ensemble d’effets relationnels. Elle dépasse cependant cette conception lorsqu’elle précise que le traitement des sujets par des technologies sociales ou biomédicales diffère selon le genre. Le genre est donc à penser à la fois comme un processus et un produit de ces diverses technologies. De plus, le genre est à comprendre comme une représentation et une autoreprésentation. Il n’est pas produit par un aspect purement matériel de l’existence de l’individu, mais il est un ensemble « d’effets produits sur le corps, les comportements et les relations sociales » (p. 38). L’autrice établit cet argument en énonçant quatre propositions descriptives : « le genre est une représentation » ; « sa représentation est une construction » ; mais cette construction « est toujours active aujourd’hui » (p. 39) et n’est pas seulement un fait historique ; dès lors, « la déconstruction de l’idéologie de genre est paradoxalement une part de sa construction » (p. 40). Somme toute, le genre est une représentation culturelle et personnelle, ce pourquoi sa construction relève aussi d’une relation d’appartenance. Le genre assigné à un individu le positionne vis-à-vis d’une « classe préconstituée ». Le fait d’être représenté ou de se représenter selon un certain genre revient à s’inclure dans une telle classe et à adopter les effets de la signification. C’est cette réalité que traduit la proposition de Teresa de Lauretis : « à nouveau, la construction du genre est à la fois le produit et le processus de sa représentation » (p. 40).

3En partant de la théorie de la subjectivation des individus d’Althusser, Lauretis opère un transfert épistémologique par l’approche de genre et identifie l’instant où l’individu est soumis au processus de subjectivation comme le « sujet du féminisme », c’est-à-dire le lieu où l’individu est transformé en sujet, et donc également en sujet genré. En effet, ce transfert part du constat que le sujet féminin (« La Femme ») est un concept uniforme qui rend impossible la discussion des différences entre les femmes (ou les différences internes de chaque femme), et qu’il n’existe qu’en tant qu’opposition au masculin. Lauretis propose alors d’approfondir ce qu’elle appelle « le sujet du féminisme », qui permet de prendre conscience de ce processus de subjectivisation et d’échapper à l’enfermement d’un féminin universel en distinguant les sujets comme multiples. Il faut dès lors sortir d’une énonciation descriptive du sujet féminin et se tourner vers une énonciation analytique. La théorie féministe cherche en ce sens à conceptualiser des processus et non « des femmes ».

4Posant ainsi pour la première fois le terme de « théorie queer » en 1990, Teresa de Lauretis développe les bases de ce domaine similairement à Judith Butler qui publie Trouble dans le genre la même année et qui questionne également les conditions d’émergence et d’existence du binarisme féminin-masculin, tel qu’il apparait par exemple dans le concept de « La Femme ». Toutefois, comme Cervulle l’établit en postface, elle se distingue de Butler en considérant pleinement dans l’analyse les ressentis corporels, « le corps vivant et sensoriel » (p. 185). De cette façon, elle s’écarte d’un formalisme invoquant une identité de genre pareille à l’itération d’un modèle inexistant. Elle place dans la construction du genre l’expérience sensorielle. Pour le dire autrement, le « corps sentant » participe à la construction et au produit de l’identité de genre. Le genre est comme le réel : il est « l’effet de sa représentation et son excès », le « dedans et le dehors » (p. 54).

  • 2 Nous renvoyons sur ce terme à Naze Alain, Manifeste contre la normalisation gay, Paris, La Fabrique (...)

