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Gilles Favarel-Garrigues, La verticale de la peur. Ordre et allégeance en Russie poutinienne

Vitalina Dragun
La verticale de la peur
Gilles Favarel-Garrigues, La verticale de la peur. Ordre et allégeance en Russie poutinienne, Paris, La Découverte, 2023, 236 p., EAN : 9782348077326.
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Full text

1Plongeant le lecteur dans les arcanes du régime de Poutine en Russie, cet ouvrage représente le fruit de 20 années de travail et de recherche approfondie de la part de l’auteur, russophone ayant passé de nombreuses années sur le terrain, ayant même été détenu, interrogé et suspecté d’être un agent des services secrets étrangers. Grâce à son expérience personnelle, c’est une analyse précise et éclairée du pouvoir politique de Poutine qu’il nous offre, mettant en évidence la manière dont ce dernier exploite la dictature du droit à des fins totalitaires. L’auteur adopte une approche rigoureuse, fondée sur des analyses sociologiques et politiques approfondies, révélant ainsi avec précision les mécanismes astucieux utilisés par Poutine pour maintenir son pouvoir et gouverner en exploitant la peur.

2Gilles Favarel-Garrigues démystifie l’idée préconçue selon laquelle le peuple russe serait intrinsèquement enclin à accepter les régimes autoritaires, rejetant ainsi tout essentialisme. Au lieu de cela, il explore les différentes forces sociales et les acteurs politiques qui contribuent à la consolidation du pouvoir de Poutine, allant des journalistes de propagande pro-gouvernementale aux services de renseignement, en passant par les juges et les agents d’exécution, mettant en évidence la complexité des interactions et les rivalités internes entre ces acteurs. Pour déconstruire l’essentialisation, l’auteur passe par la comparaison internationale, et montre que la Russie de Poutine partage des traits communs avec d’autres régimes autoritaires, tels que la Turquie d’Erdogan, le Brésil de Bolsonaro et l’Inde de Narendra Modi, ce qui offre une perspective comparative intéressante. Ce qu’il s’agit de souligner, c’est que l’on ne peut pas comprendre Poutine à partir d’une prétendue inclinaison du peuple russe à renoncer à sa souveraineté au profit d’un monarque tout puissant. Poutine n’est pas le résultat d’une propension mythique du peuple russe à opter pour une dictature, il est un moment de l’histoire, qui doit se comprendre au-delà de la Russie elle-même.

3De plus, les récentes crises géopolitiques, telles que l’annexion de la Crimée et l’invasion de l’Ukraine, ont renforcé la propagande et ont été utilisées pour justifier les politiques autoritaires en renforçant la rhétorique nationaliste. Ces éléments appuient l’argument de l’auteur selon lequel une compréhension approfondie du contexte spécifique de la Russie et des dynamiques politiques en jeu est essentielle pour appréhender pleinement la réalité du régime de Poutine.

  • 1 Par vertical, l’auteur désigne le pouvoir émanant uniquement de Poutine et de son gouvernement. L’e (...)

4Selon l’auteur, Poutine promet essentiellement une dictature de la loi pour lutter contre la corruption et contrôler les élites, répondant ainsi aux attentes du peuple russe. Cette notion de dictature de la loi participerait ainsi à une « verticalité du pouvoir »1. Cependant, l’auteur démystifie ce dernier concept, révélant que la « dictature de la loi » est en réalité exploitée à des fins personnelles par divers acteurs à différents niveaux et positions régionales. Cette analyse nuancée remet en question les fondements du régime de Poutine, tout en illustrant comment des acteurs locaux et régionaux peuvent utiliser les mécanismes juridiques pour leurs intérêts personnels, échappant à la surveillance du pouvoir central. De même, les médias et les journalistes, bénéficiant d’informations des services secrets, influencent l’opinion publique selon leurs propres agendas, créant une réalité complexe qui remet en question la notion d’un pouvoir vertical absolu. L’auteur expose ainsi les failles et les contradictions caractérisant la gouvernance de Poutine, tout en soulignant que le régime est en constante évolution.

