Eric Marquer et Paul Rateau (dir.), Regards contemporains sur la philosophie moderne
Texte intégral
1Le présent ouvrage contient un ensemble de textes issus de deux colloques tenus à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2018 et 2019. Ces textes, écrits par des historiens de la philosophie, mettent en discussion une pensée philosophique de la période moderne, sa reprise par un philosophe contemporain, et le regard critique d’un historien de la philosophie sur cette reprise. On pourrait alors s’attendre à un recueil entièrement critique. L’historien de la philosophie étant très attentif à la lettre et au contexte de l’œuvre originale, il semble en effet condamné à regarder avec méfiance ces reprises qui introduisent certains décalages et contresens. Cependant, là n’est pas l’intention des auteurs du recueil. Dans son introduction, Paul Rateau invite à ne pas limiter ces reprises à un travail de ventriloque ou de « voleur, faussaire, contrebandier » (p. 6). S’il faut rester vigilant à l’égard de ces décalages, ils peuvent se révéler féconds. Car en étant moins attentive à la lettre du texte, à la cohérence du système philosophique de l’auteur et au contexte historique, une reprise philosophique peut révéler dans une œuvre une nouvelle « potentialité qu’elle recèle » (p. 9). C’est probablement à ce prix qu’une pensée du passé garde pour nous un caractère vivant, et ce recueil vise à présenter de telles reprises fécondes, sans pour autant oublier de signaler les distorsions (voire les contresens) que ces lectures infligent au texte original. La question du degré de liberté qu’on peut s’autoriser vis-à-vis des œuvres du passé reste ainsi ouverte, laissant chaque contribution parler pour elle-même. Ce faisant, tout l’enjeu est d’évaluer ce que de telles reprises apportent à la philosophie et à son histoire.
2Précisons d’emblée que notre compte-rendu ne pourrait rendre justice à l’ensemble des dix-sept contributions présentes dans ce recueil. Par conséquent, nous souhaitons plus modestement en évoquer quelques-unes qui nous paraissent révélatrices de l’esprit d’ensemble, afin de donner au lecteur potentiel une idée de ce qu’il pourra y trouver. Nous distinguerons ainsi trois types de contributions qui ont retenu notre attention : d’abord celles qui effectuent des portraits philosophiques d’auteurs du passé, puis celles qui s’interrogent sur les potentialités d’une pensée du passé, et enfin celles qui questionnent les catégories dont dispose l’historien pour aborder la période moderne. Cela étant, ce découpage reste bien sûr schématique, et de nombreux textes mêlent toutes ces dimensions.
- 1 Cf. Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les « Pensées » de Pascal et (...)
- 2 Cf. Louis Marin, La critique du discours. Sur la « Logique de Port-Royal » et les « Pensées » de Pa (...)
- 3 Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
- 4 Se référer en français à Quentin Skinner, Visions politiques. Volume 1 : Sur la méthode, Genève, Dr (...)
3Certaines contributions s’attachent principalement à comparer une ou plusieurs lectures d’un même philosophe moderne, afin de montrer comment elles peuvent produire des portraits philosophiques souvent très éloignés des intentions originelles de l’auteur. Intitulé « Qu’est-ce qu’être pascalien », l’article d’Éric Marquer s’interroge sur la dénomination d’« âge classique » et note que, à la suite de Foucault, on a eu tendance à en faire un « siècle de l’ordre et de la raison, de la grammaire et de l’enfermement » (p. 150). Éric Marquer critique cette vision foucaldienne, en soulignant qu’elle est finalement assez sélective : elle accorde par exemple une place centrale à Descartes, mais oublie assez vite un auteur comme Locke, qui a une vision de la folie bien différente, et fait apparaître Pascal comme dissident face à l’avancée de la rationalité. Cela étant, si la perspective de Foucault est biaisée, elle est révélatrice d’une critique de la modernité développée à partir des années 1960-1970, dans laquelle Pascal va jouer le rôle central de figure subversive. En cela, une telle vision de l’âge classique nous en dit en fait beaucoup sur un certain « moment » de l’historiographie française. Dès lors, l’auteur s’intéresse à trois reprises de la figure pascalienne : le « Pascal tragique » de Lucien Goldmann1, le « contre-modèle » de Louis Marin2 et la lecture critique de Pierre Bourdieu3. Cette triple lecture permet à Éric Marquer, en plus de souligner les décalages de ces lectures de Pascal, de réfléchir à la notion d’« intention » en histoire de la philosophie, et ainsi d’engager un dialogue critique avec le contextualisme de Quentin Skinner4. Contre ce dernier, Éric Marquer avance en effet que de telles lectures, en attirant notre attention sur les « aspects les plus saillants de l’œuvre » (p. 166), montrent que les écrits d’un auteur peuvent entraîner des conclusions qu’il n’avait probablement pas lui-même envisagées.
- 5 Cf. Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin, 1962, chapitre 4.
- 6 On pourra trouver de plus amples développements à ce sujet dans le livre de Elodie Cassan, Le langa (...)
