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Laurence Cossu-Beaumont, Deux agents littéraires dans le siècle américain. William et Jenny Bradley, passeurs culturels transatlantiques

Frédérique Brisset
Deux agents littéraires dans le siècle américain
Laurence Cossu-Beaumont, Deux agents littéraires dans le siècle américain. William et Jenny Bradley, passeurs culturels transatlantiques, Lyon, ENS Éditions, coll. « Métamorphoses du livre », 2023, 290 p., préface de Jean-Yves Mollier, ISBN : 979-10-362-0628-3.
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Texte intégral

  • 1 Maurice-Edgar Coindreau, Mémoires d’un traducteur, Paris, Gallimard, 1974 [1992], p. 9.
  • 2 Isabelle Alfandary, « Pourquoi la “French Theory” n’existe pas », Palimpsestes, n° 33, 2019, p. 216 (...)
  • 3 Voir Loïc Artiaga, Matthieu Letourneux, Aux origines de la pop culture. Le Fleuve noir et les Press (...)

1On a souvent souligné le rôle capital des traducteurs et traductrices dans la diffusion de la littérature hors de son champ linguistique et culturel originel et non sans raison. Pour la sphère nord-américaine, l’incontournable Maurice-Edgar Coindreau, dont Sartre déclarait que « la littérature américaine, c’est la littérature Coindreau1 » en est un exemple patent. En sens inverse, pour la prose de pensée par exemple, la fortune de la French Theory aux États-Unis a montré les limites du processus traductif en termes de circulations culturelles transatlantiques : « la théorie française est appelée “française” du fait que son corpus d’origine est composé d’œuvres initialement écrites en langue française. Le français n’est toutefois pas la langue franche de la théorie française2. » Éditeurs et éditrices ont souvent aussi été déterminant·es au cœur de ces échanges : Marcel Duhamel, à l’origine de la Série Noire chez Gallimard, permit l’introduction en France de nombreux auteurs de romans noirs et policiers écrits outre-Atlantique, poussant parfois, comme d’autres maisons, jusqu’à l’appropriation culturelle3.

  • 4 Pour une synthèse de l’angle d’approche de l’autrice, lire ses articles « L’agence littéraire Bradl (...)

2Pourtant, il est une autre profession du cercle intellectuel dont la fonction a fait l’objet de peu d’études, c’est celle des agents littéraires, auxquels s’attache aujourd’hui Laurence Cossu-Beaumont, professeure en histoire et culture des États-Unis, en étudiant le couple formé par William et Jennifer Bradley ; précurseurs en France, cet intellectuel américain arrivé en tant que militaire de l’US Army durant la Première Guerre mondiale et sa future épouse franco-belge y fondèrent en 1923 la première agence de ce type. Courant de 1920 à 1960, l’ouvrage privilégie la démarche historique, qui croise les approches intime, économique et culturelle (p. 28), en s’appuyant sur de nombreuses et riches archives4. Un cahier de quinze illustrations, vingt-cinq pages de bibliographie, un index nominum de neuf pages portent ainsi témoignage du travail de recherche méthodique et conséquent qui a présidé à ce volume préfacé par l’historien du livre et de l’édition Jean-Yves Mollier, et dont l’organisation chronologique se reflète dans la succession de ses sept chapitres. Y apparaissent les figures littéraires majeures de l’entre-deux-guerres mais aussi des décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, qu’elles soient françaises, américaines ou britanniques.

3Le choix de l’autrice d’osciller entre anecdotes mondaines et analyses du marché du livre transatlantique n’évite pas les redites (la mention répétée de la Légion d’honneur accordée à William Bradley, par exemple) et l’autrice en fournit elle-même l’explication : visiblement fascinée par son (ses) sujet(s), comme elle l’écrit explicitement dans son épilogue (p. 233), et disposant d’une documentation assez pléthorique, L. Cossu-Beaumont offre un ouvrage où la chronique des sociabilités s’entremêle avec les comptes rendus de stratégies commerciales, en un temps où les relations interpersonnelles des différents acteurs de la chaîne éditoriale pèsent d’un poids ô combien conséquent dans les négociations de droits. Cette configuration particulière aide dès lors à comprendre les disparités culturelles entre la France et les États-Unis, où ces publications sont déjà conçues aussi comme denrées commerciales, alors même que règne à l’époque en France une autre conception de la chose intellectuelle. Elle permet en outre de saisir comment le métier d’agent littéraire, au départ basé sur les opportunités de rencontres dans les cercles mondains familiers à Jenny et sur l’entregent (p. 63) de William Bradley, va se structurer pour devenir un maillon incontournable de l’édition internationale et un protagoniste indispensable dans ce que l’on ne nommait pas encore la mondialisation, mais qui contribuait déjà à une forme de diplomatie, anticipant les formes de soft power actuelles.

  • 5 L’ouvrage commenté ici s’inscrit d’ailleurs dans la collection « Métamorphoses du livre » de l’Inst (...)

