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Marjorie Glas, Quand l’art chasse le populaire

Marco Mary
Quand l’art chasse le populaire
Marjorie Glas, Quand l’art chasse le populaire, Paris, Agone, coll. « L’Ordre des choses », 2023, 384 p., ISBN : 978-2-74890-466-6.
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Texte intégral

1En retraçant l’histoire de l’art dramatique depuis la Seconde Guerre mondiale, l’ouvrage met en évidence la progressive marginalisation de la vocation sociale du théâtre au profit de l’héroïsation de la figure du metteur en scène. Pour ce faire, Marjorie Glas s’appuie sur une triple compétence d’historienne, de sociologue et d’administratrice d’une compagnie de théâtre pendant plus de cinq ans. Les ressources mobilisées sont nombreuses et permettent de varier les points de vue des différents acteurs ayant participé au développement du théâtre public depuis 1945 : entretiens avec les metteurs en scène signataires de la déclaration de Villeurbanne en mai 1968, analyses prosopographiques des directeurs de centres dramatiques nationaux (CDN), archives du ministère de la Culture, de différentes compagnies de théâtre et de la presse spécialisée. Comme le rappelle Gérard Noiriel dans la préface, l’analyse critique proposée par l’auteure ne « conduit nullement à nier que le théâtre public puisse remplir un rôle social. Elle nous invite simplement à prendre au sérieux les obstacles auxquels se heurte cet idéal » (p. 15).

2L’ouvrage suit un plan chrono-thématique qui met en avant les effets de l’institutionnalisation du théâtre sur l’éloignement de l’artiste des publics « populaires » tout au long de la seconde moitié du XXsiècle. Le premier chapitre revient sur la période de l’après-guerre en faisant la genèse de l’invention d’un théâtre à vocation sociale, représenté par la figure de l’animateur de troupe. Au sein des compagnies, ce dernier prend en charge non seulement le travail de création mais aussi de médiation auprès du public. Cependant, dès 1959, l’institutionnalisation et la structuration du théâtre par les pouvoirs publics, notamment par André Malraux, ont pour effet de séparer les fonctions de la création, réservée aux théâtres nationaux et aux CDN, de celles de la diffusion et de la médiation, confiées aux maisons de la culture et aux animateurs. Ainsi, la création des maisons de la culture modifie la fonction d’animateur qui passe du statut d’artiste créateur familiarisant les populations locales avec le théâtre au statut de médiateur, éloigné de la création artistique. De plus, à partir des années 1960 s’affirment de nouvelles influences esthétiques développées par les études théâtrales à l’Université et par les critiques de théâtre, notamment dans la revue Théâtre populaire (chapitre II). Les discours d’intellectuels comme Roland Barthes favorisent la focalisation des metteurs en scène de l’avant-garde sur des questions formelles. De même, le développement d’une singularité esthétique de l’artiste encourage l’émergence de spectacles moins didactiques que les créations proposées par les tenants du théâtre populaire d’après-guerre.

3Le troisième chapitre s’intéresse à l’après-mai 1968 dont les évènements politiques opèrent un « renversement des légitimités » (p. 145) : l’affirmation de la radicalité esthétique au nom du peuple. La revendication d’un théâtre subversif et radical aboutit à la disqualification du travail d’élargissement des publics et à la délégitimation de la figure de l’animateur de troupe. Si le parti communiste français (PCF) a longtemps joué un rôle important dans la valorisation d’un théâtre au service des ouvriers, sa posture évolue à la fin des années 1960, alors qu’il relativise le rôle d’animateur au profit de celui de créateur – notamment pour défendre la liberté de création face à la droite montante de Giscard d’Estaing. L’entrée dans les années 1970 constitue un tournant au cours duquel la relation avec le public est reléguée au bas de la hiérarchie théâtrale. Dès 1974, le secrétariat d’État de Michel Guy parachève un modèle du théâtre public où « l’État devient un élément central du dispositif de consécration artistique des metteurs en scène » (p. 203). Le ministère de la Culture devient alors l’organe principal du jugement esthétique en nommant à la tête des différents théâtres nationaux et centres dramatiques les figures du théâtre d’avant-garde – notamment Jean-Pierre Vincent à la tête du Théâtre national de Strasbourg.

  • 1 Fleury Laurent, Le TNP de Vilar : Une expérience de démocratisation de la culture, Rennes, Presses (...)

4Détenteur d’un pouvoir de consécration, le ministère participe également à l’intériorisation chez les artistes de normes culturelles prescrites par l’État (chapitre IV). Créé en 1971, le Syndicat des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) s’impose ainsi comme un intermédiaire privilégié entre les politiques et les artistes. Au détriment des compagnies, des animateurs et du théâtre à visée sociale, ce syndicat patronal dirigé par les directeurs de théâtre devient le garant des normes esthétiques légitimes et consacrées par les pouvoirs politiques. Par ailleurs, l’institutionnalisation du théâtre public participe activement à la création d’un « pouvoir monopolistique » (p. 227) du directeur de théâtre en reléguant la question du public à des enjeux techniques et institutionnels. Face à la désaffection du public et à une réduction du nombre de spectateurs, le gouvernement s’appuie sur la notion de « non-public » qui selon le sociologue Laurent Fleury met au ban le public populaire et participe à son exclusion définitive1.