5Le deuxième texte questionne un sujet d’étude, celui des gays and lesbian studies. Le problème que Lauretis pointe peut s’apparenter à ce qui est également dénommé la normalisation gay2, c’est-à-dire l’homogénéisation d’une identité homosexuelle effaçant les spécificités d’un vécu lesbien ou d’un vécu gay. C’est ce que souligne Lauretis à travers sa déploration du figement d’un « sujet homosexuel » autour de l’image d’individus gays et d’un amalgame des deux expériences de sujet masculin ou féminin dans ces études. Cela rejoint sa critique d’un « sujet féminin » qui tend à cristalliser des réalités diverses en une « expérience universelle » et donc réductrice. Elle précise également que la normalisation gay produit une neutralisation de l’existence en marge (la position en marge est impliquée dans le queer), reniant les possibilités d’établir une autre théorie, une autre façon de vivre, une autre représentation, etc. Cette critique rejoint la question de la représentation, puisqu’une normalisation restreint l’accès, des lesbiennes par exemple, à l’apprentissage de leur culture, ce qui conduit à une méconnaissance de leurs identités. La théorie queer répond de fait à un besoin de « modes de théorisations respectifs » (p. 99), c’est-à-dire de théorisations qui prennent en considération les convergences et divergences d’expérience au sein des communautés (gay, lesbienne, femmes, classe, etc.).

6Le troisième texte revient sur le film M. Butterfly, de Cronenberg (1993). L’analyse porte sur le déploiement du fantasme à partir de l’imaginaire partagé de l’amante. L’autrice se base sur l’étude de l’opéra faite par Gramsci afin de comprendre l’effet du cinéma dans l’imaginaire populaire. Le travestissement caché d’un des protagonistes est étudié comme le reflet d’un fantasme freudien, à partir du travestissement même autant que du mythe de « Madama Butterfly » auquel renvoie le film. L’autrice analyse alors le personnage, acteur direct du fantasme, le réalisateur et le spectateur voyeur. Le fantasme apparait comme un moyen de transmission d’images et y est étudié comme une création collective.

7L’intérêt particulier de cette édition réside dans la postface de Maxime Cervulle qui éclaire le lectorat sur la mise en contexte de la pensée de Lauretis et sa puissance. Ainsi, il repositionne Lauretis dans la lignée des grandes théoriciennes de la Feminist film theory des années 1970, dont elle est tributaire. En outre, les années 1980 ont vu émerger les théories structuralistes qui traitent de la représentation et ont troublé « les théories du reflet » : l’idéologie sociétale n’est plus simplement perçue comme le reflet de ses conditions matérielles. Par ricochet, un doute est donc posé sur le « miroir sexe-genre », c’est-à-dire la conception du genre comme le reflet direct du sexe en tant que réalité biologique et matérielle. Ce contexte amène les féministes à se réapproprier ces théories en y comblant l’angle mort dans ces théories androcentristes : le genre. La postface permet aussi de cerner comment Lauretis renforce sa théorisation en investissant les disciplines de la psychanalyse, de la sémiotique, la théorie foucaldienne et la théorie marxiste pour créer une « théorie matérialiste de la subjectivité » (p. 184) cherchant à comprendre pourquoi les individus (se) vivent dans une identité de genre.

  • 3 C’est ce que Preciado dénommera « subjectivité politique » dans Testo Junkie en reprenant la pensée (...)
  • 4 Preciado Paul B., Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 2020 ; Preciado s’adresse à un (...)
  • 5 Bourlez Fabrice, Queer psychanalyse. Clinique mineure et déconstructions du genre, Paris, Hermann, (...)