5La verticale du pouvoir est en effet nuancée par des contrepouvoirs relatifs. Du chantage juridique peut être exercé localement par des acteurs indépendants du pouvoir central, créant un pouvoir horizontal qui utilise les mêmes tactiques sans être soumis au pouvoir fédéral. Par exemple, en autorisant un arbitraire policier, Poutine rend possibles des agendas qui lui échappent comme l’illustre l’affaire d’Ivan Golounov. Ce journaliste ayant mis au jour plusieurs réseaux de corruption s’est retrouvé le 6 juin 2019 en plein centre de Moscou avec de la drogue placée dans son sac par la police, ce qui a entraîné son arrestation et des poursuites judiciaires. Cette arrestation semble être le résultat de petits officiers de police agissant de manière autonome, probablement influencés par leurs supérieurs qui étaient d’une manière ou d’une autre impliqués dans les systèmes de corruption révélés par Golounov. Cet exemple illustre comment la dictature de la loi, pensée par Poutine pour servir le régime, peut être réemployée par des autorités locales à des fins personnelles ou pour servir des objectifs différents de ceux de Poutine, ce que l’auteur nomme l’« horizontalité du pouvoir ».

  • 2 La mention de la « chasse d’eau du Kremlin » est une métaphore utilisée pour désigner un individu c (...)
  • 3 Un muckraker est un journaliste ou écrivain qui enquête et publie des rapports sur des questions de (...)

6Pour illustrer son analyse des médias de propagande et des journalistes, l’auteur mentionne un autre personnage, Alexandre Khinshtein, qui incarne parfaitement la dynamique des principaux acteurs du système de Poutine. D’un côté, il occupe le poste de député à la Douma d’État et entretient des liens étroits avec les autorités étatiques les plus puissantes, ce qui lui confère un accès aux informations obtenues par les services secrets. De l’autre côté, Khinshtein exerce le métier de journaliste. Souvent qualifié de « chasse d’eau du Kremlin »2, il utilise les informations compromettantes obtenues par les services secrets comme matériau pour ses articles de propagande. Le parallèle avec les muckrakers3 des États-Unis est une comparaison intrigante soulignée par l’auteur.

7L’auteur rappelle que les médias russes encouragent l’indifférence politique et l’absence d’engagement citoyen actif, marginalisant les rassemblements publics en Europe et les présentant comme des « émeutes de rue ». Selon l’auteur, cette influence médiatique conduirait les Russes à privilégier leur vie privée et leur bien-être personnel, négligeant la sphère publique et l’action politique, créant ainsi une dichotomie où ils recherchent le bonheur privé plutôt que l’engagement public, compromettant ainsi leur liberté politique au profit d’une liberté intérieure.

8Est aussi mise en lumière une galerie de personnages publics souvent méconnus du lecteur français, qui dresse un tableau vivant de la réalité politique hautement colorée en Russie. Même si certains pourraient reprocher à l’auteur un manque d’analyse sociologique approfondie, au-delà des simples itinéraires biographiques des personnages présentés, cette galerie de portraits permet d’aborder de nombreux phénomènes sociopolitiques. C’est le cas pour l’histoire saisissante d’Alexander Shestun, ancien chef du district de Serpukhov dans la région de Moscou, emprisonné pour avoir osé utiliser lui-même les mécanismes du pouvoir afin de créer des preuves compromettantes, telles que des conversations enregistrées. Ainsi a-t-il publié plusieurs appels au président russe Vladimir Poutine, dans lesquels il décrit son conflit avec les autorités municipales actuelles et le chef des services de renseignements secrets. Ces actions audacieuses révèlent les luttes internes pour le pouvoir et les rivalités qui structurent la politique en Russie. Gilles Favarel-Garrigues examine également les mouvements de protestation et la répression gouvernementale qui en découle, décrivant les stratégies utilisées par le régime pour étouffer ces dissidences, telles que l’utilisation de lois restrictives sur l’extrémisme et la propagande, ainsi que la manipulation des médias et la censure en ligne.

  • 4 Howard S. Becker, Outsiders : Études de sociologie de la déviance, trad. J.-P. Briand et J.-M. Chap (...)