4D’autres contributions insistent sur les nouvelles voies ouvertes par les lectures contemporaines, malgré leurs contresens. Dans son article « De quelle linguistique Descartes est-il le nom ? », Elodie Cassan revient sur le syntagme de « linguistique cartésienne » développé par Noam Chomsky. Il ne s’agit pas ici de dédouaner Chomsky de certains contresens sur Descartes : la « linguistique » cartésienne telle qu’il la décrit paraît effectivement introuvable en tant que domaine distinct chez Descartes. Mais cela ne l’empêche pas de bien saisir les enjeux anthropologiques et linguistiques de sa vision du langage (p. 93). La lecture de Chomsky permet ainsi de poser à nouveaux frais la question de la place de la rhétorique chez Descartes, contre la vision d’une « philosophie sans rhétorique » que défendait Henri Gouhier5. En effet, une réflexion sur le langage et la rhétorique est bien présente chez Descartes, quoiqu’elle soit inséparable d’une étude des idées. Pour être précis, le langage est vu comme « véhicule d’un contenu mental potentiellement infini » (p. 93), ce qui implique que l’on ne peut plus séparer langage et raison, car la raison elle-même a un langage. En outre, Chomsky attire notre attention sur le fait que, chez Descartes, le véritable enjeu du langage est sa dimension anthropologique : il s’agit de déterminer ce qui, chez l’homme, est de l’ordre du mécanisme et de la liberté, de l’intériorité et de l’extériorité. C’est donc un bon exemple d’une lecture fautive du point de vue de l’historien, mais qui pourtant ouvre des perspectives fécondes en faisant découvrir de nouvelles potentialités dans l’œuvre de Descartes6.
- 7 Cf. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Paris, Hermann, 1975 [1830], tome 2, p. 445.
5Enfin, d’autres contributions reviennent de manière critique sur certaines dénominations utilisées pour décrire la période moderne. Par exemple, l’article de Bertrand Binoche sur les « Positivités des lumières » propose d’attaquer une vision assez commune de la période des Lumières comme un « après » l’âge classique, qui ferait pâle figure par rapport à celui-ci. On retrouve ici la volonté des auteurs du recueil d’interroger de manière critique les relectures du passé, mais cette fois appliquée à la vision d’une période entière de l’histoire. En effet, pour un ensemble d’auteurs comme Auguste Comte, les Lumières ne constitueraient qu’un « interrègne philosophique »7, où la figure classique du philosophe se serait dissolue en un ensemble de personnages plus ou moins recommandables : littérateurs, écrivains, etc. Or une telle vision persiste aujourd’hui, comme on peut le voir à la rareté des auteurs des Lumières présents à l’agrégation de philosophie. Face à cette reprise dont nous sommes encore aujourd’hui dépendants, Bertrand Binoche propose de redéfinir les Lumières dans leurs positivités, comme geste philosophique : combattre le préjugé, écraser l’infâme. Il parvient ainsi à dépasser le caractère surprenant des formes littéraires employées par les penseurs de l’époque (pamphlets, dialogues, contes, etc.), qui pourrait mener le lecteur à reléguer ces écrits au rang de curiosités littéraires, sans saisir les apports positifs des Lumières. Aussi, Bertrand Binoche défend avec vigueur la richesse de cette approche. Selon lui, elle pourrait s’appliquer à toute l’histoire de la philosophie, en débusquant à la fois des topoï emprisonnant la pensée et des alternatives enfouies dans les « ténèbres de l’érudition » (p. 328). Une bien belle manière de décrire le contenu de cet ouvrage collectif, dont la richesse des contributions et la charge critique montrent à quel point la philosophie moderne reste vivante pour nous.
6En conclusion, on pourrait seulement regretter le caractère assez court de certains textes, qu’on aurait aimé voir plus développés. Mais cela se trouve compensé à la fois par la quantité et la variété des contributions de l’ouvrage, qui nourrissent aussi bien des réflexions intra-disciplinaires qu’interdisciplinaire. Car plusieurs contributions vont au-delà de la philosophie, abordant des reprises en droit, en sciences cognitives, et plus largement en sciences humaines. Cette variété permet ainsi, bien au-delà des frontières disciplinaires, d’apprécier la grande richesse de la philosophie à l’âge moderne.
Notes
1 Cf. Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les « Pensées » de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955.
2 Cf. Louis Marin, La critique du discours. Sur la « Logique de Port-Royal » et les « Pensées » de Pascal, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
3 Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
4 Se référer en français à Quentin Skinner, Visions politiques. Volume 1 : Sur la méthode, Genève, Droz, 2018 ; compte rendu de Fadi El Hage pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.33263.
5 Cf. Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin, 1962, chapitre 4.
6 On pourra trouver de plus amples développements à ce sujet dans le livre de Elodie Cassan, Le langage de la raison. De Descartes à La linguistique cartésienne, Paris, Vrin, 2023.
7 Cf. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Paris, Hermann, 1975 [1830], tome 2, p. 445.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Thibault Vareilles, « Eric Marquer et Paul Rateau (dir.), Regards contemporains sur la philosophie moderne », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 juillet 2023, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/61741 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.61741
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