8En outre, Cervulle met en résonance les sujets soulevés par Lauretis avec l’actualité. En effet, un des phénomènes qu’elle désigne et qui persiste encore aujourd’hui est le paradoxe de l’énonciation féministe, c’est-à-dire le fait de parler en singularisant et en représentant la catégorie « femme », et ce alors même que le féminisme tend à éroder cette catégorisation. D’après Cervulle, la manière dont Lauretis positionne le sujet du féminisme offre des pistes d’exploration théoriques pour dépasser la binarité imposée par la différence de sexe : en plaçant le sujet du féminisme comme paradoxalement dans et en dehors du système de différence de sexe, ce dernier acquiert une « double vision »3. Le dépassement conceptuel de la binarité est d’autant plus d’actualité que la compréhension de l’identité de genre (de l’autoreprésentation surtout) est au cœur d’événements politiques et sociaux (croissance accrue de la transphobie, rigidité du système médical pour les transitions de genre, luttes pour la reconnaissance de la non-binarité dans les institutions, etc.). De fait, les pistes de réflexion de Lauretis sont plus que jamais à réintégrer dans le débat pour désamorcer les discours qui s’acharnent à constituer un binarisme féminin-masculin sur la base d’une différence de sexe. Ce sont notamment les études trans et non-binaires qui s’emparent et développent de nouvelles théories queer. Cervulle relève par exemple l’émergence de discours encourageant à introduire une perspective queer dans le domaine de la psychanalyse (Preciado4, Bourlez5). Sa postface invite à suivre le modèle de Lauretis et à travailler au décloisonnement des disciplines alors qu’un cantonnement des domaines est encore chose prégnante dans le milieu francophone, dans lequel certains se résignent d’ailleurs à rester « gender blind ». Ce décloisonnement, qui correspond à la ligne directrice des cultural studies, permettrait par exemple de sortir l’étude de la représentation des sciences de la communication et de lever la mainmise de la sociologie sur les gender studies.

  • 6 Fayolle Azélie, Des femmes et du style. Pour un feminist gaze, Paris, Divergences, 2023.

9La lecture de Teresa de Lauretis permet d’éclairer, à l’époque de sa publication et encore aujourd’hui, comment se crée et s’alimente le système genré. Si la pensée de la chercheuse est distillée dans les approches par le prisme du genre, ces concepts et notions restent complexes et demandent au lectorat de fournir un certain effort de compréhension. La postface est à cet égard un précieux outil qui accompagne le lecteur pour mieux digérer une telle base théorique et pionnière. Par ailleurs, notons que des propositions actuelles, comme celle d’adopter un feminist gaze tel que le propose la chercheuse Azélie Fayolle6, permettent de revenir au processus de construction de genre par les technologies sociales, et de se l’approprier. Cette intégration des idées de Lauretis traduit une évolution enrichissante de sa pensée, toujours présente et vivante.

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Notes

1 Maxime Cervulle est professeur à l’université de Paris 8 Vincennes – Saint-Denis en sciences de l’information et de la communication, il est codirecteur du CEMTI (Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation).

2 Nous renvoyons sur ce terme à Naze Alain, Manifeste contre la normalisation gay, Paris, La Fabrique, 2017, p. 12 : « [la normalisation gay, c’est-à-dire un moyen de] faire en sorte que les vies gays deviennent homogènes aux formes d’existence dominantes dans nos sociétés hétérocentrées – ce qui ne signifie rien d’autre, pour les homosexuels, qu’un reniement. Je ne veux pas dire qu’il existe une essence gay, qu’il s’agirait de préserver. Aucunement. C’est bien au contraire le devenir-mineur de l’homosexualité, sa fuite hors de toute rigidification identitaire, qui se trouve mis à mal à travers ce mouvement de normalisation ».

3 C’est ce que Preciado dénommera « subjectivité politique » dans Testo Junkie en reprenant la pensée de Lauretis : Preciado Paul B., Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, coll. « Points », 2021.

4 Preciado Paul B., Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 2020 ; Preciado s’adresse à une assemblée de psychanalystes pour leur demander de prendre leurs responsabilités « face à la transformation actuelle de l’épistémologie sexuelle et de genre » (p. 11).

5 Bourlez Fabrice, Queer psychanalyse. Clinique mineure et déconstructions du genre, Paris, Hermann, coll. « Psychanalyse en question », 2018 ; Bourlez propose d’adopter une perspective queer dans la pratique et la théorie de la psychanalyse.

6 Fayolle Azélie, Des femmes et du style. Pour un feminist gaze, Paris, Divergences, 2023.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandra Devilers, « Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 octobre 2023, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/62260 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.62260

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Rédacteur

Alexandra Devilers

Alexandra Devilers est doctorante en littérature générale et comparée à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve. Ses intérêts de recherches sont le travail des critiques littéraires francophones et anglo-saxons, les gender studies et la littérature contemporaine.

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Droits d’auteur

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