9De manière captivante, l’auteur met en évidence comment la propagande russe empiète sur la sphère privée en violant les frontières entre la législation et la vie personnelle. Elle s’immisce dans des domaines intimes tels que les modes de vie « sains », l’orientation sexuelle et les relations familiales, étendant ainsi la dictature de la loi. Les normes des « valeurs traditionnelles » sont promues, favorisant les couples hétérosexuels mariés avec de nombreux enfants, adoptant un mode de vie sobre et sain, tout en étant nécessairement orthodoxes pour renforcer le rôle de l’Église orthodoxe russe. Ces phénomènes sociaux ont donné naissance à la catégorie de « gardiens de la tradition », des citoyens ordinaires, souvent athlétiques et imposants, qui exercent une forme de justice vigilante au nom de la « protection de l’ordre public ». Ils patrouillent dans les espaces publics, imposent la morale et interdisent la consommation d’alcool. Dans cette course démographique en faveur des « familles traditionnelles », la propagande de Poutine effectue discrètement une association entre l’homosexualité, le libéralisme et la pédophilie. Cette approche engendre une culture homophobe qui facilite l’imposition et la propagation d’idées préjudiciables au sein de la société. Cette stratégie vise à renforcer des croyances négatives, contribuant ainsi à un climat de rejet et de préjugés. L’auteur interroge donc la manière dont sont créées ces normes sociales, renvoyant au concept d’entrepreneurs de morale de Howard Becker4.

10Pour conclure, l’analyse approfondie de la Russie dans cet ouvrage offre un éclairage sociologique riche en perspectives et en nuances. Gilles Favarel-Garrigues entame son livre sur une plaisanterie russe selon laquelle Poutine, arrivé au pouvoir en 2000, aurait construit l’horizontale du pouvoir en 2000, puis la verticale du pouvoir en 2001, façonnant ainsi une cage d’acier dès 2002. Si la plaisanterie peut sembler anodine, notamment en ce qu’elle n’utilise pas les notions d’horizontale et de verticale du pouvoir dans le sens conceptuel que leur donne l’auteur, elle est néanmoins signifiante en ce qu’elle retombe sur le concept weberien de la cage d’acier. Gilles Favarel-Garrigues ne le dit pas en ces termes mais en désessentialisant le pouvoir russe, en passant par la comparaison internationale, en nuançant l’idée de verticalité, l’auteur montre que la Russie ne doit pas être pensée comme une exception, et qu’elle peut aussi être comprise à partir de grandes théories issues de la sociologie. La référence à la cage d’acier de Weber illustre ainsi de manière frappante les conséquences sur les individus du pouvoir en Russie, du moins tel que façonné par Poutine. L’image suggère en effet que la structure bureaucratique axée sur le calcul et le contrôle, combinée à l’emprise de Poutine sur le pays, peut limiter les libertés individuelles et maintenir les citoyens dans une situation de contrainte et d’oppression. Ce tableau est néanmoins complété par la mis en évidence des tensions internes au sein du régime et des facteurs qui pourraient éventuellement conduire à son effondrement. L’ouvrage explore également les aspirations démocratiques de la société russe et les mouvements de protestation qui pourraient émerger, proposant ainsi une réflexion approfondie sur l’avenir politique de la Russie.

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Notes

1 Par vertical, l’auteur désigne le pouvoir émanant uniquement de Poutine et de son gouvernement. L’ensemble des outils de gouvernement (droit, justice, médias, finance) seraient alignés aux intérêts du régime. À l’inverse, la notion d’horizontalité vient désigner un pouvoir polycentrique où des agendas multiples coexistent : celui des médias, celui des services secrets, etc.

2 La mention de la « chasse d’eau du Kremlin » est une métaphore utilisée pour désigner un individu chargé de traiter des tâches peu enviables émanant du Kremlin et servant ses intérêts. C’est une référence humoristique illustrant l’accomplissement de tâches subalternes et peu gratifiantes pour le compte du Kremlin.

3 Un muckraker est un journaliste ou écrivain qui enquête et publie des rapports sur des questions de société, souvent liées à la criminalité et à la corruption, impliquant des personnalités politiques, des élus et des acteurs influents du monde des affaires. Ce terme est associé à des écrivains américains importants de la période allant des années 1890 aux années 1930, correspondant à l’ère progressiste aux États-Unis.

4 Howard S. Becker, Outsiders : Études de sociologie de la déviance, trad. J.-P. Briand et J.-M. Chapoulie, Paris, Métailié, 1985.

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References

Electronic reference

Vitalina Dragun, « Gilles Favarel-Garrigues, La verticale de la peur. Ordre et allégeance en Russie poutinienne », Lectures [Online], Reviews, Online since 27 September 2023, connection on 16 September 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/62064

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About the author

Vitalina Dragun

Doctorante en sociologie à l’Institut Polytechnique de Paris, en partenariat avec CREST - Centre de recherche en économie et statistique.

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