4L’une des autres justifications du plan de l’ouvrage tient à la visée même du projet de l’autrice : éclairer en diachronie, « historiciser », « les temporalités différentes dans cette histoire culturelle des échanges franco-américains » (p. 229), une histoire dynamique où se croisent les tendances ; l’agence débute en effet en diffusant une majorité d’auteurs et autrices français·es sur le sol américain, avant-guerre, alors que les décennies qui suivent voient s’établir un flux inverse, reconfigurant les équilibres transnationaux et éclairant plus globalement l’histoire du livre5. L. Cossu-Beaumont remet ainsi en cause nombre d’idées reçues sur ce qui fut dénommé le « siècle américain » (p. 20) auquel elle fait référence dans le titre du volume, comme l’illustrent par exemple les titres du chapitre 3, « Paris n’est pas qu’une fête » (p. 87-16), et de sa sous-partie « Le mythe de la Génération perdue » (p. 88). Dédié comme le chapitre 4 aux aspects cosmopolites de la vie parisienne, il fait suite à un premier chapitre retraçant la rencontre du couple au fil de la Grande Guerre, puis un deuxième consacré à la naissance de l’agence. Le chapitre 5, démarrant en 1932, suit plus spécifiquement le devenir de certains auteurs et autrices du catalogue Bradley tels que Theodore Dreiser, Sinclair Lewis, William Faulkner, Gertrude Stein, Langston Hugues, Antoine de Saint-Exupéry, Colette, André Malraux ou Jules Romains, pour n’en citer que quelques-un·es.

5Les deux derniers chapitres s’intéressent plus largement à définir le métier d’agent littéraire tel qu’ont participé à le forger les Bradley, justifiant la qualité de « passeurs » qui les qualifie dans le sous-titre de l’opus, puis à la carrière de Jenny après-guerre, suite au décès de William en janvier 1939. Les bouleversements induits par le conflit mondial et l’occupation allemande ne sont pas sans conséquence sur les activités transatlantiques en général (p. 211-214) et sur la vie même des écrivain·es. Surviennent alors les écrits de Jean-Paul Sartre, Albert Camus, André Gide, James Baldwin, Truman Capote, voire le best-seller de Margaret Mitchell, Gone With the Wind ; mais Jenny Bradley représente aussi des auteurs et autrices britanniques, voire allemand, comme Thomas Mann, et devient l’agent de romanciers américains en Italie (Ernest Hemingway) ou au Japon. Cette modernisation du monde culturel transatlantique à laquelle elle concourt inclut de surcroît les littératures policière et pour la jeunesse et, après 1950, la négociation des droits télévisuels et cinématographiques.

6Large panorama tout autant que relation d’une épopée intellectuelle hors-norme, ce volume d’une facture soignée et rédigé dans un style vivant et très accessible intéressera les spécialistes de l’édition, les historien·nes et civilisationnistes, notamment américanistes, mais aussi les traductologues, car il met en perspective l’histoire des traductions, et il retiendra également l’attention des chercheurs et chercheuses en littérature contemporaine. Son angle d’approche original, conjugué aux abondantes ressources paratextuelles que représentent l’index et la bibliographie signalés plus haut, en fait ainsi un ouvrage de référence pour qui s’intéresse, à un titre ou à un autre, aux échanges culturels transatlantiques durant le XXe siècle.

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Notes

1 Maurice-Edgar Coindreau, Mémoires d’un traducteur, Paris, Gallimard, 1974 [1992], p. 9.

2 Isabelle Alfandary, « Pourquoi la “French Theory” n’existe pas », Palimpsestes, n° 33, 2019, p. 216-217, emphase initiale. Voir aussi Françoise Bouillot, « Theory et bricolage : confessions d’une traductrice », Revue Française d’Études Américaines, vol. 126, n° 4, 2010, p. 83 sur « l’American theory » : « Je désignerai sous ce terme fatalement approximatif ces textes américains inspirés en bonne part des philosophes français des années 70 (eux-mêmes dits aux États-Unis de la French theory) qui nous sont arrivés récemment en traduction française, après avoir subi certaines péripéties [...]. »

3 Voir Loïc Artiaga, Matthieu Letourneux, Aux origines de la pop culture. Le Fleuve noir et les Presses de la Cité au cœur du transmédia à la française, 1945-1990, Paris, La Découverte, 2022. Compte rendu de Frédérique Brisset pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.59412.

4 Pour une synthèse de l’angle d’approche de l’autrice, lire ses articles « L’agence littéraire Bradley ou le livre au service de l’histoire : nouvelles perspectives de recherche », Revue Française d’Études Américaines, vol. 164, n° 3, 2020, p. 115-129 et « “They paved the Atlantic with books” : William and Jenny Bradley, literary agents and cultural passeurs across borders », Transatlantica, n° 1, 2023, p. 1-19, disponible en ligne à l’adresse suivante : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/transatlantica.20686.

5 L’ouvrage commenté ici s’inscrit d’ailleurs dans la collection « Métamorphoses du livre » de l’Institut d’histoire du livre.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Frédérique Brisset, « Laurence Cossu-Beaumont, Deux agents littéraires dans le siècle américain. William et Jenny Bradley, passeurs culturels transatlantiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 octobre 2023, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/62209 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.62209

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Rédacteur

Frédérique Brisset

Maîtresse de conférences honoraire à l’Université de Lille (ULR CECILLE), Frédérique Brisset est spécialiste de traduction et traductologie, en particulier de l’anglais américain vers le français.

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