  • 2 Lizé Wenceslas, Naudier Delphine, Roueff Olivier, Intermédiaires du travail artistique. À la fronti (...)

5À partir des années 1980, de manière concomitante à l’arrivée de la gauche au pouvoir et à l’augmentation du budget accordé au ministre de la Culture, Jack Lang, le théâtre devient une affaire de spécialistes (chapitre V), entre les mains des intermédiaires culturels (programmateurs et médiateurs) et des experts artistiques (à l’université et au ministère). La volonté d’un élargissement du public est remplacée par la figure d’un metteur en scène considéré comme un génie créateur, s’adressant à des spectateurs qui doivent être de plus en plus initiés et avertis. Dans les années 1990, le constat d’un échec de la démocratisation culturelle promu par les socialistes est de plus en plus évident et la légitimité du théâtre public est remise en cause (chapitre VI). L’accroissement du nombre de compagnies de théâtre participe à une « managérisation »2 accrue des enjeux : il faut « opter pour des formes et des contenus susceptibles d’intéresser les programmateurs et de se vendre » (p. 302). Au-delà des compétences artistiques apprises dans les formations initiales, les metteurs en scène doivent acquérir des compétences relationnelles et politiques pour négocier les subventions avec les pouvoirs publics structurés autour des conseillers artistiques des Directions régionales des affaires culturelles (DRAC).

6Le rapport au public a donc nettement évolué : le discours sur les classes sociales a laissé place à une rhétorique du nombre basée sur les chiffres de fréquentation et non sur les catégories sociales des spectateurs. Face à l’homogénéisation du public et à un système économique qui favorise les logiques de notoriété, les tentatives de réactivation d’un théâtre à vocation sociale ont du mal à s’imposer. Finalement, au cours de cette seconde moitié du XXe siècle, quelques figures de grands metteurs en scène profitent de carrières dorées permises par l’institutionnalisation du théâtre. C’est le cas de Jean-Pierre Vincent qui, après avoir dirigé le Théâtre national de Strasbourg, est nommé administrateur de la Comédie-Française, puis devient directeur du théâtre des Amandiers à Nanterre jusqu’en 2001. À la suite de sa retraite du poste de directeur de CDN, son capital relationnel avec les hauts représentants politiques du monde de la culture lui permet de négocier un subventionnement annuel et plus ou moins perpétuel accordé à sa compagnie pour finir sa carrière.

  • 3 Par exemple : Lechaux Bleuwenn, Scènes et répertoires des engagements des mondes du théâtre  : une (...)

7En somme, à travers une enquête ambitieuse reposant sur un important travail de recherche d’archives et d’entretiens, Marjorie Glas démontre que les « classes populaires n’ont pas simplement disparu du monde artistique, mais sont ainsi moins porteuses en termes de consécration et de carrière » (p. 334). Au cours d’un long demi-siècle, les valeurs d’avant-garde soutenues par l’État ont peu à peu remplacé les valeurs sociales revendiquées par le théâtre populaire d’après-guerre. Ainsi, les enjeux historiques et sociologiques de cette transformation sont présentés avec clarté, même si l’ouvrage aurait pu mobiliser davantage les recherches en sociologie politique sur l’engagement des artistes du monde du théâtre et apporter des éléments de comparaisons internationales avec d’autres contextes institutionnels3. Cependant, cette recherche offre une contribution précieuse et essentielle aux études sociologiques et historiques sur le théâtre et plus largement sur les fonctions sociales attribuées au monde de la culture.

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Notes

1 Fleury Laurent, Le TNP de Vilar : Une expérience de démocratisation de la culture, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

2 Lizé Wenceslas, Naudier Delphine, Roueff Olivier, Intermédiaires du travail artistique. À la frontière de l'art et du commerce, Ministère de la Culture – DEPS, 2011. Compte rendu de Camille Dorignon pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/6489.

3 Par exemple : Lechaux Bleuwenn, Scènes et répertoires des engagements des mondes du théâtre  : une comparaison New York-Paris, Thèse de doctorat, Rennes 1, 2011, ou encore Roussel Violaine (dir.), Les artistes et la politique. Terrains franco-américains, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2010.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marco Mary, « Marjorie Glas, Quand l’art chasse le populaire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 juillet 2023, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/61751 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.61751

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Rédacteur

Marco Mary

Doctorant contractuel en sociologie au Laboratoire des sciences sociales du politique (Lassp) / IEP Toulouse.

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